9.2.1- Le rejet

Ce ne sont pas tant les différences en elles-mêmes qui définiront un mariage comme mixte mais bien l'intensité des réactions qu'elles soulèvent parmi le groupe d'appartenance des conjoints.

Ce qui frappe tout d'abord, lorsqu'on compare les réactions familiales à l'union mixte des enquêtés, c'est l'extrême diversité de l'accueil réservé par les familles au projet de mariage. Les deux pôles extrêmes, celui de la plus grande tolérance et celui du refus irréversible.

Tableau n˚19- Répartition de la population féminine selon la religion et l'opposition des familles au sujet du mariage
Tableau n˚19- Répartition de la population féminine selon la religion et l'opposition des familles au sujet du mariage

17.4% des femmes Musulmanes ont subi le désaccord de leur propre famille contre 31.8% des Chrétiennes. 15.2% des Musulmanes ont été confrontées au désaccord des deux familles contre 4.5% des Chrétiennes. 3.8% des Musulmanes ont subi le désaccord de la belle-famille contre 1.5% des Chrétiennes. 12.1% des Musulmanes contre 9.1% des Chrétiennes n'ont subi aucun désaccord.

Tableau n˚20- Répartition de la population masculine selon la religion et l'opposition des familles au sujet du mariage
Tableau n˚20- Répartition de la population masculine selon la religion et l'opposition des familles au sujet du mariage

15.9% des hommes musulmans enquêtés se sont affrontés au refus de leur belle-famille au sujet de leur mariage mixte, pour 11.4% hommes chrétiens. 11.4% des Musulmans ont connu le refus des deux familles contre 9.1% des Chrétiens. 4.5% des Musulmans ont subi le refus de leur famille contre 2.3% Chrétiens. Cependant, 15.9% Musulmans contre 25% Chrétiens n'ont pas vécu cette situation de refus, parce que les deux familles acceptaient ce mariage.

Notons que 4.5% des hommes et 3.8% des femmes (dont certains) ont signalé le désaccord d'un seul parent (le père ou la mère), d'autres ont précisé que ce mariage ne satisfaisait pas totalement les parents : "Mes parents ne sont pas contre, mais pas satisfaits" et d'autres encore ont parlé du désaccord des parents, ceci dans le but de plaire à l'opinion de l'entourage.

Chez ces familles, la tolérance au mariage mixte varie en fonction du sexe de l'individu qui le conclut. C'est souvent la famille de la fille qui s’oppose le plus à un mariage mixte chrétien/musulman. La fille subit plus d'interdictions à ce sujet: 74.2% des femmes contre 54.6% d'hommes.

Ces pourcentages expliquent l'idée de la société libanaise sur le mariage : c'est la fille qui quitte ses parents pour entrer dans une autre famille; le mariage de la fille est une perte pour sa famille; d'autant plus si elle part dans une famille appartenant à une autre religion. Ajoutons un facteur important lié à la loi libanaise où l'enfant n'hérite que du nom et de la religion de son père. Ce qui peut expliquer le refus, souvent catégorique, des familles pour le mariage mixte de leurs filles. Ce qui ne nie pas l'attitude négative des familles face au mariage mixte de leurs fils.

Notons le taux élevé des femmes chrétiennes qui ont subi l'opposition de leurs propres familles. Ce qui reflète la peur des familles chrétiennes (des enquêtées) du mariage musulman qui autorise facilement (à leurs yeux) le divorce : Ces familles – selon elles - essaient par leur refus de sauver leurs filles d'un mariage condamné à la mort dès son origine.

"Je suis marié avec Marie qui a 20 ans depuis moins d'un an. Nous avons fait un mariage de rapt, parce que ses parents étaient contre notre mariage et ils le sont toujours. Sa mère a essayé d’abîmer mon image auprès de sa fille. Elle lui disait : le musulman bat sa femme et peut la répudier à n’importe quel moment, "Un jour, tu n’auras même pas le temps de goûter le plat que tu prépares" (expression pour dire qu'un musulman peut quitter sa femme à n'importe quel moment)" (Ahmed, musulman, 25 ans).

"Un jour nous avons décidé de commencer à nous voir en secret à l'extérieur. Quand mes parents ont découvert mes rendez-vous avec lui, ils ont interdit à moi de sortir toute seule de la maison. Un grand problème a eu lieu entre mes parents et moi" (Rana. Chrétienne, 35 ans).

La polygamie et la possibilité du divorce dans le mariage musulman, constituent le type d'argument utilisé souvent par les familles chrétiennes pour empêcher leurs filles de se marier avec un musulman.

Les arguments utilisés par les familles, musulmanes et chrétiennes, se manifestent différemment. Boutros nous raconte son histoire avec sa belle-famille – et surtout avec sa belle-mère - qui a tout fait pour que sa fille se marie selon le rite musulman :

"J’ai 43 ans, je me suis marié avec une femme musulmane. Nous avons fait un mariage de rapt. Nous nous aimions beaucoup. Ses parents, et surtout sa mère, étaient contre notre mariage; parce que je suis chrétien.

Quand nous avons fait ce mariage de rapt, sa mère est venue dans notre village pour me demander de me marier officiellement avec sa fille. Ma fiancée est rentrée avec sa mère dans le but de me donner le temps pour préparer la cérémonie du mariage. Une fois rentrée chez ses parents, sa mère a changé d’avis ; elle ne voulait plus que sa fille se marie avec un chrétien, comme si c’était un scénario pour éliminer notre mariage.

Mais notre amour était plus fort, on s’est marié selon le rite maronite. Son père était contre le mariage; il m’a même confirmé qu’il ne viendra jamais nous rendre visite même si un aéroport est construit dans notre village (ceci pour dire que nous rendre visite est de l’ordre de l’impossible).

Après un an et demi de mariage – en vue d’une initiative de réconciliation - j’ai accepté de changer notre lieu d’habitation pour nous rendre dans une région musulmane, près du lieu d’habitation de ma belle-famille. Malgré tous les efforts, ses parents étaient toujours contre notre mariage. Pourtant, ma relation avec ma femme était tout à fait satisfaisante.

Ses parents voulaient à tout prix qu’on fasse un mariage musulman : pour sa mère, tant qu’il n’y avait pas un mariage musulman, sa fille demeurait adultère. Le mariage chrétien n’avait pas de valeur pour elle. Ses parents désiraient que je devienne musulman et que je contracte un mariage musulman avec leur fille; par quoi notre mariage sera légitimé. Évidemment, j’ai refusé catégoriquement leur demande. Pour moi, c’était impossible.

La pression de ses parents était très pesante ».

Dans toutes les familles qui tentent de s'opposer au choix d'un conjoint d'une autre religion, les préventions contre ce dernier se nourrissent en fait des représentations stéréotypées de leur propre milieu social.

Face à ces oppositions familiales, il nous semble que ce choix conjugal demandait beaucoup de courage, de la part des enquêtés et de leurs partenaires, afin qu'ils aient pu affronter ces obstacles familiaux très sérieux. La majorité d’entre eux ont choisi le "mariage de rapt" 27 comme solution à l'opposition des parents.

" J'ai vécu plusieurs années dans cet enfer jusqu'au jour où nous avons décidé de nous marier – faire un mariage de rapt – parce que ni mes parents, ni personne de la famille ne voulaient m'aider. S’il y avait mariage de rapt, tout le monde serait mis devant le fait accompli" (Rana, chrétienne, 35 ans).

L'attitude négative des familles vis-à-vis du mariage et de l'entrée de la personne "étrangère" a des conséquences parfois très graves.

Notes
27.

Le mariage de rapt: il s'agit de l'enlèvement ou la détention forcée de la femme par un acte de violence physique ou morale dans le but d'obtenir son consentement au mariage. Le ravisseur a donc recours à la force ou à la fraude sur une personne, non consentante. En revanche, dans le contexte de la recherche, le mariage de rapt est choisi par les couples, homme et femme, sans aucune violence exercée par l'homme. La femme donne alors son consentement pour partir avec l'homme et fuir le foyer parental.