Introduction

La famille est la cellule de la société humaine. Dès l'apparition de l'humanité, la famille humaine a connu diverses morphologies sociales influencées en grande partie, selon l'ère historique, par les mythes, les croyances et les religions.

Le patriarcat (qui succède au "matriarcat") apparaît au néolithique, entre -5000 et -3000, dans des circonstances qui sont encore mal connues (sinon l'invention de l'agriculture). En revanche, une hypothèse philosophique lie ce passage au "patriarcat" à la prise de conscience de l'homme de son rôle dans la procréation (l'homme croyait que les dieux sont les co-géniteurs de la femme).

Le patriarcat se rapporte à un système social qui voit l'homme accéder au statut de pater familias, soit à celui de dépositaire de l'autorité au sein de la famille, tant au sens large de clan familial qu'au sens plus restreint de cellule familiale. La perpétuation de cette autorité à travers la tradition patriarcale passe notamment par la transmission du patronyme et implique la subordination des femmes au membre masculin recueillant cette autorité qu'est le père, le mari ou à défaut le frère. Impliquant la domination d'un sexe sur l'autre, il s'agit d'un système sexiste fondé sur la discrimination. Le patriarcat réduit l'être de la femme à la seule maternité et à ce qui l'entoure.

Quand l'Homme prend conscience de sa propre existence, il commence à établir une relation avec soi-même en tant qu'Homme-individu : "Connais-toi toi-même" (Socrate). En parallèle, l'Homme commence à prendre conscience de l'existence d'autrui et de sa relation avec les autres, d'où l'émergence du système familial et social.

Pour le but d'organiser sa vie privée et sociale, l'Homme a eu recours à sa conscience humaine (le syllogisme d'Aristote) 2 centrée autour de trois axes : l'Axiome, le Postulatum et le Critérium.

Ces trois axes, autour desquels se centralise la conscience humaine, sont soumis à des équivalences issues de l'interaction entre les règles sociales (mœurs, coutumes et traditions) et les sciences découvertes.

Autrement dit, la société dont les règles sociales (critérium) n'adoptent pas les évolutions et les expériences scientifiques mondialement reconnues (Postulatum) soumises à la logique (Axiome) est condamnée à l'archaïsme.

Lorsque l'Homme commence à découvrir les dieux, un système, que l’on peut qualifier de « Totem », a eu lieu. Selon une philosophie orientale, la trinité sacrée - base philosophique de toutes les croyances - émerge : Le premier élément est l'invisible (Dieu), le deuxième est visible (le prophète) et le troisième constitue les règles sociales fondées par le second.

L'histoire humaine a connu divers "Totems" dont deux sont considérés comme les plus importants :

  • "RA" : Dieu du Soleil – Lumière – Chaleur, connu avec le pharaon AKHENATON.
  • "EL" - Dieu des Phéniciens – Dieu de la Terre – Amour – Paix, connu par sa devise suivante : "semez la terre par l'Amour et arrosez-la par l'eau de la paix".

Du Totem aux Religions :

La trinité juive : Yahvé (Dieu invisible), Moïse (prophète visible) et la Torah (en fonction de laquelle sont déterminés les règlements sociaux, dont les règlements de la famille et du mariage).

Ensuite, la Sainte trinité théologique chrétienne : Dieu (Père,Fils,Saint-Esprit) l'invisible, le Christ (le visible) et la Bible (les règlements sociaux).

À la fin, la trinité musulmane : Dieu le plus Grand (invisible), Mahomet (le prophète) et le Coran qui règle la vie sociale des Musulmans dont la vie familiale et le mariage.

Quelles que soient leurs différences dogmatiques, ces trois Religions : juive, chrétienne et musulmane, restent identiques dans le fait qu'elles sont monothéistes croyant à l'unicité de Dieu.

‘"Nous croyons en Dieu, à ce qui nous a été révélé, à ce qui a été révélé, à Abraham, à Ismaël, à Issac, à Jacob et aux tribus ; à ce qui a été donné à Moïse et à Jésus ; à ce qui a été donné aux prophètes, de la part de leur Seigneur. Nous n’avons de préférence pour aucun d’entre eux ; nous sommes soumis à Dieu » (Coran, image de la vache, 136). ’ ‘"Les Hommes, enfants de Dieu, sont formés d'une seule pâte, et les religions qui diffèrent par leurs manières, cherchent un seul but et un seul espoir. Les religions d'Abraham, de Moïse, d’Issa et de Mahomet constituent une seule religion" (Al HAJJ, p.290). ’

Le Dieu des trois religions monothéistes a poussé l'humanité à se servir du verset religieux comme critérium social (prémisse majeure) pour régler la société.

Il est vrai que l'Amour est à la base de ces trois Religions mais les prémisses majeures diffèrent toujours d'une religion à l'autre. À titre d'exemple, la polygamie avec Mahomet et la monogamie avec jésus (Prémisse majeure).

Ainsi, dans une même société, les lois sociales basées sur les prémisses religieuses ne peuvent être qu'une source essentielle de l'inégalité sociale dans la population. Une musulmane est obligée de supporter une situation de polygamie autorisée par la loi religieuse musulmane; et une chrétienne catholique devra assumer sa situation de femme mariée religieusement parce que la loi religieuse catholique interdit le divorce 3 .

La différence de la prémisse majeure entre les trois secteurs de la religion d'Abraham a engendré trois types de familles théocratiques : famille juive, chrétienne et musulmane.

La religion d'Abraham est théocratique dans les deux secteurs : musulman et juif : elle est à la fois Religion et Etat. L'Etat est un moyen et la Religion, un but. Mais les pratiques politiques ont inversé l'équivalence : la Religion s'est transformée en moyen et l'Etat en but. Cette situation a engendré des guerres destructrices entre les trois religions. La révolution, contre la théocratie d'Abraham, a affaibli le concept de l'Amour qui est à la base des trois religions.

‘"Les principes de l'Islam visent l'organisation de la relation du sujet avec le groupe, et la montée de la vie de tous vers la liberté, la dignité, le repos et la paix" (MAGHNI, p.153).’ ‘"Aimons-nous les uns les autres parce que l'Amour est un don de Dieu, et celui qui aime est né de Dieu, parce que Dieu est Amour" (Jean 4 : 7-10).’ ‘"Aime ton prochain comme tu t’aimes toi-même; Tu ne tueras pas; Tu ne commettras pas d'adultère; Tu ne voleras pas; Tu ne feras pas de faux témoignage contre ton prochain"(parmi les dix commandements de Dieu donnés à Moïse).’

En revanche, la pratique politique a déformé les principes religieux à un point qu'elle s'est transformée en source de guerre entre les trois religions. Beaucoup de politiciens dans le monde ont essayé et essaient toujours des stratégies diverses pour endiguer ce phénomène : tantôt des stratégies diplomatiques et politiques, tantôt des guerres féroces, etc. mais les guerres continuent de toucher tous les cœurs et les esprits humains, si bien dont dans presque tous les pays du monde, “l'ennemi" pourrait avoir comme synonyme "autre religion".

Et le Liban, le pays des Cèdres et des Phéniciens, le pays du Logos et de l'Alphabet était  et demeure toujours la proie de ces guerres religieuses malgré sa constitution naturelle : la mosaïque religieuse.

Comment échapper à cette réalité destructrice ? le mariage mixte interreligieux fait partie des solutions.

Ainsi, j'ai essayé dans cette recherche de regarder le mariage interreligieux dans la société libanaise. La recherche traite de la mixité conjugale entre musulmans et chrétiens. Je regrette de ne pas pouvoir traiter les mariages mixtes avec la religion juive, vu la situation politique difficile et instable au Moyen-Orient et précisément au Liban. Ce sujet reste un sujet sensible où aucun Juif (ve) marié (e) avec une personne musulmane ou chrétienne n'ayant le courage de se déclarer juif.

Aujourd'hui, sous l’influence de la Charte des droits de l'Homme, les mariages mixtes perdent de plus en plus leur caractéristique de catastrophe sociale, pour se transformer en signe concret de la liberté humaine.

"À partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. La famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'Etat." (Article 16 - Charte des droits de l'Homme).’

Cependant, dans la société libanaise, la situation n'est pas si simple. Avec la constitution religieuse multiculturelle, composée de dix-huit communautés confessionnelles – chaque communauté définit "son étranger". La société libanaise essaie – avec beaucoup de difficultés et d'obstacles – de vivre l'interculturalité. Une tâche pas facile à réaliser, vu les résidus issus de l'histoire individuelle et collective du pays. Les relations intercommunautaires sont bien compliquées; les contacts entre les communautés sont satisfaisants tant qu'ils ne touchent pas au secteur privé.

Ainsi, dans les mariages mixtes, le concept de "mixité" est directement lié à la confession et/ou à la religion; et "l'étranger" dans le couple est le partenaire n'appartenant pas à la communauté religieuse du partenaire-locuteur.

En conséquence, les couples mixtes rencontrent pas mal de difficultés dans la société libanaise. Ce type de mariage casse la forme habituelle de l'union homme/femme.

La question se pose ainsi : Comment la différence religieuse est-elle réglée au sein du couple mixte musulman/chrétien au Liban ?

A partir de cette question la problématique surgit :

a) Problématique

Au Liban, prédomine une répartition des individus et des groupes selon leurs appartenances religieuses. Le groupe religieux "en soi" devient alors une communauté "pour soi" en luttant pour sa propre existence et pour sa propre identité religieuse et culturelle. L'emprise de la religion est devenue très forte au sein de chaque groupe religieux et de chaque individu libanais au niveau de la conscience, de l'éducation, de la culture et de la société.

L'Etat est lié fondamentalement à la reconnaissance de la diversité et de la pluralité religieuse de la société libanaise. Le statut civil varie d'un citoyen à l'autre selon sa communauté religieuse.

Le pluralisme législatif est l'un des aspects du pluralisme communautaire. La division des Libanais en communautés religieuses reconnues, a engendré la constitution des entités juridiques ayant, chacune, son droit et ses tribunaux en matière de statut personnel.

Le régime du statut personnel a donc pris les traits du confessionnalisme; il existe un cadre juridique de statut personnel spécifique à chaque communauté religieuse. Le mariage diffère, ainsi, d'une communauté à l'autre.

En conséquence, le mariage, normalement un choix privé, reste confronté à des décisions et à des contraintes imposées par le contexte socioculturel et par les références à la symbolique multiconfessionnelle.

Tant que les mariages se contractent entre des partenaires appartenant à la même confession, le problème ne se pose pas. En revanche, les mariages mixtes - dont les deux partenaires sont de religions différentes, notamment l'Islam et le Christianisme (même de confessions différentes) 4 - posent un grand problème dans la société libanaise, voire une catastrophe sociale.

Le couple chrétien/musulman est considéré comme un couple hors norme. Il est souvent exposé aux confrontations de la composition multiconfessionnelle de la société libanaise. Il met en relief la complexité de la constitution multiconfessionnelle de la société libanaise; il est même une société libanaise en miniature dans laquelle les conflits interreligieux surgissent.

Dans le couple mixte - chrétien/musulman - on parle d'un contact de deux religions - l'islam et le christianisme - donc, d'un contact de deux cultures différentes, voire du culturel, car ce ne sont pas les religions et les cultures qui sont en contact, mais des êtres en chair et en os. En ce sens, on considère les deux conjoints comme les représentants de telle ou telle religion.

Dans la société libanaise, il s'agit d'un sujet "musulman" en contact quotidien avec un autre sujet "chrétien"; avec tout ce qu'ils ont, tous les deux, comme préjugés, stéréotypes et représentations sur l'Autre différent et étranger, malgré l'union du mariage.

Pour rendre ce contact culturel moins traumatisant, pour faire face aux conflits qui peuvent surgir, pour lutter contre le poids de "l'extérieur" et mieux gérer "l'intérieur", les couples mixtes utilisent des stratégies adaptées au poids de l'appartenance confessionnelle afin de mieux vivre leur mixité.

En conséquence, les individus se livrent à des négociations de leurs appartenances, fondées sur le traitement dialectique des similitudes et des différences qui les rapprochent et/ou les éloignent des groupes qu'ils cherchent à rejoindre et/ou à fuir, au moyen des procédés complexes que sont les "stratégies identitaires".

Ainsi, plusieurs hypothèses peuvent surgir, mettant en relief les stratégies adaptées par le couple libanais, musulman/chrétien, afin de régler la différence de leur appartenance religieuse.

b) Hypothèses

Je propose une hypothèse principale et deux hypothèses secondaires.

  • Hypothèse principale

Les communautés religieuses au Liban, et précisément les communautés musulmanes et chrétiennes, partagent le même terrain libanais, mais, elles sont juxtaposées.

L'histoire du Liban, ancienne et moderne, basée sur le confessionnalisme politique nourrit le conflit entre les communautés, et crée des cantons hostiles qui finiront par détruire tout lien entre elles. Le confessionnalisme les enferme chacune dans son cocon, et nourrit entre elles les sentiments de jalousie, de frustration et de concurrence malsaine.

En conséquence, le couple mixte, chrétien/musulman, issu de la société libanaise, reproduit, consciemment ou inconsciemment, ce qui se passe en société. La stratégie interculturelle est loin d'être choisie comme moyen de régulation de la différence religieuse dans le couple mixte. Il s'agit du "contact" avec Autrui, chargé de peur et de méfiance à son égard, à l'égard de cette différence religieuse et culturelle collée à sa peau.

Normalement, le couple mixte, qui pourrait être une image concrète de l’ouverture et de la liberté, rencontre d’énormes difficultés liées en grande partie à l’environnement social. Dans certains couples, cette situation pourrait nuire à la qualité de relation entre les deux partenaires.

Les préjugés et les stéréotypes, envers l'autre religion différente, sont ancrés dans les esprits; et privent souvent les deux conjoints d'une ouverture libre et confiante vers l'autre. Chacun risque d’enfermer son conjoint dans un cadre catégoriel précis, il peut l'emprisonner dans une catégorie tissée soigneusement par ses représentations héritées depuis sa conception.

Il y a un risque pour chaque partenaire de se laisser guider aveuglément par les idées toutes faites reçues de sa société : Tout ce qui concerne "son" groupe, « sa » communauté est positif et à adopter sans discussion; et tout ce qui concerne le groupe, la communauté de son conjoint, est négatif et à rejeter.

Le fait de valoriser "soi-même" et son appartenance communautaire et de dévaloriser l'autre et son appartenance communautaire, constitue un énorme obstacle dans le couple chrétien/musulman au Liban, un obstacle pour la connaissance de "soi" et de "l'autre", pour la connaissance de "sa" religion et de la religion de "l'autre".

Ainsi, toute interaction entre les deux partenaires risquent de se paralyser. Chaque conjoint peut refuser d'entrer en communication avec son partenaire et rejeter en conséquence sa communauté. Ses idées fixes reçues, sans le moindre recul, peuvent se multiplier, alimentées par une affectivité surchargée par des préjugés et des stéréotypes.

Cette position renfermée peut créer une énorme étrangeté au sein du couple; elle peut se développer en détruisant toute possibilité de dialogue, et toute ouverture à une rencontre interculturelle.

En conséquence, on se demande si la stratégie interculturelle peut prendre sa place un jour au sein des couples libanais chrétien/musulman. Vivre ensemble, épouse et époux, Musulman (e) et Chrétien (e), au-delà de toutes les considérations confessionnelles et religieuses catégorisées par cette société libanaise qui souffre. L'appartenance confessionnelle risque d’étouffer toute communication interculturelle dans le couple mixte; elle risque d’œuvrer quotidiennement à augmenter les différences et le sentiment d'exclusion parmi eux.

Dans la communication interculturelle, il y aura une reconnaissance du partenaire différent. Les partenaires, disjoints au départ, vont, à travers cette reconnaissance, provoquer la dynamique de cette conjugalité. Ces partenaires savent ainsi qu'ils sont des époux appelés à partager leurs milieux sociaux, leurs cultures et leurs religions respectives.

Cette conjugalité des deux cultures différentes donne naissance à une nouvelle relation, une relation créatrice d'un nouveau regard sur l'autre. Dans sa singularité signifiante, le partenaire devient quelqu'un pour l'autre.

Il s'agit, ainsi, d'une façon particulière, de vivre avec l'autre différent. Cela suppose une volonté de surmonter les obstacles de communication qui résultent de la différence culturelle pour profiter, au contraire, des richesses de l'autre; et représente la capacité et la volonté de l'individu de relativiser sa propre culture et de l’enrichir au contact d'autrui.

À partir de cette hypothèse principale, qui explique la difficulté de vivre la stratégie interculturelle dans la vie des couples libanais chrétien/musulman, deux hypothèses secondaires surgissent. Elles essaient d'expliquer les principales stratégies utilisées par ces couples mixtes pour faire face à leur divergence religieuse.

  • Hypothèses secondaires

Chaque couple peut développer une stratégie qui lui donne une possibilité de gérer sa différence culturelle. Au Liban, deux stratégies sont supposées le plus adopté dans les couples mixtes chrétien/musulman.

- Dominant / Dominé : L'idée même que les différences entre les conjoints aient à être négociées, ne s'impose pas de la même manière à tous les couples mixtes. Comme dans tous les couples, se pose dans le couple mixte le problème du pouvoir.

Dans certains couples mixtes libanais, on parle de la domination d'une culture sur l'autre, d'une religion sur l'autre. En fonction de cette domination culturelle s'organise la vie à deux et plus tard la vie familiale. En particulier, la gestion de l'argent, la vie sexuelle du couple, l'ajustement des activités, l'éducation des enfants et leur avenir...

Chaque partenaire ayant ses propres conceptions quant à ces divers points, et ses valeurs de références personnelles, les sujets de désaccord ne manquent pas et la relation risque de tourner souvent à l'épreuve de force. Il existe chez les êtres un besoin fondamental d'exercer une influence sur les autres. Difficile par conséquent, dans une relation, - et surtout dans un couple mixte qui ne partage pas souvent les mêmes valeurs – de n'être pas tenté d'influencer l'autre, ou, pire, de le dominer.

Cette domination, qui vise à maintenir l'autre en dépendance et à lui imposer désirs et idées, est souvent acceptée par le dominé, au nom de l'amour ou de la pression sociale. Elle s'exerce la plupart du temps au profit de l'homme : le conjoint le mieux placé naturellement dans la société libanaise qui reste une société patriarcale.

En effet, le conjoint tenu socialement pour inférieur, intériorise au mieux les valeurs de l'autre, pour pouvoir, malgré tout, tenir sa place. Il cherche donc à intérioriser les modèles culturels de la famille de l'autre dans laquelle il est entré. Le dominant ira jusqu'à persuader son conjoint que ce qu'il pense et sent n'est pas juste, ni bon. Désorienté, le dominé ne sait plus que penser ni ce qu'il a à faire. De toute façon, le dominant, passant par-dessus les protestations du premier, lui fera faire ce qu'il veut. À force, le dominé risque de ne plus exister pour lui-même.

Cette domination d'une culture sur l'autre crée un sentiment de frustration et de haine envers le dominant et envers sa culture. Le dominé perd toute chance d'expression et de réalisation de soi. La culture de l'autre devient, en conséquence, une source d'étouffement au lieu d'être source d'ouverture, d'épanouissement et d'enrichissement.

La vie à deux entraîne inévitablement une lutte pour le pouvoir, des conflits et des épreuves de force. C'est alors qu'elle va engendrer moult insatisfactions, déceptions, ressentiments, colères et blessures, qui sont autant de polluants de la conscience et de la relation. Certes, il n'y aura pas forcément de conflits violents, d'oppositions marquées, mais à l'intérieur des êtres, quelle gangrène !

D'une part, la soumission n'est jamais totale : la révolte gronde dans le cœur de la personne soumise. Elle se traduit par des mauvaises humeurs, des contestations larvées, des refus, etc. Et la révolte se nourrit des attitudes répressives répétées du dominant - dévalorisation, refus d'entendre les besoins, etc. - et des angoisses et blessures qui en résultent.

Le couple conjugal religieusement mixte devient donc un lieu de conflits et de rivalités culturels : le dominé revendique ses droits à la reconnaissance et à la singularité et le dominant continue à ignorer l'identité culturelle de l'autre pour conserver son pouvoir.

Ce terrain conjugal réactive les préjugés et les stéréotypes emmagasinés contre la culture étrangère : le dominé éprouve un sentiment de rejet envers la culture dominante; et le dominant développe de plus en plus le sentiment de mépris envers la culture dominée de son conjoint. Il s'agit d'une véritable incarnation de cette "catégorisation sociale" dessinée dans les esprits.

- Écarter la différence : "Neutraliser" la source du conflit est une stratégie pas mal utilisée par certains couples chrétien/musulman au Liban.

Pour éviter la confrontation des deux cultures, des deux religions, les conjoints choisissent de mettre à part la cause de leurs disputes. Même si leur croyance et leur pratique religieuses comptent pour eux, ces couples œuvrent à les suspendre au profit de leur vie de couple (au moins en apparence). On parle ainsi de l'avortement systématique de la dispute ou du conflit : il s'agit de la mise sous silence. On fait taire toute tension, on ignore poliment la cause du conflit; un silence ouaté s'est établi.

Ce sont principalement les peurs qui interdisent aux partenaires de se dévoiler, de demander, de s'exprimer. Crainte de perdre le contrôle de soi-même, ou de l'autre, ou de la relation. Peur d'être submergé par des émotions, des sentiments déclarés ou supposés inavouables. Peur de décevoir, d'être rejeté, moins aimé, de tout gâcher, de prononcer des paroles irrémédiables, décisives. Peur pour l'avenir de la relation, crainte de prononcer des mots sincères, tout simplement. Peur des conséquences possibles de l'interaction directe.

"Je" et "Tu" se taisent pour protéger un "Nous" que les conjoints veulent toujours harmonieux, apaisé et apaisant.

Les partenaires fuient donc systématiquement l'idée qu'ils puissent être différents. Convaincus qu'une différence ne peut qu'engendrer de dangereux désaccords, ils persistent dans leur silence pour maintenir l'illusion de la similarisation.

Dans ces situations, les deux partenaires craignent aussi bien de parler ouvertement que d'entendre des messages clairs. La parole est censurée parfois à un point comme les pensées et les sentiments sont tout simplement désavoués, reniés, déniés ou distordus selon les croyances de chacun. Ils choisissent de n'aborder que des conversations à bas risques, sur des sujets qui n'entraînent pas de gêne particulière.

Pourquoi faudrait-il prendre des risques ? Nier les difficultés et faire comme si elles n'existaient pas; se conforter dans le déni, est le meilleur moyen de les éviter.

En revanche, cette paix apparente, cette peur du désaccord, ces non-dits, ces non-résolus, ces non-dénoués, ces non-conclus sont autant d'imperceptibles affects qui peuvent venir alimenter la rancœur et vider le sentiment amoureux. On a failli résoudre, mais on a éludé.

Il est important de signaler que cette stratégie est souvent choisie par le couple lui-même; les deux conjoints adoptent ensemble cette stratégie. Ni domination, ni soumission, le couple décide consciemment ou inconsciemment d'éviter le problème et vivre "en paix".

Ces couples religieusement mixtes parlent souvent de "neutralité" par rapport à la religion, ils peuvent même se définir comme "areligieux". Dans une telle société - la société libanaise – autant ancrée dans la religion, peut-on échapper à une influence religieuse minime ou carrément même à une appartenance confessionnelle ?

Afin de tester les hypothèses, un cadre méthodologique a été mis en place.

c) Cadre méthodologique

j'ai choisi un ensemble d'outils complémentaires et des techniques vivantes.

  • Niveaux de recherche

Il est bien connu que toute recherche a ses trois niveaux : le niveau géographique, le niveau humain et le niveau temporel.

  • Le niveau géographique

La recherche a été effectuée au Liban : au Sud, au Nord, à l'Est, à l'Ouest et dans la capitale Beyrouth.

L'enquête est menée dans des régions musulmanes, chrétiennes et mixtes; je cite quelques régions : Zahlé (dans l'Ouest), Akar et Tripoli (dans le Nord), Sidon (dans le Sud), Btighrine et Dhour Chweir (dans l'Est); Jounieh et plusieurs régions de Beyrouth. Il faut noter que j’ai rencontré une difficulté pour classifier « religieusement » les régions libanaises à cause de la proximité géographique et le mélange populaire entre chrétiens et musulmans.

  • Le niveau temporel

L'enquête sur terrain a été effectuée en fin d'année 2005, elle a duré presque trois mois et demi. En cette période, le Liban a connu une instabilité politique et un état d'insécurité à la suite de l'assassinat du Premier ministre HARRIRI, d'où une difficulté supplémentaire.

  • Le niveau humain

L'enquête a été menée auprès des couples mixtes chrétien/musulman ou auprès des conjoints, musulmans ou chrétiens, issus des couples mixtes. On entend par chrétien, toute personne qui appartient à la communauté maronite, orthodoxe, catholique. Et l’on entend par musulman, toute personne qui appartient à la communauté sunnite, chiite ou druze

Notons que les Druzes au Liban se présentent comme musulmans, mais les Sunnites et les Chiites refusent leur appartenance à l'Islam. En revanche, la loi libanaise les considère comme musulmans et dans notre recherche, je les considère également comme musulmans.

J’ai choisi ces communautés religieuses parmi d'autres, parce que, selon l'ancien recensement de l'Etat libanais, elles sont considérées comme les principales communautés religieuses du Liban. Il est important de noter que, depuis 1932, aucun recensement officiel n'a eu lieu au Liban pour des raisons politiques.

Je procède maintenant à l'identification des instruments de recherche et des techniques adoptées au recueil des données.

  • Techniques vivantes

Pour cette recherche, j'ai eu recours à diverses techniques vivantes : une enquête par questionnaire et des récits de vie.

  • Le questionnaire

Il comprend un ensemble de questions fermées et semi-ouvertes auxquelles les partenaires enquêtés sont appelés à répondre individuellement. Les partenaires d'un seul couple sont appelés à remplir séparément un questionnaire, pour le but d'éviter le plus possible toute pression de la part du conjoint.

Les exemplaires ont été distribués, par le biais :

  • des centres sociaux qui sont en contact direct avec les couples mixtes;
  • des écoles – privées et publiques - dans lesquelles j’ai choisi les élèves (en consultant les registres scolaires), enfants des couples mixtes. Notons que sont nombreux les directeurs qui ont refusé de mener cette enquête au sein de leur école, par peur de traiter le sujet de la mixité religieuse des parents avec les élèves et même avec les parents concernés eux-mêmes;
  • Des chefs religieux, musulmans (Imam) et chrétiens (Evêques, prêtres) qui sont en relation directe avec les couples mixtes dans leur quartier, le mariage étant exclusivement religieux au Liban.

"La mixité religieuse dans le couple" étant considérée comme un sujet tabou dans la société libanaise, j’ai mené difficilement cette recherche. J’ai réussi à remplir 176 questionnaires, en me basant sur un échantillon empirique. Les réactions des enquêtés ont été généralement satisfaisantes. Cependant, un grand nombre de personnes – surtout les hommes - ont refusé d'être enquêtées parce que le sujet est vu comme très personnel.

Le questionnaire comprend des questions de faits 5 et d'autres d'opinion 6 , les unes fermées 7 , les autres semi-ouvertes 8 , directes 9 , ou indirectes 10 , une variété dont l'objectif est de fournir à l'enquêté l'occasion de se révéler et de communiquer son opinion avec clarté et précision.

Les questions fermées ont été précodées, tandis que les questions semi-ouvertes ont été post-codées. Une fois le codage terminé, j'ai procédé au dépouillement des données. J'ai utilisé le logiciel Sphinx-Moscarola – 1990-2000 – qui m'a été d'une grande utilité. Ce programme m'a aidée à la construction des tableaux à simple et à double entrée. Suivant que les données sont qualitatives ou quantitatives, j'ai employé l'analyse de contenu ou celle qui est dite statistique. Pour faciliter celle-ci, j'ai eu recours à des traitements graphiques.

Le questionnaire est réparti sous sept thèmes :

  • La présentation du couple et des enfants : sexe, date de naissance, lieu de naissance, niveau d'instruction, profession, date du mariage, religion, etc.
  • Le choix de l'Autre  : lieu de rencontre, difficultés de rencontre, motif du mariage, etc.
  • La vie quotidienne du couple  : la cuisine, les habits, les loisirs, les vacances, les fêtes, etc.
  • La relation du couple avec les parents et la belle-famille : conflits, sentiment d'intégration, intervention des familles dans la vie du couple, etc.
  • Le couple et l'entourage  : la réaction de l'entourage face au mariage mixte du couple, les anciens amis, les nouveaux amis, vécu de la mixité dans l'entourage, etc.
  • L'éducation des enfants  : choix de l'école, choix des copains, les signes religieux, etc.
  • Evaluation et conseils

Ce groupe de questions m'a permis de mieux repérer les stratégies utilisées par les conjoints, chrétien/musulman enquêtés, dans la régulation de la différence de leur appartenance religieuse au sein de leur couple.

Il est important de noter que, au cours de l'analyse des données, j'ai choisi de séparer les résultats par sexe (homme et femme); afin d'éviter les erreurs des pourcentages : le nombre d’hommes enquêtés est beaucoup moins important que celui des femmes.

J'ajoute que j'ai utilisé les 38 enquêtes faites auprès des couples (conjoints d'un même couple), pour mieux repérer les stratégies utilisées dans le couple dans la régulation de certains sujets précis.

Notons que, avant la passation définitive du questionnaire, une pré-enquête auprès des conjoints et des responsables religieux des deux religions a eu lieu. Grâce à cette pré-enquête, j'ai mieux adapté le questionnaire au terrain.

  • Les récits de vie

"Le récit de vie" est choisi comme le deuxième outil d'investigation. Il traite la totalité de l'histoire d'un sujet. Il commencerait par la naissance, voire par l'histoire des parents, leur milieu, bref par les origines sociales. Il couvrirait toute l'histoire de la vie du sujet. Pour chaque période de cette histoire, le récit décrirait non seulement la vie intérieure du sujet et ses actions, mais aussi les contextes interpersonnels et sociaux.

‘"La conception que nous proposons consiste à considérer qu'il y a récit de vie dès lors qu'un sujet raconte à une autre personne, chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue. Le verbe "raconter" (faire le récit de) est ici essentiel : il signifie que la production discursive du sujet a pris la forme narrative… pour bien raconter une histoire, il faut camper des personnages, décrire leurs relations réciproques, expliquer leurs raisons d'agir; décrire les contextes des actions et interactions; porter des jugements (des évaluations) sur les actions et les acteurs eux-mêmes… dès qu'il y a apparition de la forme narrative dans un entretien, le sujet l'utilisant pour exprimer les contenus d'une partie de son expérience vécue, nous dirons qu'il y a récit de vie" (BERTAUX, 1997, p.31).’

Parce qu'un récit de vie raconte l'histoire d'une vie, il est structuré autour d'une succession temporelle d'événements et de situations qui en résultent; cette suite en constitue en quelque sorte la colonne vertébrale.

Entre les expériences vécues par un sujet et leur mise en récit s'interpose nécessairement un grand nombre de médiations (perception, mémoire, capacités narratives du sujet, etc.). Tout récit de vie ne serait rien d'autre qu'une reconstruction subjective n'ayant à la limite plus aucun rapport avec l'histoire réellement vécue. Le récit de vie est alimenté par le réel bien sûr, mais recomposé comme une chimère pour devenir communicable, adapté au moment où l'histoire est racontée.

Le récit est un travail d'identification à soi. Enfin dire qui l'on est, où l'on est arrivé, ce qu'on a pensé et ce qu'on a senti, cela provoque toujours un très fort retour d'émotions dont il va falloir maîtriser malgré tout à l'intention de l'autre. Et s'y ajoute encore un immense effet tranquillisant. Cet effet peut s'expliquer par la dimension affective de la parole, du fait de partager son intimité, de se confier.

Dans cette recherche, quatorze "récits de vie", faites par quatorze conjoints expérimentant la mixité religieuse dans leur couple chrétien/musulman, m'aide à mieux m'approcher du vécu des conjoints chrétien/musulman, tantôt avec un profil enrichissant, tantôt avec un profil souffrant. Quatorze "récits de vie" dont sept personnes musulmanes, quatre femmes et trois hommes; et sept personnes chrétiennes, cinq femmes et deux hommes. Je précise que les prénoms choisis pour ces personnes sont des prénoms fictifs (cf annexe p.423).

Chacun de ces conjoints a raconté sa vie à sa manière; chacun a extériorisé ce qui le touche le plus dans son histoire personnelle. Parfois, on s'attarde sur des événements plus que d'autres, parfois même, on omet des événements, peut-être parce qu'ils manquent d'importance, ou parce qu'ils touchent une grande souffrance.

De l'étude, par questionnaire sur le terrain, au "récit de vie", une large palette des méthodes en sciences humaines est ici présente; visant un seul but : essayer de mieux comprendre comment les couples mixtes chrétien/musulman enquêtés gèrent leur différence culturelle religieuse au sein de leur couple.

Pour aboutir à cet objectif, j'ai essayé de creuser cette problématique et de la présenter dans ce travail de recherche sous deux cadres : un cadre théorique et un cadre pratique – l'étude sur terrain. Je n'ai pas présenté les deux cadres séparément, ainsi j'ai divisé la recherche en plusieurs chapitres :

Chapitre 1 : Le chaos confessionnel

Chapitre 2 : La famille libanaise

Chapitre 3 : Le mariage entre le ciel et la terre

Chapitre 4 : La catégorisation sociale

Chapitre 5 : Les groupes sociaux

Chapitre 6 : Les stratégies identitaires

Chapitre 7 : La stratégie interculturelle

Chapitre 8 : Présentation de la population enquêtée

Chapitre 9 : Le choix du partenaire

Chapitre 10 : Stratégies de la mixité

Chapitre 11 : L'enfant des stratégies

Chapitre 12 : Appel au secours

Je souhaite que, à partir de cette recherche modeste, je pourrais ajouter un petit caillou au bâtiment de la psychologie-sociale interculturelle en pleine construction au Liban.

Notes
2.

Avec Aristote, la logique est introduite (le syllogisme): La prémisse majeure (PM), la prémisse mineure (Pm) et le résultat (R). Exemple: L'Homme est mortel (PM), Socrate est un homme (Pm), donc Socrate est mortel (R)

3.

Même si cette femme ne vit plus sous le même toit que son mari.

4.

Dans cette recherche, je traite exclusivement la mixité interreligieuse et non la mixité interconfessionnelle

5.

Cf. annexe, p.406, n˚1

6.

Cf. annexe, p.417, n˚74

7.

Cf. annexe, p.413, n˚50

8.

Cf. annexe, p.415, n˚67

9.

Cf. annexe, p.409, n˚23

10.

Cf. annexe, p.412, n˚45