Saint-Domingue

La première des îles d’Amérique, c’est Saint-Domingue. Cette île, ou plutôt ce tiers d’île, produit à elle seule plus de richesses que toutes les Indes britanniques. D’où la convoitise de Londres, qui tenta pendant cinq ans (1793-1798) de s’en emparer en s’appuyant sur les émigrés et colons blancs hostiles à l’abolition de l’esclavage : ce fut un désastre militaire (quatorze mille morts, principalement de maladies) et un gouffre financier …

Saint-Domingue s’appelait à l’origine Haïti, le « pays montagneux » dans le langage des tribus Arawaks qui l’habitaient. Découverte par Colomb dès 1492, elle est revendiquée au nom du roi d’Espagne et rebaptisée Espanola (ou Hispaniola pour les navigateurs britanniques).

L’implantation commence, les pacifiques Arawaks servant rapidement d’esclaves aux nouveaux colons. En 1494, le camp de base de Colomb dans la baie de Samana reçoit officiellement le nom de San Domingo et devient la capitale de la colonie. Rapidement, ce nom s’étend à toute l’île. Les Espagnols ne cherchent pas à exploiter cette île, dirigeant tous leurs efforts vers les colonies de Nouvelle Espagne (Mexique) & Pérou, plus riches en or. Il faut alors attendre le XVIIe siècle pour voir San Domingo se développer véritablement, principalement sous l’impulsion des flibustiers occupant l’île voisine : la légendaire île de la Tortue. Depuis ce repaire, les boucaniers, principalement français, emmenés par Bernard d’Oregon occupent peu à peu la partie occidentale de l’île, et mènent de nombreux raids en territoire espagnol. A tel point qu’en 1697, par le traité de Ryswick, l’Espagne reconnaît l’implantation française dans l’ouest de l’île, sous le nom de Saint-Domingue, la partie espagnole prenant le nom de Santo Domingo. Le gouvernement français soutient sa nouvelle colonie, dirigée par le gouverneur d’Oregon, en lui envoyant des prostituées et autres femmes indésirables en France. Ce n’est toutefois qu’en 1777, par le traité d’Aranjuez, que la frontière entre les deux parties est clairement fixée : Saint-Domingue occupe 27.844 km² à l’ouest, avec le Cap-Français pour capitale ; alors que la partie espagnole en occupent 50.000 km², avec pour capitale Santo Domingo. Néanmoins, malgré cette disproportion, la partie française est rapidement mise en valeur, grâce notamment au recours massif à l’esclavage. Les boucaniers n’avaient pas attendu leur reconnaissance officielle pour y recourir : le premier contingent de trois mille esclaves noirs est introduit en 1690, venant non pas d’Afrique mais d’un raid sur la colonie anglaise de la Jamaïque. Saint-Domingue produit rapidement le sucre, le café, l’indigo, le cacao, le coton, … en grande quantité, assurant jusqu’à la Révolution la prospérité des colons et des négociants de métropole. La Révolution de 1789, véhiculant les idées d’égalité et de respect du droit humain, jeta la colonie dans le chaos … Ce furent d’abord les affranchis mulâtres qui réclamèrent les premiers pour eux des droits identiques à ceux des blancs. Devant l’opposition de ces derniers, une première révolte eut lieu dans le Nord, rapidement réprimée de manière sanglante, et aboutissant au supplice public des chefs Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavannes. Par contre, les succès remportés dans l’Ouest par Beauvais sur les colons, ainsi que la diffusion des idées révolutionnaires parmi les esclaves noirs, poussèrent ceux-ci à se révolter à leur tour. Une cérémonie vaudou tenue au Bois-Caïman dans la nuit du 14 au 15 août 1791 fut le déclencheur de l’insurrection : le sorcier Boukman appela à une révolte générale et au massacre des blancs. L’appel fut entendu, et partout dans le Nord les habitations 34 furent ravagées et les blancs massacrés. D’abord « simple » expression de la lutte des esclaves contre leurs oppresseurs, la révolte est rapidement récupérée par les affranchis noirs ou mulâtres, plus instruits, qui en font un mouvement de libération et d’autonomie. Cette guerre de maquis et de raids durent jusqu’en 1793, lorsque la République déclare la guerre à l’Espagne : le gouverneur de Santo Domingo propose alors aux principaux chefs noirs d’intégrer son armée en échange d’une promesse de libération générale des esclaves une fois les Français vaincus. Plusieurs acceptent, dont l’un qui va prendre l’ascendant sur ses compagnons : Toussaint Breda. À la tête de quatre mille hommes, il vole de succès en succès. Les Espagnols et leurs alliés noirs gagnant du terrain, les commissaires de la République dans la partie française, Sonthonnax et Polverel, décident de leur propre chef d’offrir la liberté immédiate aux esclaves afin de se les attacher. La proclamation a lieu le 29 août 1793. La Convention étendra finalement la décision à toutes les colonies françaises en février 1794. Ce qu’apprenant, les colons blancs de Saint-Domingue appellent les Anglais à leur secours, préférant livrer l’île que de renoncer à leur force de travail servile : ceux-ci débarquent sept mille cinq cents hommes dans l’île en mai 1794. Heureusement pour les commissaires de la République, l’abolition générale leur rallie les principaux chefs rebelles dans la guerre contre les envahisseurs et les émigrés : Toussaint Breda change de camp à la même époque, et restaure la situation des troupes françaises, ce qui lui vaut d’être élevé au grade de général de division. Les Anglais, décimés par la fièvre, capitulent devant le général noir, devenu « Toussaint-Louverture » en 1798, alors que l’Espagne avait demandé la paix en Europe dès 1795, et même cédé (de manière virtuelle jusqu’en 1801) sa partie de l’île à la France. En 1798, quand les Anglais et les émigrés ont évacué l’île, deux nouvelles factions s’affrontent : les mulâtres du général Rigaud et les anciens esclaves noirs du général Toussaint. Après presque deux ans de lutte, ce dernier l’emporte, forçant Rigaud et ses partisans à s’embarquer pour la France en août 1800. Resté seul maître de l’île, Toussaint essaye de relancer son économie en replaçant, de manière autoritaire, les anciens esclaves au travail : une forme d’esclavage qu’ils acceptent venant d’un chef noir, mais qu’ils n’admettront pas sous Leclerc. Début 1801, il occupe la partie espagnole contre la volonté du premier Consul Bonaparte, qui voulait une prise de possession officielle par des troupes de France. Cette dernière initiative n’est particulièrement pas du goût du gouvernement consulaire, qui initie immédiatement les préparatifs d’une expédition d’envergure en vue de remettre la colonie au pas. Enfin, en juillet 1801, il se proclame gouverneur-général à vie de l’île, qu’une constitution taillée sur mesure a placé dans une autonomie de fait.

La principale expédition coloniale de l’ère napoléonienne y est donc destinée, sous le commandement du capitaine général Leclerc. Sa mission est de ramener, par la diplomatie ou par la force, les généraux et troupes noirs à la soumission, de les assurer du respect de leur liberté et de leurs droits, de les désarmer peu à peu en déportant les meneurs insurrectionnels, afin de faciliter la réintroduction de l’esclavage.

Les escadres quittent les ports de Brest, Lorient, Rochefort, Toulon et Cadix à partir du 14 décembre 1801, emportant une première vague d’environ douze mille militaires, sans compter de nombreux administrateurs ou d’anciens colons espérant récupérer leurs possessions dans le sillage de l’armée. Mais les escadres ratent les deux premiers points de rendez-vous et doivent donc se regrouper au cap de Samana, en vue de Saint-Domingue, ce qui permet à Toussaint-Louverture d’apprécier la puissance dirigée contre lui et de s’y préparer. Après de brefs pourparlers, stériles, avec le général Christophe le 3 février 1802, le débarquement s’opère sur plusieurs points à partir du 4 février 1802 : la division Boudet à Port-au-Prince, celle de Rochambeau à Fort-Dauphin, un détachement sous Kerverseau à Santo Domingo, et le reste de l’armée (divisions Hardÿ & Desfourneaux, et divers détachements) au Cap. Si Kerverseau s’empare par ruse, sans un coup de feu, de l’ancienne partie espagnole, les autres colonnes doivent se rendre maître de leurs objectifs de vive force. Peu après, un autre détachement, commandé par le général Humbert 35 , est envoyé pour s’emparer de Port-de-Paix : si ce bouillant général s’acquitte vite de sa mission, il se laisse emporter et poursuit dans les terres le général Maurepas, l’un des meilleurs officiers de Toussaint. La sanction est sans appel : battu, Humbert est repoussé dans les forts de la ville, et seule la présence des canons de la flotte lui évite de se faire anéantir.

Figure 2 : Réunion de la flotte au cap Samana et débarquement en plusieurs points.

Pendant que les divisions du Nord (Hardÿ, Desfourneaux et Rochambeau) convergent sur les Gonaïves, repoussant devant elles les généraux Christophe & Toussaint-Louverture, Leclerc détache le général Debelle avec des renforts au secours de Humbert. Mais comme ce dernier, Debelle se fait tailler en pièces et trouve refuge dans Port-de-Paix 36 . Il faut finalement que Leclerc détourne la division Hardÿ et une partie de sa garde personnelle contre Maurepas pour finalement dégager ses deux impétueux et malheureux subordonnés, et contraindre le lieutenant de Toussaint à faire sa soumission. Le coup est dur pour Toussaint-Louverture, qui voit là l’un de ses plus brillants généraux faire défection, mais surtout être bien accueilli par Leclerc, qui le maintient dans ses fonctions. Cet habile manœuvre politique de la part du commandant de l’armée expéditionnaire ne manque pas de produire son effet, car les actes de soumission se font dès lors de plus en plus nombreux.

Plus au sud, Boudet a lui aussi fait route vers les Gonaïves, mais Dessalines lui échappe après avoir incendié Saint-Marc. La manœuvre d’encerclement de Leclerc, qui voulait enfermer Toussaint et ses troupes entre ses divisions et la mer aux Gonaïves échoue, principalement du fait des mauvaises dispositions de Humbert et Debelle, et du talent de Dessalines à esquiver la colonne du général Boudet.

Toussaint-Louverture réunit celles de ses troupes encore fidèles et marche vers les montagnes de l’Ouest, où la population lui est acquise et où il entretient d’importants stocks d’armes et de nourriture. Il confie à Dessalines et à la garnison du commandant Lamartinière la défense de la redoute de Crête-à-Pierrot, position fortifiée construite par les Anglais, pendant l’occupation, sur le morne 37 du même nom.

De nouveau, les troupes françaises convergent sur ce point. C’est le général Debelle, officier d’artillerie placé à la tête de la Réserve de l’armée, qui y arrive le premier. Poursuivant une fois encore l’ennemi sans réfléchir, il se fait accueillir à coup de mitraille et doit être évacué, blessé comme beaucoup de ses hommes et presque tous ses officiers supérieurs. Boudet arrive à son tour le 11 mars : la même stratégie a les mêmes effets, et là aussi, Boudet est évacué avec une blessure ! Plus tard dans la journée, Leclerc arrive sur place avec la division Debelle ralliée et placée sous le commandement du général Dugua. Le commandant en chef lance immédiatement ce dernier à l’assaut, avec un résultat similaire aux deux précédentes attaques : Dugua est ramené grièvement blessé. Les deux divisions Boudet et Debelle ne comptent à elles deux plus un seul général valide, fût-il de brigade. C’est donc à l’adjudant-commandant Lacroix qu’est confiée la direction des deux divisions ! Leclerc décide finalement de mener un siège en règle, fait installer de l’artillerie et convoque les divisions Hardÿ & Desfourneaux pour compléter l’encerclement. Après presque deux semaines de siège, Leclerc ordonne de se tenir prêt à l’assaut pour le 25 mars. Mais Lamartinière le devance de quelques heures : ayant reçu de Dessalines (qui était resté à l’extérieur) l’ordre d’abandonner la position, il opère dans la nuit du 24 au 25 une audacieuse sortie qui, si elle ne se fait pas sans la perte d’un tiers de ses hommes, parvient à briser l’étau français et à rejoindre les lignes de Toussaint. Le corps expéditionnaire est maître de la position, mais au prix de pertes terribles. Ce brillant fait d’arme d’un simple commandant rebelle qui tint en respect les « vieilles bandes du Rhin » pendant deux semaines avant de leur échapper va jouer le rôle d’élément fondateur de la pensée indépendantiste haïtienne : si la résistance de Toussaint au corps expéditionnaire découle surtout de sa volonté de conserver un pouvoir personnel, la défense de la Crête-à-Pierrot apparaît comme le premier acte de résistance au pouvoir colonial esclavagiste en vue de l’indépendance. Lamartinière est élevé au rang de héros national (en oubliant qu’il mourra quelques mois plus tard, tué par les rebelles qu’il traquait pour le compte des Français) et sa compagne Marie-Jeanne, qui combattit toujours à ses côtés à la Crête-à-Pierrot en faisant régulièrement le coup de feu sur les remparts, devient une véritable Marianne haïtienne.

Figure 3 : Débarquements dans la partie française de Saint-Domingue et mouvements des divisions de terre jusqu’à la Crête-à-Pierrot (4 février-4 mars 1802)

Mais fin mars 1802, la symbolique de cette bataille n’est que de peu d’utilité à Toussaint, qui a perdu là un de ses principaux point d’appui. De plus, ses lieutenants font défection un à un. Il pourrait se replier dans les montagnes et mener la guérilla, mais ses chances de reprendre le pouvoir dans l’île sont nulles. Il entre donc en pourparlers avec Leclerc, et accepte de faire sa soumission aux conditions accordées à ses lieutenants, c’est à dire la liberté et le maintien de son grade. Leclerc accepte, et la phase militaire de la campagne prend fin, le 3 mai 1802. De part et d’autre, c’est un jeu de dupes : Toussaint n’a accepté de se soumettre que pour avoir suffisamment de liberté pour attendre et préparer une nouvelle insurrection, lorsque la fièvre jaune, qu’il sait inévitable, frappera le corps expéditionnaire ; Leclerc pour sa part affecte de témoigner le respect dû à l’ancien maître de Saint-Domingue, afin d’endormir la méfiance des Noirs avant de les désarmer et de les rendre dociles et sans défense aux chaînes de l’esclavage.

Leclerc s’attache dès lors à administrer la colonie et à la relever après tant d’années de guerre. Mais si le capitaine général se donne corps et âme à sa mission, il commet plusieurs erreurs politiques :

pour combler les lourdes pertes subies lors de la campagne contre Toussaint, et accentuées par les ravages naissant de la fièvre jaune, il s’appuie de plus en plus sur les troupes noires qu’il devait désarmer.

alors que les directives du premier Consul lui enjoignaient de s’attacher les « hommes de couleur » (les métis, dits aussi « mulâtres »), moins nombreux mais plus favorables aux blancs, pour neutraliser les noirs, Leclerc fait l’inverse : il déporte peu après son arrivée le général Rigaud, champion de la cause mulâtre, et plusieurs de ses officiers pour ne pas heurter les noirs. Par-là, il se prive d’alliés qui l’eussent solidement soutenu lors de la seconde insurrection.

les politiques agraires et de désarmement ordonnées par Leclerc, même seulement partiellement appliquées, génèrent des troubles et un très fort mécontentement. La première consistait à replacer de force si nécessaire les anciens esclaves sur les propriétés de leurs anciens maîtres pour les y faire travailler : du travail forcé déguisé, mesure préparatoire au prochain rétablissement de l’esclavage. La même politique appliquée par Toussaint n’avait pas causé tant de problèmes, mais sous l’autorité des blancs, elle devenait intolérable aux yeux des anciens esclaves.

De plus, d’autres facteurs indépendants de sa volonté vont encore venir compliquer sa tâche et celle de son successeur :

les maladies, et parmi elle la fameuse fièvre jaune, font rage à partir d’avril avec une ampleur rarement observée jusqu’alors, décimant les régiments européens et limitant grandement les moyens d’action de Leclerc.

l’attitude vexatoire de nombreux officiers ou colons rentrés avec le corps expéditionnaire, qui donnent à comprendre aux noirs que le retour de l’esclavage est proche.

la reprise de la guerre entre la France et l’Angleterre qui isole de fait, à partir de 1803, la colonie de la métropole, et donc des renforts dont elle a tant besoin.

le général Richepance, commandant l’expédition de la Guadeloupe avec les mêmes ordres que Leclerc, annonce le rétablissement de l’esclavage sans en prévenir son voisin. La nouvelle de ce rétablissement colporté à Saint-Domingue jette la stupeur dans les rangs de la population noire et de couleur. C’est là le facteur déterminant de la seconde insurrection.

la reprise de l’insurrection à partir d’août 1802 annule tous les efforts de Leclerc pour rétablir la colonie, le forçant à s’enfoncer dans son erreur consistant à s’appuyer sur les troupes noires, celles de l’expédition étant trop affaiblies par les maladies.

l’aide logistique apportée par les Etats-Unis, bien plus que par la Grande-Bretagne, aux insurgés, à qui ils fournissent armes et munitions. Cette aide s’inscrit dans le cadre de la doctrine Monroe qui veut l’éviction de toutes les puissances coloniales européennes de la zone d’influence américaine.

Leclerc en est réduit à parer les coups que lui portent les rebelles. Ceux-ci sont encore désorganisés, sans véritable chef. Le général noir Dessalines, qui deviendra l’unificateur de la résistance, sert longtemps encore les Français, profitant de la situation pour éliminer dans les rangs rebelles tous ceux qui pourraient s’opposer à ses futures prétentions au commandement de l’armée haïtienne, lorsqu’il aura à son tour fait défection. Pendant ce temps, les unités coloniales (exception faite des gardes nationales, généralement mulâtres) font défection une à une, ce qui entraîne en représailles la déportation voire l’élimination de certains chefs suspectés de vouloir les imiter. Le cas de Maurepas, impitoyablement torturé avant sa mise à mort, est symptomatique de cet état de paranoïa qui frappait le corps expéditionnaire.

Acculé de toutes parts, le corps expéditionnaire se voit même sur le point d’être balayé lorsque le 14 octobre 1802, le général Clervaux et son bras droit Pétion (futur président haïtien) qui viennent de faire défection à leur tour marchent sur le Cap où se trouve le gouvernement : cinq mille insurgés attaquent une ville défendue par moins d’un millier d’hommes, dont une bonne partie de la garde nationale locale. Un millier d’hommes supplémentaires de la 6e demi-brigade coloniale, composée essentiellement de mulâtres, sont désarmés et enfermés à bord de la flotte avant les combats, Leclerc craignant qu’ils ne se retournent contre lui. La bataille fait rage pendant une partie de la nuit du 15 au 16, alors que les rebelles tentent de s’emparer des fortins de la défense extérieure de la capitale. Bien que la plupart des positions aient été conservées, au prix de contre-attaques sanglantes où disparaît la Garde du capitaine général, Leclerc est contraint de se replier sur les faubourgs de la ville le 16, par manque de combattants pour maintenir la défense des forts. Observant ce repli, les marins de la flotte croient la ville perdue et craignent que leurs prisonniers ne se soulèvent contre eux à cette occasion : le millier d’hommes de la 6e Coloniale est noyé sans pitié en peu de temps.

Leclerc, bloqué par terre dans le Cap, appelle des renforts et adopte une nouvelle stratégie générale : il ordonne l’abandon dans toute l’île des postes dans les terres, pour se retrancher dans quelques villes-clés sur les côtes (Jacmel, Jérémie, les Cayes, Port-au-Prince, Saint-Marc, Le Môle Saint-Nicolas, …) en attendant l’arrivée de renforts de France qui pourront servir de masse de manœuvre pour dégager ces places. Mais le capitaine général est épuisé, et c’est sans doute à cette période qu’il contracte la fièvre jaune dont il décède le 2 novembre 1802, laissant le commandement au général Rochambeau.

Rochambeau, le fils du héros de la guerre d’indépendance américaine, est un excellent meneur d’hommes, un officier qui a su démontrer ses compétences militaires, mais qui va s’avérer un piètre administrateur et d’un racisme particulièrement inhumain. Placé à la tête de la colonie, il en devient une sorte de vice-roi, ayant sa cour, un véritable harem et donnant des fêtes somptueuses alors que ses hommes meurent de faim dans d’autres parties de la colonie. Recevant peu après sa prise de commandement les renforts si longtemps attendus par son prédécesseur, Rochambeau les lance à l’assaut de plusieurs positions perdues plutôt que des employer à soulager les places résistant encore : c’est que le nouveau capitaine général veut annoncer rapidement une victoire éclatante, comme la reprise de Fort-Dauphin. Lancés dans les combats dès leur débarquement, les renforts sont rapidement décimés par le feu et la maladie, et Rochambeau réduit à la même situation que Leclerc. Malgré quelques tentatives généralement vouées à l’échec (comme la manœuvre concentrique du général Brunet autour des Cayes), l’année 1803 voit tomber les places fortes françaises une à une, le plus souvent reprises par les Anglais avec qui la guerre a recommencé, mais aussi par les insurgés dont l’armée expéditionnaire sait n’avoir aucune pitié à attendre.

Finalement, en octobre 1803, le général Dessalines qui a unifié sous son commandement toutes les bandes rebelles, et les a réorganisées en bataillons et demi-brigades, marche contre le Cap où se trouve Rochambeau. Celui-ci s’avance à sa rencontre, et s’installe sur la position retranchée de Breda, constituée d’un réseau de blockhaus et fortins, dont celui de Vertières qui donnera son nom à la bataille. L’affrontement a lieu le 18 novembre : Dessalines à vingt mille hommes avec lui, Rochambeau moins de la moitié mais occupe de solides positions. Pendant une bonne partie de la journée, l’armée « indigène » monte vaillamment à l’assaut des retranchements français (souvent au chant de la Marseillaise), jusqu’à ce que le général noir Capois s’empare d’une hauteur négligée par Rochambeau, la position Charrier. De l’artillerie y est hissée qui bombarde les fortins français en contrebas. Une averse tropicale stoppe les combats dans l’après-midi. Les troupes de Rochambeau tiennent toujours, mais les pertes ont été trop lourdes, et le bombardement depuis la position Charrier anéantit tout espoir de pouvoir continuer à tenir longtemps. Rochambeau ordonne la retraite et rentre au Cap.

La bataille de Vertières sonne le glas de la présence française à Saint-Domingue : Rochambeau comprend qu’il n’y a plus d’espoir, et entre en pourparlers avec Dessalines pour négocier l’évacuation de l’armée expéditionnaire. Celui-ci accorde aux Français jusqu’au 30 novembre pour quitter l’île paisiblement, mais la flotte britannique qui bloque le Cap n’entend pas être liée par cet accord et fait savoir qu’elle s’emparera de tout navire tentant de sortir. Rochambeau tente de négocier avec l’amiral anglais, mais celui-ci exige la capitulation totale du corps expéditionnaire. Le 30 novembre 1803, Dessalines annonce qu’il bombardera la flotte dans la rade du Cap si elle n’en sort pas sur l’heure, conformément aux accords passés. Chargé de blessés et de réfugiés, Rochambeau se sait incapable de forcer le blocus anglais et accepte finalement le jour-même de faire capituler son armée expéditionnaire devant les Anglais, à la condition que ses officiers et lui-même soient rapatriés en France. Condition qui lui est accordée, mais qui ne sera que très partiellement respectée.

Il ne reste plus alors de troupes françaises à Saint-Domingue qu’au Môle Saint-Nicolas, commandées par le général de Noailles. Durant le mois de décembre 1803, par une manœuvre audacieuse, il parvient à se faufiler de nuit avec plusieurs navires entre les mailles du filet tendu par la Royal Navy : il réussit l’exploit d’évacuer toute la garnison, ses blessés et la population blanche de la ville, avec lesquels il rallie d’autres rescapés français à Cuba, colonie espagnole toujours alliée à la France à cette époque.

Le général de brigade Lavalette du Verdier, officier le plus ancien parmi les rescapés, y reforme une petite brigade qui doit rejoindre Santo Domingo, la partie espagnole de Saint-Domingue, où quelques troupes françaises se trouvent toujours. Mais ces renforts périront presque tous en mer, au cours d’un naufrage dans les « Jardins de la Reine », récif de corail séparant Cuba de Saint-Domingue …

Le général Kerverseau qui, on s’en souvient, avait été détaché à Santo Domingo dès les premiers jours du débarquement de février 1802, n’avait pas connu les mêmes difficultés que ses collègues dans la partie française. Certes, les troupes européennes sous ses ordres avaient été également décimées par les maladies, mais au moins la population noire restait calme, et les gardes nationales espagnoles parvenaient plus ou moins à contenir les incursions de rebelles venant de la partie française. Vers la fin de l’année 1803, de nombreux débris d’unités françaises en retraite, coupées du Cap et bloquées par mer par la Navy, se replient vers Santo Domingo et grossissent les forces de Kerverseau.

Lorsque le général de brigade Ferrand, qui commande les troupes sur la frontière entre les deux parties de l’île, apprend la capitulation de Rochambeau, il comprend que l’ennemi qui l’avait jusqu’alors laissé dans une certaine tranquillité va bientôt se tourner contre lui : il réunit tous ses détachements et ralliant à lui le général Barquier, se replie aussi vite que possible vers la ville de Santo Domingo Il y parvient le 20 décembre 1803, et réclame sur-le-champ le commandement supérieur des forces françaises de Santo Domingo, quoique Kerverseau fut plus ancien que lui, s’appuyant sur le fait qu’il se trouve à la tête de bien plus de troupes que ce dernier. Kerverseau désirait depuis longtemps rentrer en France : il « capitula » d’autant plus vite et s’embarqua pour la métropole.

Ferrand rallia à lui tous les soldats français, détachements perdus, officiers isolés, anciens colons volontaires, rescapés de Cuba ou des Etats-Unis, … afin de se constituer une petite force capable de défendre l’ancienne partie espagnole. Finalement, il parviendra à regrouper un peu moins de trois mille hommes, en comptant les gardes nationales espagnoles.

Pendant toute l’année 1804, Ferrand administre efficacement ce dernier vestige colonial français à Saint-Domingue, s’attachant les Espagnols par une politique habile. A plusieurs reprises, il repousse les sommations de la flotte anglaise l’enjoignant de rendre la place.

Mais en février 1805, la guerre se rappelle à la garnison de Santo Domingo : Dessalines, ayant organisé le nouvel état voisin d’Haïti et mâté les derniers opposants à son pouvoir, a réuni une armée de huit mille hommes pour marcher contre la partie espagnole. Les avant-postes français sont repoussés et se replient sur la ville, devant laquelle l’armée haïtienne met le siège le 13 mars. Ferrand résiste pendant deux semaines, lorsque le 27 mars la cloche d’alarme de la ville annonce l’approche d’une escadre : c’est la flottille de l’amiral Missiessy, portant l’expédition du général Lauriston qui devait renforcer la Guadeloupe et la Martinique et s’emparer de plusieurs colonies mineures anglaises. Cette opération entrait dans le cadre de la grande manœuvre de Napoléon pour attirer Nelson loin de la Manche en vue de débarquer en Angleterre. En France, on était incertain quant à la présence de troupes françaises à Santo Domingo, les seules nouvelles à ce sujet venant de la Guadeloupe. C’est là que Missiessy & Lauriston eurent vent du siège : ils décidèrent alors d’aller s’en rendre compte par eux-mêmes, et firent irruption au plus fort de la bataille ! L’apparition de cette flotte battant pavillon français jette la stupeur dans les rangs de Dessalines, ce que Ferrand met à profit pour lancer une sortie de la garnison, qui s’empare de plusieurs retranchements ennemis. Dès le lendemain, l’armée haïtienne abandonne le siège. L’escadre française décharge des vivres et des munitions, ainsi qu’un renfort de cinq cents Piémontais, avant de repartir, laissant de nouveau la garnison de Santo Domingo dans l’isolement.

Au moins sait-on désormais à Paris que Ferrand et une poignée d’hommes conservent une tête de pont dans l’île. Quelques maigres renforts leur sont encore envoyés en 1806.

Pendant deux ans, la situation reste calme. Mais en juillet 1808, la nouvelle parvient de l’invasion de l’Espagne par la France : la population de Santo Domingo, restée espagnole de cœur malgré son rattachement officiel à la France, se retourne contre les Français. Le gouverneur de Puerto Rico envoie à Santo Domingo un petit corps expéditionnaire autour duquel se greffent des milliers de colons espagnols de Santo Domingo. Ferrand n’a alors plus que mille cinq cents hommes pour toute garnison, ce qui ne l’empêche pas de marcher à la rencontre de l’ennemi dans les premiers jours d’octobre avec une colonne de seulement trois cent cinquante hommes, auxquels il attache en chemin une centaine de gardes nationaux espagnols qu’il croit fiables. Le 7 novembre, les quatre cent cinquante hommes de Ferrand rencontrent les deux mille hommes de don Ramirez à Ceybo (ou Palo-Inclinado pour les mémorialistes français). Malgré son infériorité numérique, Ferrand ordonne l’assaut, et se fait tailler en pièces, d’autant que les gardes nationaux et dragons espagnols qui l’accompagnent l’abandonnent au milieu du combat. Ses aides de camp entraînent le général loin du champ de bataille, mais celui-ci profite de la première halte pour se loger une balle dans la tête.

Les rescapés parviennent à rentrer dans Santo Domingo, où ils s’enferment sous le commandement du général Barquier. Une fois encore, la ville est assiégée, mais par les Espagnols cette fois-ci (à partir du 26 novembre 1808), et la seule escadre à paraître est celle de la Royal Navy qui bloque la rade à compter du 16 mai 1809. Cette fois-ci, la garnison ne se contente pas de soutenir les assauts ennemis, mais au contraire orchestre plusieurs violentes sorties qui mettent à mal les assiégeants, les contraignant même en une occasion (27 février 1809) à rompre le siège pendant plus d’une semaine, qui est mise à profit pour remplir les magasins de la garnison. Barquier et ses troupes réduites à quelques centaines d’hommes épuisés sont finalement contraints à capituler devant les Britanniques le 7 juillet 1809, toujours sous condition de rapatrier les officiers en France. Cette fois-ci, la Navy appliquent avec scrupule toutes les clauses, témoignant le plus grand respect aux spectres qui se rendent à eux. C’est le dernier acte de la présence française dans l’île de Saint-Domingue …

Au total, on estime que seuls trois mille des soixante mille hommes 38 (officiers, soldats, marins, médecins, employés civils de l’armée ou du gouvernement) envoyés à Saint-Domingue entre 1801 et 1809 ont pu rentrer en France avant la première abdication de Napoléon, la grande majorité étant des officiers évacués pour raisons sanitaires. La première Restauration vit alors le retour de bon nombre de prisonniers, malheureusement très difficilement comptabilisables …

Comme son nom arawak l’indique, Saint-Domingue est une île montagneuse : le centre et le sud sont couverts de petites chaîne de montagne, orientées nord-ouest / sud-est. Aux deux extrémités, celles-ci s’abaissent jusqu’à former une plaine où se trouve respectivement le Cap-Français & Santo Domingo Ce relief accidenté rend les communications terrestres difficiles, c’est pourquoi celles-ci passent essentiellement par la mer, la plupart des implantations humaines de l’île étant de toutes manières situées sur les côtes. Le climat de l’île est très supportable pour les Tropiques : la température y est d’environ 18° C dans les hauteurs et de 28° le long des côtes. Les nuits y sont toutefois très fraîches. De décembre à mars, c’est la saison sèche, où les températures sont les plus chaudes. D’avril à septembre, c’est la saison des pluies : celles-ci inondent de vastes zones humides qui forment alors des marécages où pullulent les moustiques, vecteurs de la fièvre jaune. Pour les arrivants, souvent affaiblis par une traversée éprouvante, c’est la période la plus dangereuse, la fièvre pouvant tuer en quelques jours …

Notes
34.

Le terme « habitation » désigne, aux colonies, de vastes domaines de colons, comprenant aussi bien les bâtiments que les terres …

35.

Le fameux « Lion amoureux » de Ponsard …

36.

On verra plus tard les dessous de cette affaire, dont la version officielle semble sensiblement différente de la réalité du terrain …

37.

A Saint-Domingue et dans les autres îles d’Amérique, le terme de « morne » désigne des collines.

38.

Peyre-Ferry avance même le chiffre de quatre-vingt mille hommes.