Introduction

Si les controverses entourant la commémoration du rétablissement de l’esclavage et la célébration du bicentenaire d’Austerlitz ont brièvement tiré de l’oubli les expéditions coloniales du Consulat et de l’Empire, force est de constater que celles-ci restent encore très peu étudiées. L’histoire des colonies et des politiques coloniales de Napoléon, en revanche, a vu ces dernières années la publication de travaux ayant su s’écarter d’une vision purement manichéenne, centrée principalement autour du rétablissement de l’esclavage, pour replacer ces opérations dans un contexte économique et géopolitique global 1 . Toutefois, malgré ce regain de publications dues au bicentenaire du rétablissement de l’esclavage et de divers autres évènements (indépendance d’Haïti, …), les expéditions coloniales ne restent de nos jours mentionnées que de manière périphérique dans le cadre de sujets plus vastes : rétablissement de l’esclavage, guerre maritime franco-britannique, … Néanmoins, en 1801, l’ampleur de ces expéditions est telle que la si célèbre expédition d’Amérique menée vingt ans plus tôt apparaît alors comme dérisoire ; et il faudra encore attendre près de trente ans et la conquête de l’Algérie pour revoir une telle projection de force par mer, sur une distance toutefois nettement plus petite. Mais qui, aujourd’hui, sait qu’Haïti fut autrefois français ? Pas même le Président de la République française Jacques Chirac, semble-t-il, lorsque le 10 mars 2000, en déplacement à Pointe-à-Pitre pour assister au Cariforum (réunion des chefs d’états et de gouvernements des Caraïbes), il répond à un journaliste qui le questionne sur l’engagement de la France en faveur du développement de son ancienne colonie d’Haïti : « Haïti n'a pas été, à proprement parler, une colonie française, mais nous avons effectivement depuis longtemps des relations amicales avec Haïti dans la mesure où notamment nous partageons l'usage de la même langue. Et la France a eu une coopération et a toujours une coopération importante avec Haïti et elle continuera à l'avoir » 2 . C’est oublier bien vite un siècle de colonisation officielle, sans compter une occupation de fait antérieure, un recours massif à l’esclavage, des massacres impitoyables de part et d’autre et la bataille de Vertières (18 novembre 1803) qui vit la première défaite en rase campagne d’une armée napoléonienne, certes décimée par la maladie … Qui s’en souvient ?

Pourquoi un tel oubli, ou du moins un tel silence ?

La première raison réside sans doute dans la gêne des historiens napoléoniens à traiter un sujet découlant directement de la peu glorieuse réintroduction de l’esclavage dans des territoires français. Et ce d’autant plus que ces expéditions se sont soldées par la première grande défaite militaire des armées napoléoniennes et la perte au moins temporaire de toutes nos colonies. La campagne de Saint-Domingue, particulièrement, reste comme une tache indélébile sur la mémoire de Napoléon Bonaparte et de son épopée, tant certains officiers, au premier plan desquels Rochambeau, s’y distinguèrent par leurs exactions et leur cruauté. Cette campagne a mauvaise presse, et est devenue depuis près de deux siècles la cible des adversaires du « Petit Caporal », qu’ils soient royalistes, républicains, colons ou autres … C’est principalement à la Restauration, sous le règne de Louis XVIII que ce phénomène se développe, avec les pamphlets 3 de colons dénonçant la politique de l’ex-empereur pour flatter le nouveau roi et l’inciter à envoyer une nouvelle expédition reprendre le contrôle de l’île. C’est la période de la « légende noire », et le désastre du corps expéditionnaire de Leclerc et Rochambeau alimente encore ce genre littéraire. Lorsque Charles X, depuis peu sur le trône, reconnaît l’indépendance d’Haïti le 17 avril 1825, Antoine Métral publie une étude sur l’histoire de l’expédition de Saint-Domingue 4  : il s’agit d’une œuvre de commande destinée à conforter la décision royale en opposant la politique cynique et criminelle de Napoléon à celle forcément sage et généreuse de Charles X … Pour appuyer son propos, Métral reproduit et amplifie une bonne partie des crimes attribués à l’empereur déchu, les faits avérés comme les affabulations. On peut voir cet ouvrage comme le début du mythe selon lequel le gouvernement consulaire aurait sciemment envoyé à la mort à Saint-Domingue l’armée du Rhin, jugée trop proche de Moreau, trop républicaine. Nous verrons ce qu’il en est dans les faits. Toutefois, Métral va servir de référence à presque toutes les études postérieures du XIXe siècle concernant l’histoire ou l’expédition de Saint-Domingue/Haïti.

Un autre facteur réside dans la qualité des sources contemporaines à ces expéditions. La très grande mortalité dans les corps expéditionnaires, et le fait que l’aventure trouva le plus souvent sa conclusion dans les pontons anglais, n’a pas permis une aussi grande couverture littéraire de l’évènement que d’autres campagnes. De plus, on l’a dit, ces expéditions ont mauvaise presse, et la plupart des chroniqueurs, officiers supérieurs ou colons exilés, cherchent soit à se dédouaner d’un échec, pour eux-mêmes ou leur(s) supérieur(s), soit à pousser le gouvernement, qu’il soit impérial ou royal, à intervenir de nouveau. C’est dire le peu de partialité de ces mémoires et souvenirs. Quelques-uns émergent néanmoins, comme le récit de Jacques Marquet Montbreton de Norvins 5 , que Paul Roussier qualifie de « touriste » 6  : attaché comme simple secrétaire au général Leclerc qu’il accompagnait en ami, il raconte simplement ses souvenirs, sans chercher à polémiquer ; d’autres, trop rares, évoquent avec authenticité la vie des simples soldats, sous-officiers ou officiers subalternes, comme les mémoires du sergent Beaudoin 7 , celles des capitaines Peyre-Ferry 8 et Lemonnier-Delafosse 9 , ou des futurs généraux Bro 10 et Noguès 11 , alors simple hussard et capitaine aide de camp ; ou encore la correspondance des anciens voisins du négociant Foäche 12 , colon exilé en France. Enfin, la référence la plus impartiale sur le sujet, reste depuis bientôt deux siècles les mémoires du général Pamphile de Lacroix : régulièrement republiées, elles offrent une vision militaire, politique mais aussi humaine sans concession, de la période du commandement du général Leclerc. C’est sa seule limite : repartit pour la France en mars 1803, peu après la mort de son frère, il ne commente pas la gestion de Rochambeau. Il existe certes bien d’autres mémoires de contemporains, témoins directs ou non des évènements, mais ceux-ci sont beaucoup plus polémiques, partiaux, et donc à utiliser avec la plus grande circonspection.

Enfin, l’éloignement géographique du sujet a contribué au désintéressement général. Les colonies se trouvent bien loin de l’Europe, où se joue principalement la destinée de Napoléon Bonaparte. Les expéditions coloniales partent à une époque où la France se réjouit de la paix, et où les plus grands évènements sont législatifs (code civil), politiques (consulat à vie, proclamation de l’empire) ou économiques (relèvement de Lyon et de la Vendée), … Plus tard, l’agonie des colonies sera couverte par le triomphe des armées impériales sur les champs de bataille d’Allemagne.

On a beaucoup étudié, disséqué même, les armées révolutionnaires, consulaires et impériales d’Europe, leur consacrant de multiples ouvrages. Mais les corps expéditionnaires de la Guadeloupe, de la Martinique et de Saint-Domingue n’ont jusqu’à présent pas fait l’objet d’un tel intérêt. Seuls les cousins Auguste ont dédié, ensemble 13 ou séparément 14 , plusieurs petits ouvrages aux corps expéditionnaires des Antilles, traitant à chaque fois d’un thème bien précis : la participation étrangère, les déportés, … sans toutefois les étudier dans leur intégralité. Mais ces ouvrages, publiés ou diffusés principalement aux Antilles, ont rarement trouvé le chemin des librairies françaises. D’où la réitération régulière des mêmes mythes concernant la formation de ces corps de troupes, rumeurs devenues faits historiques de génération en génération …

C’est en constatant cette lacune que j’ai décidé de dresser le portrait de ces armées oubliées, ces « vagabonds de la gloire » 15 comme le commandant Henri Lachouque avait surnommé les héros de ses biographies d’aventuriers coloniaux des XVIIIe et XIXe siècle. J’entendais alors faire la démonstration scientifique de la ségrégation orchestrée par le premier Consul lors de la sélection des officiers et régiments coloniaux. Pour cela, je me suis écarté des études déjà menées sur ces campagnes outre-mer, délaissant les faits militaires au profit des récits quotidiens d’acteurs ou témoins contemporains. Outre les mémoires et souvenirs déjà mentionnés, j’ai puisé dans les correspondances d’origines diverses : correspondances publiées de Napoléon et de Leclerc, mais également les nombreuses lettres d’officiers, colons, généraux, ministres ou consuls conservées aux archives nationales 16 ou militaires 17 . Mais ces dernières sont incomplètes concernant les évènements aux Antilles, soit du fait de l’interception de nombreuses communications après la reprise de la guerre avec l’Angleterre, soit qu’elles aient été visiblement « expurgées » à une époque ou une autre. Ainsi, les motifs de renvoi de certains officiers restent livrés aux suppositions, comme celui du général Salme : il n’existe rien dans son dossier concernant ses quinze derniers jours à Saint-Domingue, avant son renvoi, alors que les avis à son sujet sont jusque-là très favorables, sur le plan purement militaire du moins. Qu’a-t-il fait ou dit pendant ces quinze jours qui lui vaille un renvoi et de nombreuses années de disgrâce à son arrivée en France ? Les explications d’ordinaire avancées concernant son opposition au rétablissement de l’esclavage semblent, au regard de ses actions, peu vraisemblables … L’inventaire des papiers du général Rochambeau 18 détenus par la bibliothèque de l’université de Floride a également été d’un grand intérêt, malgré la nature quasi-aléatoire de l’orthographe des patronymes. Une fois les personnages identifiés, ces lettres ont néanmoins permis de reconstituer le parcours de nombre d’acteurs de la tragique expédition de Saint-Domingue.

J’ai donc passé plusieurs années à amasser un très grande variété de lettres publiées dans divers ouvrages ou sur Internet, dénichées dans des archives ou bibliothèques mineures, des catalogues de ventes aux enchères, etc. ou communiquées par des particuliers 19 . Mises bout à bout, toutes ces lettres de colons, hommes politiques, marins, officiers d’infanterie, d’état-major ou de santé, soldats français, polonais ou flamands dressent un portrait inédit de ces expéditions méconnues …

C’est alors que j’ai dû réviser mon jugement initial, et reconnaître toute l’ambiguïté de ces campagnes coloniales, commencées dans l’euphorie et achevées dans l’oubli. On est loin du manichéisme et du cynisme de la « légende noire », quoique le gouvernement consulaire puis impérial puisse difficilement s’honorer des décisions politiques et militaires prises dans le cadre de ces expéditions. Pour illustrer cela, j’ai mené une étude approfondie du corps des officiers supérieurs, des chefs de bataillons aux capitaines généraux, et de la troupe, bataillon par bataillon, ayant servi aux Antilles et à Saint-Domingue entre le 4 février 1802 (débarquement de la flotte de Leclerc à Saint-Domingue) et le 6 février 1810 (capitulation de la Guadeloupe) : j’ai cherché à déterminer les motivations qui avaient pu les pousser à s’engager dans cette aventure ou qui les avaient vus contraints d’y participer ; leur état d’esprit ; leur expérience ; leurs états d’âme, s’ils en avaient, sur la mission déloyale qu’ils entreprenaient à l’égard d’hommes se battant sous les mêmes drapeaux qu’eux ; leur vision personnelle de la situation sur place ; et enfin leur destinée, dans les colonies et jusqu’à la chute de l’empire … Le but de ces recherches étant de déterminer si ces expéditions coloniales furent, comme le prétend la légende, un outil politique destiné à permettre à Napoléon de se débarrasser de ses opposants, et si oui dans quelle mesure ? Si j’ai pris en compte les envois d’officiers et de troupes jusqu’à la chute de ces colonies, je n’ai pas inclus dans cette étude l’expédition des généraux Lagrange et Lauriston aux Antilles, en 1805, car celles-ci n’avaient pour but que de ravager ou de s’emparer des petites possessions anglaises proches, mais bien peu de troupes furent finalement laissées aux garnisons coloniales. Aussi, les troupes débarquées entrent-elles dans le cadre de celles étudiées, ce qui n’est pas le cas de celles, ainsi que la plupart des officiers, qui sont restées à bord ou rentrées en France avec la flotte.

Notes
1.

L’ouvrage de Pierre Branda et Thierry Lentz (Napoléon, l’esclavage et les colonies, La Flèche, Fayard, 2006, 358 pages) est sans doute la plus récente des publications sur ce thème. Voir également les travaux et colloques de Yves Bénot, Marcel Dorigny, Carolyn Fick et David Geggus.

2.

Conférence de presse conjointe de M. Jacques Chirac, Président de la République et de M. Percival J. Patterson, Premier ministre de la Jamaïque et Président du CARIFORUM (Pointe-à-Pitre), 10 mars 2000. Retranscription complète de la conférence disponible sur le site de la Présidence de la République : http://www.elysee.fr/

3.

Leborgne de Boigne (Claude-Pierre-Joseph), Le nouveau système de colonisation pour Saint-Domingue, combiné avec la création d’une compagnie de commerce pour rétablir les relations de la France avec cette île, précédé des considérations générales sur le régime colonial de la France dans les deux Indes, Paris, Dondey-Dupré, 1817, 304 pages.

Dorial (« aîné »), Réflexions sur Saint-Domingue adressées à Son Excellence le ministre de la marine et des colonies le 18 octobre 1816, Bordeaux, Lavigne Jeune, 1816.

Berquin-Duvallon, Lettre d’un colon de Saint-Domingue à un journaliste français, ou réponse aux provocations anti-coloniales de quelques folliculaires anglais, et autres, Paris, Panckoucke, 1814, 26 pages

, Sentiments des colons de Saint-Domingue, envers leur monarque et leur patrie, Paris, Panckoucke, 1814, 28 pages

4.

Métral (Antoine), Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue sous le consulat de Napoléon Bonaparte (1802-1803), Paris, Ed. Karthala, 1985, 348 pages

5.

Norvins (Jacques de), Souvenirs d’un historien de Napoléon. Mémorial de J. de Norvins, Paris, Plon, 1896-97, 3 volumes

6.

Roussier (Paul), Lettres du général Leclerc, Paris, Société de l’Histoire des colonies françaises, 1937, p.13

7.

Beaudoin (sgt.-maj. Philippe), Carnet d’étapes, Paris, Librairie Historique F. Teissèdre, 2000, 139 pages

8.

Peyre-Ferry (Joseph Elysée), Journal des opérations militaires de l’armée française à Saint-Domingue 1802-1803, Paris, Editions de Paris, 2006, 285 pages

9.

Lemonnier-Delafosse (cne Jean-Baptiste), Seconde campagne de Saint-Domingue, du 1 er décembre 1803 au 15 juillet 1809 : souvenirs historiques et succincts de la 1 ère campagne, Le Havre, Brindeau & Cie Editeur, 1846, 304 pages

10.

Bro (Henry), Mémoires 1796-1844, Paris, Librairie des Deux Empires, 2001, 304 pages

11.

Noguès (gal Antoine), Mémoires du général Noguès (1777-1853) sur les guerres de l’Empire, Paris, Librairie Alphonse Lemerre, 1922, 314 pages

12.

Begouën-Demeaux (Maurice), Mémorial d’une famille du Havre. Stanislas Foäche (1737-1806), négociant de Saint-Domingue, s. l. , Société d’histoire d’Outre-mer & Société libre d’émulation de la Seine-Maritime, 1982, 350 pages

13.

Auguste (Marcel Bonaparte & Claude Bonaparte), La participation étrangère à l’expédition de Saint-Domingue, Montréal, Microméga, 1980, 163 pages

L’expédition Leclerc, 1801-1803, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1985, 350 pages

Les déportés de Saint-Domingue : contribution à l’histoire de l’expédition française de Saint-Domingue 1802-1803, Sherbrooke, Naaman, 1979, 158 pages

14.

Auguste (Marcel Bonaparte), L’armée de Saint-Domingue : dernière armée de la Révolution, 1996, Sainte-Foy, s. n., 25 pages

15.

Lachouque (cdt Henri), Les vagabonds de la gloire, Paris, Editions Copernic, 1980, 244 pages.

16.

Centre Historique des Archives Nationales (CHAN), actuellement situé à l’hôtel Soubise.

17.

Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT), situé au fort de Vincennes.

18.

Monti (Laura V.), A calendar of Rochambeau papers at the university of Florida libraries, Gainesville, University of Florida libraries, 1972, 326 pages.

19.

Remerciements particuliers à MM. Didier Davin, Jérôme Croyet, Robert Ouvrard & Didier Desnouveaux.