Les stratégies d'évitement des conflits identitaires par la cohérence simple

Ces stratégies mettent en relief l'attitude des acteurs qui veulent à tout prix éviter les conflits; soit par une survalorisation de la préoccupation ontologique, soit par une survalorisation de la situation pragmatique.

  • La survalorisation de la préoccupation ontologique

Il s'agit de l'investissement total du moi dans un système, accompagné d'un rejet complet de l'autre. L'acteur survalorise la préoccupation ontologique aux dépens de celle pragmatique qui l'oblige à prendre en considération son adaptation à l'environnement. Il élimine ainsi le conflit intérieur en évitant complètement la contradiction objective entre les systèmes. Voici les modalités les plus courantes :

  • L'acteur peut déléguer à son entourage la mission de réaliser les adaptations pratiques à la modernité avec laquelle il refuse de se compromettre
  • L'acteur évite les graves désadaptations à l'environnement en consentant à jouer plus ou moins largement le système qu'il rejette; sans mettre intérieurement en question celui dans lequel il s'investit. Les heurts avec l'entourage sont ainsi diminués par un tel arrangement.
  • L'acteur accepte de laisser se réaliser telle conduite contraire à la tradition. Mais on s'efforce de faire exister au minimum et de déréaliser le détour par le système qu'on récuse intérieurement.
  • La survalorisation de la préoccupation pragmatique

Il s'agit d'un investissement pragmatique; l'acteur met avant toutes choses le désir d'adaptation à l'environnement. Voici quelques conduites qui s'approchent de cette position limite :

  • Le sujet s'avère beaucoup moins attentif aux systèmes culturels en eux-mêmes qu'aux environnements qui les portent, signifiés comme milieux d'installation possibles. Il discerne des paramètres à partir desquels il dresse un bilan global quant à l'intérêt qu'il y aurait à s'affilier à un groupe donné. Et l'intérêt pour les représentations-valeurs de ce groupe suivra comme une conséquence.
  • Le sujet passe d'un système à l'autre selon les sollicitations des situations, comme s'il changeait de vêtements. Il s'agit ainsi de la stratégie de "l'alternance conjoncturelle des codes". Le vrai moi n'apparaît que dans les situations où l'on se sent réellement impliqué. Le sujet joue alors le personnage réclamé par la situation pour sacrifier à la commodité pragmatique. Cette stratégie permet d'éviter au maximum les heurts et les confrontations. Mais comment se conduirait le sujet qui désirait se marier ? Quel type de qualités, quelles façons de se comporter demanderait-il à son conjoint, impliquant l'adhésion à telles représentations et valeurs ? Ou qu'en serait-il si ses enfants l'obligeaient à choisir entre les systèmes pour leur éducation ?

Dans tous ces cas, nous demeurons dans la cohérence simple. Car, d'une part, au moins intérieurement, on rejette un terme de la contradiction sans s'efforcer de l'accorder avec l'autre; d'autre part, on met entre parenthèses l'un des deux systèmes, le plus souvent celui dans lequel on se reconnaît, pour ne pas avoir à accorder constamment les contraires.

  • Les stratégies d'évitement des conflits par la cohérence complexe

À l’opposé des stratégies précédentes, les acteurs qui suivent ces stratégies oeuvrent à construire et à inventer des modalités d'articulation des représentations et valeurs de deux systèmes en présence qui leur permettant de s'y investir (préoccupation ontologique) et, en même temps, de s'adapter aux temps présents (préoccupation pragmatique).

Camilleri distingue ainsi deux grands types d'articulations :

  • Les liaisons indifférentes à la logique rationnelle

Il s'agit d'une stratégie guidée par le "principe de maximisation des avantages". On retient dans un code tels traits perçus comme avantageux en laissant tomber les obligations corrélatives. On cumule des traits favorables pris dans les deux systèmes, sans se laisser arrêter par leur probable incompatibilité. Cela permet au sujet d'éliminer la contradiction et le conflit. Des "logiques subjectives" sont mises en œuvre.

  • Les efforts de liaison selon la logique rationnelle

Dans cette stratégie, le sujet avance des arguments admis par la raison dans le but d'intégrer des éléments nouveaux dans les anciennes formations pour aboutir à des structures culturelles et identitaires qu'on pourrait qualifier de "synthétiques". Voici quelques modalités :

La réappropriation : On s'investit dans des représentations traditionnelles mais aussi nouvelles en affirmant que celles-ci ont toujours été présentes dans le patrimoine originel; l'adoption des traits nouveaux conduit à s'y ressourcer plus profondément. Cette conduite permet d'intégrer le changement en se tenant assuré de n'avoir pas changé. Elle améliore l'adaptation pragmatique sans toucher à l'identité première, mais en révélant sa richesse.

La dissociation : On adhère à des représentations empruntées aux registres anciens et nouveaux, mais on résout la contradiction en dissociant les objets auxquels elles se réfèrent.

L'articulation organique des contraires : On ménage la coexistence logiquement non contradictoire entre anciennes et nouvelles représentations. On tire tout aussi logiquement des conduites modernes du modèle originel.

La valorisation de l'esprit aux dépens de la lettre : cette conduite est appelée « mobilisation subjectivation ». Il s’agit d’abandonner les anciennes déterminations institutionnelles fixées dans le passé pour les récupérer sous forme de valeurs et attitudes « libres », dégagées des contenus cristallisés par la tradition (mobilisation). Le sujet remplace le groupe ou se place en face de lui, comme médiateur entre le contenu du code et son application (subjectivation). L’individu devient la base du système et la dimension collective régulée par l’individu. L’articulation entre les préoccupations ontologiques et pragmatiques est bien réussie dans cette conduite.

La suspension d’application de la valeur : Dans cette conduite, la représentation n’est plus appliquée du tout, tout en demeurant revendiquée sur le plan des principes. On évite ici le conflit intérieur en écartant du réel la valeur à laquelle on continue à s’identifier. Cette valeur semble passer au rang d’une représentation symbolique ; elle fonctionne comme mainteneur de l’affiliation au « nous » du groupe. Ce même schéma peut se reproduire à propos de valeurs nouvelles.