1.1.2 - Les amis de Moreau

Mais ce travail de sape des appuis de Moreau ne s’arrête pas à ses premiers généraux, le premier Consul neutralise aussi ses amis, quel que soit leur rang : ainsi le cas du général de brigade Salme. Celui-ci a la particularité d’être l’ami, outre le général Moreau, des généraux Macdonald et Pichegru, ce qui ne le prédispose pas à une attitude très conciliante vis à vis du pouvoir consulaire. Lorsque le général Bonaparte lui propose une place dans son expédition d’Egypte en 1799, Salme refuse sur les conseils de son mentor Moreau, alors même qu’il est en disgrâce et harcèle le gouvernement pour obtenir un emploi. C’est dire l’antipathie qu’éprouve l’ardent républicain pour le héros d’Italie, ou du moins son abnégation face à Moreau. Rentré de captivité en 1801, c’est chez ce dernier et non au ministère de la Guerre ou chez le premier Consul que Salme se rend. Celui-ci lui fait part de ses critiques à l’égard du nouveau régime, et comme toujours, Salme acquiesce aux paroles de son chef, à qui il jure obéissance. Mais ces deux années de captivité l’ont laissé sans ressource, et lorsqu’il demande au ministère de la Guerre un emploi, il est immédiatement désigné pour Saint-Domingue. Pourquoi une telle faveur, alors que Salme n’est pas de la coterie du premier Consul, n’a aucun appui crédible (tous ses amis sont en disgrâce) et que les bureaux du ministère sont remplis de suppliques de généraux bien plus en cour que lui ? Sans doute, comme Richepance, Salme s’est fait acheter par la promesse de refaire rapidement sa fortune de manière peu scrupuleuse aux colonies. Toujours est-il que le gouvernement se satisfait de mettre par tous les moyens un océan entre Moreau et lui.

Autre proche de Moreau, le capitaine Jean-Baptiste-Marie Rapatel 60 , son ancien aide de camp. Il est aide de camp du général Brunet à Saint-Domingue : Leclerc le cite pour sa valeur dans son rapport au ministre de la Marine du 9 février 1802 61 , et demande pour lui une arme d’honneur. Le 18 mars 62 , le ministre répond que toutes les promotions et armes d’honneur demandées ont été accordées par le premier Consul, y compris donc celle de Rapatel. Pourtant, trois mois plus tard 63 , Leclerc précise qu’il a bien reçu toutes les promotions et brevets d’honneur, tous … sauf celui de Rapatel. Encore cinq mois plus tard, Rapatel écrit en France, à un général dont le nom n’est nul part mentionné, (peut-être Moreau lui-même ?) : « Nous ne sommes plus dans un moment où un officier d’honneur peut quitter l’armée, aussi y resterai-je quoi que je suis le seul à y avoir été maltraité. Le général Leclerc vient de mourir. Il avait demandé pour moi un brevet d’honneur, il ne m’a pas été envoyé. Une seconde demande suivit de près la première. Comme je n’ai plus personne à Paris à qui écrire puisque mon malheureux frère est mort, pardonnez-moi, mon général, si je vous prie d’engager Le Marois à faire des démarches pour moi, près le ministre de la Guerre, afin d’obtenir ce qui m’a été accordé à la connaissance de toute l’armée » 64 .

Il est intéressant de constater que ces deux officiers parmi les plus proches de Moreau, Salme et Rapatel, se virent tous deux refuser par le gouvernement de métropole la reconnaissance de leur promotion ou honneurs gagnés à Saint-Domingue …

A l’inverse, d’autres qui s’obstinent dans leur opposition au premier Consul se voient privés de ce type de récompense. On a vu le sort réservé au général Lecourbe pour avoir défendu Moreau, il en fut de même pour un autre ami fidèle de ce dernier : le chef de bataillon (et futur général) Joseph-Léopold-Sigisbert Hugo, père du poète. En novembre 1802, il est chef de bataillon à la 20e demi-brigade et se morfond à ce poste. Il envoie sa femme à Paris pour solliciter de son ami Joseph Bonaparte une nouvelle affectation : « Elle n’obtenait rien, malgré l’intervention active du frère du premier consul. Joseph Bonaparte ne parvenait pas à faire agréer le protégé de Moreau. Au lieu d’une faveur, le chef de bataillon eut un exil. On tria dans sa demi-brigade tout ce qu’il y avait d’aguerri et d’équipé pour l’expédition de Saint-Domingue, et, quand il n’y resta plus que des conscrits mal habillés, on les lui donna pour les conduire en Corse, puis à l’île d’Elbe. Voyant que les sollicitations aggravaient sa disgrâce, il écrivit à sa femme de revenir » 65 . A la fin de 1802 encore, malgré les pertes terribles déjà subies par l’armée expéditionnaire de Leclerc, c’est une disgrâce, un exil, pour un officier que de n’être pas sélectionné pour participer à l’expédition.

Un autre cas intéressant parmi les amis de Moreau, celui du chef de brigade Malenfant. Cet ancien propriétaire de Saint-Domingue a combattu de nombreuses années dans son île, pour la République. Contrairement à bon nombre de ses collègues colons, il est favorable à la liberté des Noirs. Fort de son expérience, il est désigné en 1801 comme inspecteur aux revues pour l’expédition destinée à cette île. Au cours d‘un repas donné à Brest chez le général Ledoyen, il se permet de contredire un officier qui affirme qu’une poignée d’hommes suffirait à contraindre les Noirs, puis énonce un pronostic pessimiste quant aux chances de succès de l’expédition si d’aventure le capitaine général en venait à l’affrontement avec Toussaint. Le lendemain, il apprend que Leclerc a donné l’ordre qu’il soit rayé des listes de l’expédition et renvoyé à Paris. Lorsqu’il en demande les raisons à son ami Daure 66 , celui-ci répond : « C’est pour vos opinions sur les colonies, et un peu pour vos liaisons avec Moreau » 67 . D’ailleurs, le général Dugua lorsqu’il lui remet son ordre de débarquement le croit parent du général Moreau … Plus tard, rentré à Paris, Malenfant se rend chez son ami Daru, qui s’amuse beaucoup de son renvoi sur la « dénonciation qu’il aime les Nègres » 68 . Et Malenfant de répondre « Je ne dissimule point que c’est un peu cette raison ; mais la véritable, c’est la haine qu’il [Leclerc] porte à Moreau depuis sa dernière campagne. Il a voulu se venger sur moi » 69 . « Tout cela passera ; c’est l’affaire de quelques mois », lui avait dit Daru : mais refusant de s’abaisser à aller plaider sa cause auprès du premier Consul, il est réformé …

Enfin, un dernier éminent officier de l’armée de Moreau avait fait savoir son désir de passer à Saint-Domingue comme commandant de la cavalerie de l’armée de Leclerc : le général, et futur maréchal, Ney ! Il ne part pas avec la première vague de troupes de l’expédition, en décembre 1801, mais le premier Consul semble néanmoins désireux d’accéder à sa requête puisque dès que commencent les préparatifs pour les expéditions de renforts, il le désigne pour en commander les premiers éléments : « De nouvelles expéditions vont partir (…) une de Rochefort, l’autre de Brest. Cette dernière sera commandée par le général Ney, s’il persiste dans son projet » 70 . On sait que Ney ne passa finalement pas à Saint-Domingue : sans doute est-il finalement revenu, fort judicieusement, sur sa décision …

Notes
60.

Ne pas confondre avec Paul-Marie Rapatel, futur adjudant-commandant sous l’Empire, et général de premier plan lors de la conquête de l’Algérie, qui n’est alors que lieutenant et servant en Italie.

61.

Leclerc à Decrès, 9 février 1802, Lettres du général Leclerc n°16

62.

Decrès à Leclerc, 18 mars 1802, Lettres du général Leclerc, Annexe II, lettre n°2

63.

Leclerc à Decrès, 7 juin 1802, Lettres du général Leclerc n°74

64.

Rapatel à un général anonyme, 11 novembre 1802, S.H.A.T., B78

65.

Hugo (Adèle), Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Paris, Ed. Lacroix, 1863

66.

Préfet colonial et commissaire-ordonnateur de l’expédition de Saint-Domingue. Il fut même capitaine général par intérim à la mort de Leclerc, en attendant l’arrivée de Rochambeau au Cap.

67.

Malenfant, Op. Cit., p.295

68.

Malenfant, Op. Cit., p.302

69.

Ibid

70.

Napoléon à Berthier, 20 décembre 1801, Napoléon Bonaparte. Correspondance générale n°6689