Napoléon Bonaparte et l’esclavage

Dès sa prise de pouvoir, le gouvernement consulaire s’intéresse au sort des colonies. Lors de la promulgation de la nouvelle constitution, il annonce que « le régime des colonies françaises [serait] déterminé par des lois spéciales » 21 . Rapidement, le premier Consul demande plusieurs rapports au ministre de la Marine et des Colonies concernant l’état de celles-ci et quels moyens seraient nécessaires au prompt rétablissement de leur prospérité passée. Mais c’est Saint-Domingue qui l’intéresse le plus : le 19 décembre 1799, soit à peine un peu plus d’un mois après le coup d’Etat, il souhaite envoyer l’amiral Lacrosse « (…) à la vue de Saint-Domingue, s’il n’y a point d’inconvénient, afin de faire voir dans les mers le pavillon de la République (…) » 22 . Une semaine plus tard, le 25, les Consuls envoient une proclamation aux habitants de Saint-Domingue, via un triumvirat de commissaires chargé de rétablir l’autorité de Paris sur la colonie en s’appuyant sur Roume, dernier représentant du gouvernement dans l’île, mais surtout sur Toussaint : il s’agit du général Michel (envoyé comme commandant en second de Toussaint), du colonel du génie Vincent (vétéran de la colonie, ami de Toussaint) et du mulâtre Raimond (qui avait déjà occupé cette fonction dans l’île de 1796 à 1798, et qui se trouvait être un abolitionniste convaincu, pour seconder Roume). Le choix de Vincent et Michel, des proches de longue date de Toussaint, et le fait que ce dernier lui délivre les papiers officiels le confirmant comme commandant en chef de l’armée de Saint-Domingue, démontre bien que le gouvernement consulaire compte encore à cette époque s’appuyer sur Toussaint. D’ailleurs, c’est avec l’aide des commissaires du gouvernement que ce dernier parvient à vaincre et faire embarquer son adversaire Rigaud.

Deux jours plus tard, le premier Consul écrit au représentant de la Marine au conseil d’Etat pour que celui-ci lui présente « un projet de gouvernement provisoire de Saint-Domingue, de la Guadeloupe et des Isles de France et de la Martinique. Faites-moi connaître également les idées de la section sur les moyens à prendre pour amener les deux dernières à l’obéissance qu’elles doivent à la patrie » 23  : seules la Martinique, livrée aux Anglais par les royalistes, et l’Isle de France, ayant refusé l’application des lois de la République portant sur l’abolition de l’esclavage, sont considérées comme rebelles. Saint-Domingue est donc alors considérée, elle, comme loyale, et l’abolition, comme un acte officiel du gouvernement, applicable sans contretemps. Le 4 janvier 1800, il donne ses ordres à l’amiral Lacrosse 24 , qui devra harceler les forces navales britanniques faisant le blocus de Saint-Domingue.

Le premier Consul ne semble pas avoir d’a priori sur la question de l’esclavage : peu lui importe que les Noirs soient libres ou esclaves, tant que les colonies retrouvent leur valeur commerciale. Il s’en explique lors de la séance du Conseil d’Etat du 16 août 1800 : « La question n’est pas de savoir s’il est bon d’abolir l’esclavage (…). Je suis convaincu que cette île [Saint-Domingue] serait aux Anglais, si les nègres ne nous étaient pas attachés par l’intérêt de leur liberté. Ils feront moins de sucre, peut-être ; mais ils le feront pour nous, et ils nous serviront, au besoin, de soldats. Si nous avons une sucrerie de moins, nous aurons de plus une citadelle occupée par des soldats amis (…). Ainsi je parlerai de liberté dans la partie libre de Saint-Domingue ; je confirmerai l’esclavage à l’île de France, même dans la partie esclave de Saint-Domingue [la partie dite « espagnole »] ; me réservant d’adoucir et de limiter l’esclavage, là où je le maintiendrai ; de rétablir l’ordre et d’introduire la discipline, là où je maintiendrai la liberté » 25 .

Son opinion va peu à peu évoluer au contact des colons. On lit souvent que c’est en apprenant la promulgation par Toussaint de la constitution le nommant gouverneur à vie que le premier Consul se résigna à employer la manière forte. Pourtant, dès avril 1801, la rupture est consommée avec la métropole : le gouvernement apprend alors que Toussaint a prit possession de la partie espagnole de l’île, contre la volonté de Paris. Une expédition destinée à le renforcer et le nommer capitaine général de la partie française de Saint-Domingue est annulée in-extremis. Cette expédition devait également amener l’amiral Combis, nommé capitaine général de la partie espagnole, à prendre officiellement possession de cette dernière au nom de la France. Mais le gouvernement ne peut rien faire : toujours en guerre avec l’Angleterre, il est forcé de laisser Toussaint seul maître de l’île. Tout juste se contente-t-il de réclamer la libération de l’agent Roume, arrêté et emprisonné par Toussaint. Le ministre de la Marine et des Colonies continue de communiquer avec lui comme si de rien n’était, mais la décision de se débarrasser de lui sitôt la paix avec l’Angleterre acquise est prise. Son élévation au poste de capitaine général est évidemment annulée, et il est même rayé des cadres de l’armée en août.

De plus, outre le lobby colonialiste entourant Joséphine qui aurait influencé Napoléon (sans doute plus que cette dernière, que la légende a longtemps accusée), le ministère de la Marine et des Colonies et dans une moindre mesure celui de la Guerre subissent eux-mêmes la pression des colons exilés en métropole. Dès le 18 Brumaire, les ministres sont noyés sous une pluie de lettres de ces derniers, proposant des moyens pour reprendre l’île. Tous assurent qu’un petit corps expéditionnaire, bien choisi, saura ramener les Noirs dans l’obéissance. La paix avec l’Angleterre ne fait qu’accentuer la volonté des colons réfugiés en France de rentrer en possession de leurs propriétés perdues, et ils harcèlent les ministères de « projets » et de « mémoires » pour reconquérir l’île. Tous parlent de « l’état de trouble et d’anarchie où la colonie se trouve plongée » 26 et invite le gouvernement à ne plus renvoyer aux colonies « (…) des hommes de philanthropie romanesque qui, par un principe d’égalité inexcusable, avilissent l’autorité du gouvernement, en lui faisant perdre ce respect qu’elle devrait toujours inspirer. Il ne faut pas qu’un agent du Premier Consul fasse verser des larmes à un hypocrite, mais qu’il fasse craindre et chérir son autorité » 27 . Ils sont nombreux, même parmi les vétérans coloniaux, à croire que les Noirs n’oseront pas se battre, qu’ils retourneront à leurs champs devant une simple démonstration de force. Comme cet « adjudant-commandant D… » 28 cité par Malenfant, qui « (…) voulait persuader qu’avec 4.000 hommes il réduirait tous les noirs ». Un autre officier, un colon participant à l’expédition de Saint-Domingue, offre à Leclerc « (...) d’arrêter Toussaint dans l’intérieur du pays, avec soixante grenadiers » 29 . C’est ignorer alors que Toussaint-Louverture s’est forgé une armée calquée sur les troupes européennes et aguerries par plusieurs années de guerre civile.

Ces nombreux mémoires minimisant les capacités de résistance des Noirs tout en leur attribuant la responsabilité de tous les maux frappant alors Saint-Domingue ont eu une influence certaine sur le premier Consul, car on retrouve dans ses instructions à Leclerc des passages entiers de certains de ces projets de débarquement. Malheureusement, s’il en tint compte pour choisir les lieux de débarquements et la politique à employer vis à vis de la population pour rapidement en détacher la plus grande partie de la cause de Toussaint, on verra qu’il ne suivit pas aussi scrupuleusement les consignes concernant le choix des troupes …

Mais l’élément décisif dans l’affermissement de la pensée du consul Bonaparte, ou du moins le prétexte à la mise en œuvre de sa nouvelle politique esclavagiste, semble être le rapport du général Kerverseau, le 12 septembre 1801. Celui-ci, en poste à Santo Domingo, a été renvoyé en métropole par Toussaint après que ce dernier eut illégalement pris possession de cette partie anciennement espagnole de l’île. Débarqué en France le 7 septembre, il présente son rapport au gouvernement cinq jours plus tard : « C’est à la République à examiner si, après avoir donné des lois à tous les monarques de l’Europe, il convient à sa dignité d’en recevoir dans une de ses colonies d’un nègre révolté … (…) Il faut avant tout, que tous les chefs actuels sortent de la colonie ; car tant qu’ils y seront, leur volonté sera plus puissante que la loi » 30 . Appelant à une intervention militaire, Kerverseau la souhaite limitée et destinée « (…) non pour asservir Saint-Domingue, mais pour l’affranchir de la tyrannie de ses oppresseurs (…) » 31 . Il n’est que partiellement entendu, et le gouvernement n’attend même pas d’être informé, un mois plus tard, de la promulgation de la constitution de Toussaint par le retour du chef de brigade du génie Vincent pour opter pour la manière forte. Les préparatifs militaires vont déjà bon train, et la paix avec l’Angleterre a justement permit de mettre en œuvre les moyens nécessaires à l’exécution de cette politique.

Dès lors que son idée est fixée sur le rétablissement de l’esclavage, le premier Consul œuvre entièrement dans ce sens : le lendemain de la paix avec l’Angleterre, il limoge le ministre de la Marine et des Colonies Forfait pour le remplacer par Decrès, favorable à l’esclavage. De même, il écarte l’amiral anti-esclavagiste Truguet, jusqu’alors un proche, et lui fait même cette réponse célèbre lorsque celui-ci essaye de prendre le parti des Noirs contre celui des colons : « On suppose que les colons sont pour les Anglais ; mais je peux vous assurer qu’à la Martinique il y a de très bons citoyens. Les partisans des anglais y sont connus. Ils y sont peu nombreux … On ne veut voir que des partisans des Anglais dans nos colonies, pour avoir le prétexte de les opprimer. Eh bien ! Monsieur Truguet, si vous étiez venu en Egypte nous prêcher la liberté des Noirs ou des Arabes, nous vous eussions pendu au plus haut d’un mât. On a livré tous les Blancs à la férocité des Noirs, et on ne veut pas même que les victimes soient mécontentes. Eh bien ! Si j’avais été à la Martinique, j’aurais été pour les Anglais, parce qu’avant tout il faut sauver sa vie. Je suis pour les Blancs parce que je suis Blanc. Je n’en ai pas d’autre raison et celle-là est la bonne » 32 . Plus qu’un véritable racisme, on peut reprocher à Bonaparte un ethnocentrisme aveugle, voire une cruelle indifférence à l’égard des Noirs, dont la condition et la liberté ne dépendent pour lui que du meilleur rendement qu’il peut en tirer : il avait bien l’intention de s’appuyer sur Toussaint à Saint-Domingue avant d’apprendre les initiatives politiques de ce dernier, contraires à ses vues.

Notes
21.

Article 91 de la Constitution de l’an VIII.

22.

Napoléon Bonaparte à Ganteaume, 19 décembre 1799, Correspondance de Napoléon I er publiée par ordre de l’empereur Napoléon III, n°4429

23.

Napoléon à la section de la Marine au Conseil d’Etat, 27 décembre 1799, Corr. de Napoléon n°4470

24.

Instructions pour le contre-amiral Lacrosse, 4 janvier 1800, Corr. de Napoléon n°4494

25.

Roederer (Pierre Louis), Œuvres, Paris, 1856, Ed. A. M. Roederer, p.334

26.

Dubois, propriétaire à Saint-Domingue, à Decrès, 12 octobre 1801, A.N. CC9A28

27.

Raphaël, propriétaire à Sainte-Lucie, à Decrès, 12 octobre 1801, A.N. CC9A28

28.

Malenfant (col), Des colonies, et particulièrement de celle de Saint-Domingue, Paris, Audebert, 1814, p.292-294. L’ « adjudant-commandant D… » semble être, d’après les quelques détails donnés par Malenfant, Urbain Devaux.

29.

Ibid,, p.299. Cet officier pourrait être le chef de brigade (colonel) Charrier de Bellevue, grand propriétaire à Saint-Domingue.

30.

Kerverseau à Forfait, 7 septembre 1801, cité in Beaubrun-Ardouin (Alexis), Etudes sur l’histoire d’Haïti, Paris, Dezobry & E. Magdeleine, 1854, t.4, p.451

31.

Ibid, p.450

32.

cité in Césaire (Aimé), Toussaint-Louverture, la Révolution française et le problème colonial, Paris, Présence africaine, 1981, p.319-320