1.2 - L’expérience coloniale

1.2.1 - Les vétérans d’outre-mer

C’est le 7 octobre 1801, dans sa « Note pour l’organisation des troupes coloniales », que le premier Consul dresse le plan de l’expédition de Saint-Domingue. Jusqu’alors, il ne s’agissait que d’y faire parvenir quelques renforts, mais les révélations de Kerverseau sur la situation dans l’île ont finalement fait pencher la balance pour l’intervention armée. Alors que les bureaux du ministère ont déjà commencé à diriger les troupes sur les ports désignés pour l’embarquement, Napoléon travaille à l’encadrement de celles-ci. Le 19 octobre, il écrit au ministre de la Guerre : « Je vous prie, Citoyen Ministre, de me faire remettre une note de tous les officiers d'artillerie et du génie qui ont été à Saint-Domingue, de tous les officiers d'état-major qui ont été avec le général Hédouville, et les lieux où ils se trouvent aujourd'hui; de me faire réunir au dépôt des cartes tous les plans des places fortes et forts de Saint-Domingue » 71 . L’un des premiers critères de sélection des généraux de divisions, mais également de nombreux officiers d’état-major, sera donc leur expérience coloniale ou navale.

Sur les vingt-cinq généraux de brigades 72 désignés pour les îles d’Amérique avec la première vague des expéditions de Saint-Domingue (c’est à dire quittant les ports d’Europe entre le 14 décembre 1801 et le 1er juillet 1802), de la Guadeloupe et de la Martinique (tous ceux désignés avant le 1er juillet 1803) neuf ont déjà été ou vécu aux colonies 73 (Egypte comprise) et trois ont déjà été engagés dans des opérations navales 74 . Douze généraux sur vingt-cinq, soit 48%, un peu moins de la moitié, sont des vétérans d’une ou plusieurs campagnes outre-mer, quel qu’en ait été le résultat. Ce pourcentage grimpe jusqu’au trois quarts dès lors qu’on s’intéresse aux onze généraux de divisions 75 (même conditions et période que précédemment, et en excluant les capitaines généraux déjà mentionnés), six ont déjà été ou vécu aux colonies 76 et deux ont déjà été engagés dans des opérations navales 77 , soit huit sur onze. Au total, ce sont donc vingt généraux sur trente-six participants à ses expéditions, 55,5%, un peu plus de la moitié, qui peuvent se vanter d’une quelconque expérience outre-mer. Ce fort pourcentage permet de penser que si ce critère n’a pas été déterminant en chaque occasion, le gouvernement aura tout de même pris le plus grand soin à sélectionner des officiers supérieurs expérimentés pour optimiser les chances de succès de ces expéditions.

D’ailleurs, si on pratique la même analyse sur les officiers généraux ayant été envoyés vers les îles d’Amérique après août 1802 (sous les mêmes conditions), on constate que le nombre de vétérans d’outre-mer parmi eux chute dramatiquement, preuve que par la suite, le gouvernement métropolitain mettra moins de soin à choisir des officiers d’expérience. Ainsi, sur huit 78 nouveaux généraux, un seul a déjà vécu ou servi aux colonies 79 et un seul également a participé à une opération navale 80 . En ce qui concerne Sarrazin, nous verrons que son passé politique a pesé de sans doute beaucoup plus de poids dans la balance que son expérience coloniale au moment de le désigner …

A côté de ces généraux, le gouvernement envoie un grand nombre d’officiers d’état-major à la suite, attachés à ceux-ci. Là encore, on retrouve de nombreux spécialistes des colonies, dont l’expérience outre-mer devait garantir le succès de l’expédition. Ainsi, Richepance emmène avec lui aux Antilles deux généraux de brigade, trois adjudants-commandants, un chef de brigade et quatre chefs de bataillon. Sur ce nombre, on a déjà vu plus haut que les deux généraux de brigade (Gobert et Sériziat) avaient tous deux une expérience des colonies ou des opérations outre-mer. Parmi les adjudants-généraux se trouve le Guadeloupéen Dugommier-Dangemont 81 . Quant aux chefs de bataillon, l’un, Arnauld, est martiniquais, un autre, Pillet, sort des troupes de l’expédition de Sahuguet vers l’Egypte. L’adjudant-commandant Castella, ayant servit plus de quinze ans aux Antilles, est envoyé en avant du capitaine général de la Martinique pour se faire restituer cette colonie de la main des Anglais, etc.

A Saint-Domingue, le premier Consul affecte de nombreux officiers surnuméraires dont les connaissances tant géographiques que sociales peuvent faciliter la tâche du général Leclerc. C’est le cas par exemple de l’adjudant-commandant Huin, qui a servi à Saint-Domingue de 1792 à 1800, et est un ami personnel de Toussaint dont il accompagne les enfants. Le colonel Malenfant, colon de l’île, y ayant longtemps servi est placé auprès de Leclerc comme inspecteur aux revues. Ses précieux conseils n’étant malheureusement pas du goût de tous, il sera débarqué juste avant le départ de l’expédition. Les adjudants-commandants Lavalette du Verdier et (Urbain 82 ) Devaux, le chef de brigade Charrier de Bellevue, … y ayant servit et possédant des terres dans l’île, sont autorisés à y retourner à titre privé, pour affaires, avec le corps expéditionnaire : le premier sera intégré à la division Rochambeau avant même le débarquement, le second commandera à son arrivée les dragons de la milice avant d’entrer plus tard officiellement au service du corps expéditionnaire, le troisième finira inculpé pour dettes sans, semble-t-il, avoir été employé …

Il en est de même dans les grades d’officiers inférieurs. Sur un état d’embarquement 83 pour Saint-Domingue datant de début janvier 1802, il apparaît que sur dix passagers militaires sans emploi, quatre y ont déjà fait un ou plusieurs séjours. Parmi eux le chef de brigade Boscus, qui s’y illustrera encore à plusieurs reprises.

Mais ces officiers expérimentés ne sont choisis que dans une optique : la guerre. Malgré les proclamations, adresses et lettres rassurantes du premier Consul, ce dernier n’envisage rien d’autre que la réduction de l’île par les armes. C’est pour cela, on l’a vu, qu’il choisit pour l’expédition un encadrement éprouvé pour ce genre de mission, alors que de l’avis de plusieurs officiers de marine ou colons ayant récemment fait la guerre à Saint-Domingue, les armes n’apporteront que ruine et désolation. Le gouvernement a choisit d’écouter les conseils et avis des colons exilés, souvent depuis le début des troubles, qui ignorent les changements gigantesques intervenus dans l’île depuis leur départ, plutôt que ceux de personnes ayant une connaissance plus récente de la situation. Les premiers assurent que les Noirs ne sont que des enfants, qui jetteront leurs armes de peur et retourneront gaiement aux champs dès lors que paraîtront les bonnets à poil de quelques grenadiers, alors que les seconds prédisent qu’il serait vain de croire que ceux qui ont goûté à la liberté et aux commandements y renoncent sans combattre. Mais l’avis de ces derniers est balayé par les certitudes du gouvernement et des commandants de l’expédition : « On sait combien fut malheureuse cette expédition : elle fut combinée en France, et dirigée dans la colonie avec un profond mépris des observations unanimes des hommes qui connaissaient ces contrées » 84 . Certes les avis étaient loin d’être aussi unanimes que le prétend le comte de Vaublanc, lui-même émigré, mais il est indéniable que le gouvernement s’est laissé endormir par les flatteries et les assurances de retour facile à l’ordre clamées par les colons favorables à l’épreuve de force et à la restauration de l’esclavage …

Notes
71.

Napoléon à Berthier, 19 octobre 1801, S.H.A.T., B71

72.

Brunet, Humbert, (Pierre) Boyer, Kerverseau, Le Doyen, Fressinet, Clauzel, du Barquier, Amey, Dutruy, Salme, Rigaud, Besse, L’Eveillé, Villatte, (Claude) Clément, Ferrand, Tholosé, (Maurus) Meyer de Schauensee & Jablonowski à Saint-Domingue ; Gobert, Sériziat et Houdetot à la Guadeloupe ; De Vrigny à la Martinique et (Jean) Noguès à Sainte-Lucie.

73.

Kerverseau et Fressinet ont servit pendant quatre ans à Saint-Domingue ; Rigaud, Villatte, Besse & L’Eveillé sont tous originaires de Saint-Domingue ; Gobert est un colon de la Guadeloupe ; Pierre Boyer a fait la campagne d’Egypte ; Houdetot a servit plusieurs années en Inde et à l’île de France.

74.

Humbert a débarqué en Irlande ; Meyer de Schauensee & Sériziat commandait sous Sahuguet les renforts destinés à l’Egypte en 1801.

75.

Rochambeau, Dugua, Desfourneaux, J. Debelle, Boudet, Desbureaux, Hardÿ & Quantin à Saint-Domingue ; Sahuguet à Tobago ; Villaret-Joyeuse à la Martinique. Lacrosse fut également envoyé de la Guadeloupe à Tobago, mais il ne s’y rendit pas, du fait de la mort de Richepance.

76.

Rochambeau a servit en Amérique, puis été successivement gouverneur de Saint-Domingue et de la Martinique ; Desfourneaux gouverneur à Saint-Domingue et agent particulier du gouvernement à la Guadeloupe ; Boudet commandant les troupes de la Guadeloupe ; Dugua a servi aux côtés de Bonaparte en Egypte. Villaret-Joyeuse, vieux marin, a longtemps stationné aux Antilles, et Lacrosse fut un temps commandant à la Guadeloupe.

77.

Hardÿ participe à la seconde expédition d’Irlande ; Sahuguet a dirigé la vaine tentative de secours de l’armée d’Egypte en 1801.

78.

Watrin, La Poype, Sarrazin, Spital, Poinsot & Morgan à Saint-Domingue ; Ernouf & Ambert à la Guadeloupe.

79.

Watrin a accompagné le général Hédouville à Saint-Domingue en 1798.

80.

Sarrazin a participé à la seconde expédition d’Irlande et a combattu avec Humbert.

81.

Fils du général Dugommier mort à la Montagne Noire en 1794.

82.

A ne pas confondre avec Pierre Devaux, qui fait également parti de l’expédition.

83.

Etat nominatif des employés civils, militaires et passagers non-commissionnés se rendant à Saint-Domingue à bord du vaisseau le « Scipion » le [?] Pluviôse an X, S.H.A.T., B72.

84.

Vaublanc (comte de), Mémoires sur la Révolution de France, volume 3, Paris, Dentu, 1833,