3.4.1- De la mixité

‘« Poser la question en termes de « mixité » est une manière de préjuger de la situation car le terme sous-entend qu’il existerait un mariage hypothétiquement non mixte (donc normal), comme si les « distances » culturelles, sociales ou autres constituaient toujours des exceptions fatalement problématiques » (VARRO, 1995, p.10).’

Le qualificatif « mixte » est loin d’être neutre et la rubrique « mariage mixte » est ambiguë.  Dans le cas du Liban, on proposerait volontiers de substituer à l’expression « mariage mixte », celle de mariage ou couple chrétien/musulman.

La mixité peut se mesurer à la vivacité des réactions qu’elle suscite dans l’entourage, elle implique que les individus ont déjà pris leurs distances par rapport à leurs « groupes » respectifs. Le mariage interconfessionnel dénote en soit une distance certaine face à la religion.

Si les mariages religieusement mixtes sont fortement visibles dans la société libanaise c’est que la religion a un fort statut.

Le mariage religieusement mixte est essentiellement connoté à partir des milieux à identité religieuse forte et exclusive. Les mariages religieusement mixtes supposent que la religion des deux partenaires soit définie par rapport à deux religions identifiées, la position d’athée n’étant pas considérée.

On pourra alors distinguer entre diverses positions :

  • la position de l’« intolérance religieuse » : la mixité doit se résoudre dans la conversion à l’une des religions en présence, ou sous une forme plus faible, le couple doit choisir la religion dans laquelle les enfants seront élevés ;
  • la position de la tolérance religieuse : la religion de chacun reste de l’ordre de ses options personnelles.

Selon Amin MAALOUF (1998), c’est lorsque les appartenances religieuses et politiques visent à se poser comme exclusives qu’elles conduisent au mal radical. Nous sommes en effet normalement porteurs d’identités multiples.

Le religieux, le politique, le culturel, l’ethnique, le linguistique, tous ces champs sont susceptibles d’être le lieu de logique d’exclusion.

En n’impliquant pas seulement conservatisme, rigidité, mais aussi refus de réciprocité, négation du multiple, ces phénomènes sont source de violence.

La violence vise à nier qu’il puisse exister une possibilité d’intérêts partagés entre les cultures.

Dans l’histoire (conflit chrétien-musulman), en dépit du fait que les différences réelles deviennent insaisissables, le sentiment de l’altérité subsiste pourtant, suffisamment fort pour que les mariages chrétien/musulman continuent de faire l’objet de réactions sociales négatives, et pour que les couples chrétien/musulman restent des couples socialement marqués et spécialement dans la société libanaise.

La diversité des couples est très grande. De manière schématique, on pourrait distinguer les cas suivants :

  • de nombreux mariages sont contractés entre des personnes d'origine chrétienne ou musulmane, mais qui sont en réalité indifférentes ou non-croyantes. Ils conduisent en général à un éloignement de toute communauté religieuse et de toute pratique de vie spirituelle ;
  • il y a aussi des foyers où l'un des deux conjoints est croyant et fidèlement attaché à sa communauté religieuse, et l'autre indifférent ou détaché. Souvent le mariage est célébré dans la communauté à laquelle appartient l'homme; cependant, ça peut arriver qu'il soit célébré dans la communauté du partenaire pratiquant, même si c'est la femme ;
  • il y a enfin des conjoints qui sont tous deux sincèrement croyants pratiquants, et désireux de demeurer fidèles à leur communauté.

Dans le cas de cette recherche sur le mariage mixte, il ne suffit pas de diviser le monde en deux catégories : chrétien/musulman; la distinction entre pratiquant et non-pratiquant nous semble très importante et primordiale. Nous aurons l'occasion de détailler cette idée dans les chapitres suivants.

‘« La « mixité », nom abstrait composé grâce au suffixe productif –ité, permet de conceptualiser, sur un plan individuel et collectif, la volonté de vivre ensemble, qui est à l’inverse de la ségrégation et du repli communautaire et national. C’est à partir de cette définition que je vous propose de parler d’une sociologie de la mixité. Une sociologie de la mixité serait l’étude du cheminement qui part du « vivre séparé » pour aller vers le « vivre ensemble », de l’individuel vers le social. Certes, chaque personne est mixte "en soi", chaque couple est « mixte », tout groupe, toute société est « mixte ». La mixité est un fait social ; elle peut aussi être une morale » (VARRO, 2003, p. 20).’

C’est lorsqu’on pense, par exemple, que la distinction entre catholiques et protestants a un sens et une valeur, c’est quand on juge que la collectivité chrétienne ou musulmane, etc., doit se perpétuer, que le mariage entre ceux qui appartiennent à des collectivités différentes est perçu comme une forme de transgression.

La mixité minimise ou néglige les fonctions classiques de l'alliance matrimoniale ; en privilégiant des valeurs plus individuelles et modernes. Dans la comparaison avec les mariages « ordinaires » émerge notamment l’hypothèse de l’autonomie grandissante des individus par rapport aux normes et traditions familiales, qui les rend plus disponibles pour une union mixte. Le couple dit « mixte » traduit les différentes relations entre un individu et des groupes.

Le mariage mixte est présenté comme un défi, une revanche inconsciente d’un individu face à sa communauté qui l’aurait en partie rejetée, ou avec laquelle il est en désaccord. Si le mariage mixte est effectivement un défi, il ne nous apparaît pas comme un signe d’inadaptation. Il nécessite la transgression de tabous, le dépassement de préjugés et le difficile cheminement du dialogue entre cultures différentes.

Non seulement les conjoints s’épousent, mais encore ils épousent le groupe social de l’autre. Et ils projettent dans l’avenir l’éducation de leurs enfants, soit selon les normes de l’un des conjoints soit en s’efforçant de gommer les différences qui les séparent.

‘« Le mariage mixte est alors vu comme un questionnement sur les limites entre le public et le privé à l’intérieur de la culture » (VARRO, 2003, p.263).’

La mixité n’est pas donnée comme réalité objective, mais elle est une construction sociale. Dès lors qu’un mariage est considéré comme mixte parce qu’il unit des personnes qui se réfèrent à des traditions religieuses et/ou nationales différentes, la perception des autres devient une part de la réalité objective. L’intériorisation des représentations est un fait objectif.

On peut considérer comme mariage mixte toute union conjugale conclue entre personnes appartenant à des religions, à des ethnies ou à des races différentes, si ces différences provoquent une réaction de l’environnement social, selon la façon dont un couple ou un mariage est perçu et reçu à l’extérieur.

L’union mixte devrait être envisagée dans son environnement quotidien ou dans le contexte auquel les partenaires se réfèrent comme ne correspondant pas à la norme sociale : il s’agit d’une transgression. Certains des couples définis par nous comme « mixtes » ne vont pas se reconnaître eux-mêmes dans cette définition.

Le mariage mixte transgresserait les principes que le groupe juge importants pour sa survie et sa cohésion.

L’imprécision de la notion de mariage mixte tient peut-être à la difficulté de situer la frontière entre le normal et le transgressif et d’évaluer les limites toujours fluctuantes et variables que les groupes s’assignent à eux-mêmes. Autrement dit, si la notion de mariage mixte est ambiguë c’est peut-être parce qu’il n’y a pas de réponse simple à la question : que signifie « appartenir » à un groupe ethnique, racial, religieux, culturel ?

Première source d’ambiguïté : celle de la distinction entre mixte et non mixte. Est-il possible de construire une catégorie d’unions (les mariages mixtes) qui s’opposeraient à une autre catégorie d’unions (les mariages ordinaires), ou doit-on considérer qu’à partir du moment où le mariage unit toujours des conjoints appartenant à des groupes familiaux différents, tous les couples sont plus ou moins « mixtes » ? Autrement dit, doit-on concevoir la mixité matrimoniale comme une spécificité propre à un certain type d'union ou comme une variable ?

Deuxième source d’ambiguïté : celle qui tient à la difficulté d’évaluer la mixité matrimoniale. Doit-elle s’évaluer à partir de la nature et de l’intensité de la différence entre les conjoints, ou à partir de la désignation sociale de cette différence ?

Dans le premier cas, on suppose que la différence en elle-même exerce des effets sur le contenu de la relation matrimoniale et que donc, plus grandes et plus nombreuses seront les différences, plus forts seront les effets de la mixité.

Dans le second cas, ce n’est pas la différence en soi qui détermine la mixité mais la pertinence que lui confèrent les acteurs dans un contexte social donné.

Troisième source d’ambiguïté : celui qui tient à la relation qu’on établit entre individu et groupe. N’est-il pas abusif d’étudier les couples mixtes comme si les conjoints se référaient toujours aux groupes dont ils sont issus. Par exemple, le mariage entre deux individus athées issus de familles chrétiennes et musulmanes est-il un mariage mixte ?

‘« En réalité, tout comportement déviant par rapport à la norme, risque de rencontrer d’abord des difficultés et des échecs liés aux résistances au changement. C’est dans ce sens que le terme « mixte », péjoré par des nostalgies et des préjugés ancestraux, peut-être brandi comme une accusation ou devenu une source de culpabilité (ou d’orgueil) personnelle. Car dans tous les cas, il a pour effet de distinguer certains couples des hypothétiques couples « normaux » dont l’union ne serait pas mixte » (VARRO, 1995, p.46).’