1.2.2 - L’acclimatation et le mirage de l’Egypte

Bien sûr, les climats de Pondichéry, de l’Egypte ou de Saint-Domingue, ont peu en commun, mais dans l’esprit de l’époque, tous les pays chauds se ressemblent, et dès lors qu’on en connaît un, on les connaît tous. Ainsi, le premier Consul et ses proches fondent toutes leurs estimations de campagne vers les îles tropicales d’Amérique sur leur propre expérience de l’Egypte désertique. D’ailleurs, pour assister Leclerc, le premier Consul lui adjoint deux hommes de confiance ayant une solide expérience de l’Egypte pour encadrer la nouvelle armée expéditionnaire : le général Dugua comme chef d’état-major, mais surtout le commissaire-ordonnateur Daure, qui s’est déjà frotté au difficile problème du ravitaillement d’un corps expéditionnaire en campagne outre-mer. Le maître-mot est alors « acclimatation » : dès lors qu’un officier ou un régiment a survécu à une campagne outre-mer, il est censé pouvoir servir sans difficulté dans une autre colonie toute différente. Ainsi, Leclerc n’aura de cesse tout au long de son commandement à Saint-Domingue de réclamer des troupes et des généraux ayant servi en Egypte. Le 15 février 1802, il écrit successivement au ministre de la Marine et au premier Consul : « Si, en renfort, vous m’envoyez des corps venus d’Egypte, ils perdraient certainement moins que tous les autres par l’effet du climat. Ils sont d’ailleurs habitués à un genre de guerre semblable à celui que nous avons à faire contre les Noirs » 85 et «Mes hôpitaux se remplissent toujours. Si vous m’envoyez des troupes d’Egypte, il y en aurait une consommation bien moindre » 86 . Le 6 juin, il se plaint de ce que ses officiers du génie soient totalement inexpérimentés : « Que ne m’envoie-t-on le général Bertrand et des officiers de génie qui aient fait la campagne d’Egypte ? » 87 . Mieux encore, il réclame le régiment des Dromadaires rentré d’Egypte ! « Citoyen ministre, je vous prie de demander au premier Consul que dans les renforts destinés pour l’armée de Saint-Domingue, soit compris le régiment des Dromadaires. Ce corps supportera avec moins de pertes que tout autre la température de ce climat. Vous verrez par la lettre ci-jointe qu’il ne demande pas mieux que de passer ici » 88 . En effet, le chef de brigade Cavalier, commandant le régiment, lui avait fait savoir qu’il tenait un escadron de volontaires prêt à le rejoindre.

De même, les officiers français assimilent la guerre contre les insurgés de Saint-Domingue à celle contre les Mamelouks d’Egypte : « C’est ici une guerre d’Arabes : à peine sommes-nous passés que les noirs occupent les bois voisins de la route et qu’ils coupent les communications » 89 . Mais appliquant d’avance au même schéma tactique supposé les mêmes méthodes employées durant la campagne d’Orient, le corps expéditionnaire se complait dans un sentiment de supériorité qui s’avérera coûteux en vie humaine. Ainsi, le colonel Malenfant est stupéfait de ce que les officiers du corps expéditionnaire de Saint-Domingue réunis à Brest « (…) n’avaient pas la plus petite idée de la colonie. Leurs souvenirs se portaient sur l’Egypte, parce que la chaleur est considérable dans cette partie de l’Afrique, et qu’ils savaient qu’à Saint-Domingue elle y est aussi très forte ; ils s’imaginaient que cette circonstance rendait ces deux pays semblables en tout » 90 . Plus tard, il est tout aussi surpris de constater que l’on n'emporte presque pas de vivres pour l’expédition, si ce n’est des semis de blé que l’intendance entend semer dès son arrivée pour nourrir les troupes pendant la mauvaise saison : « (…) je voyais à Brest qu’on partait sans vivres, que les ordonnateurs, excepté Pérou, croyaient que Saint-Domingue ressemblait à l’Egypte, et que le bled [blé] y venait, (…) » 91 . Or le blé n’y pousse pas, ou mal. Débarqué à Saint-Domingue, Leclerc fait bivouaquer ses hommes sur les places et les quais du Cap, les exposant au vent froid nocturne, le serein, et ce malgré les observations des habitants : « Il [Leclerc] répondit (…) qu’on ne connaissait pas ses soldats ; qu’ils étaient accoutumés à tous les climats, à l’Italie, à l’Egypte, à la Syrie. Dès le lendemain, un grand nombre subit les effets du serein, bien plus dangereux dans ces contrées que la chaleur du jour » 92 . Peu avant d’être renvoyé à Paris, avant même le départ de l’expédition de Brest, Malenfant a une entrevue avec Leclerc qui lui reproche ses propos pessimistes. Lorsque le colon persiste à dire que la guerre contre les Noirs sera longue, difficile et incertaine, Leclerc balaye ses arguments : « Nous avons bien vaincu les Mamelucks, qui sont plus braves que les Nègres (…) Les soldats français ne craignent ni la chaleur, ni les pluies ; ils l’ont prouvé en Egypte, où il fait aussi chaud qu’à Saint-Domingue ; la pluie seule manquait dans ce pays : elle nous rafraîchira dans cette colonie » 93 .

En plus des troupes, Leclerc réclame des officiers ayant déjà une expérience coloniale qui les mettrait à même de survivre aux conditions climatiques : « Envoyez-moi le général Bertrand pour commander le génie ; ce général s’est acclimaté en Egypte » 94 . Ou encore, pour le remplacer alors que sa santé se détériore, Leclerc écrit : « Je vous ai indiqué les généraux Béliard [Belliard] & Régnier [Reynier], comme pouvant être employés, l’un dans la partie française et l’autre dans la partie espagnole » 95 . Encore deux vétérans d’Egypte 96 .

Mais Leclerc sera finalement bien forcé de constater que les « Egyptiens » ne résistent pas mieux que les autres aux ravages du climat, écrivant à propos de la fièvre jaune : « vos Egyptiens n’ont rien vu de semblable en Egypte et sont atteints comme les autres » 97 . Il n’en continuera pas moins à réclamer des officiers et bataillons ayant fait cette campagne …

Pourtant, la fièvre jaune n’avait rien d’inconnu à l’époque. On savait fort bien les ravages qu’elle pouvait causer sur des corps de troupes européennes. En exemple : la campagne britannique de 1794-1798 à Saint-Domingue s’est soldée par la mort de quatorze mille hommes. Si ces chiffres ne sont pas alors connus exactement à Paris, nul n’ignore que c’est la maladie qui a anéanti ces troupes bien plus sûrement que le feu. Plusieurs colons ou officiers de marine tentèrent vainement, avant l’expédition, d’attirer l’attention du gouvernement ou des chefs militaires sur ce fait, comme le capitaine de vaisseau de Kérangal, commandant la Duquesne, et ses officiers qui « (…) s’efforçaient de persuader ces militaires [leurs passagers : le général Debelle et deux autres généraux d’artillerie] que la guerre les conduirait tous au tombeau, et perdrait la colonie » 98 . En vain : ceux-ci, n’ignorant pas les risques, tablaient sur une mortalité contrôlée et sur leur expérience des épidémies d’Egypte, comme la peste, pour en enrayer les méfaits. Le risque est connu, et accepté par tous. Ainsi, Malenfant précise : « Tout blanc, tout Européen qui ne périt pas dans la première année, est presque sûr, avec un peu d’ordre et d’économie, de faire fortune » 99 . D’autres en rient, comme Norvins, Debelle, Bourke, Boyer, Bachelu, … et d’autres officiers : « Nous poétisions ainsi notre avenir, insouciants déjà de cette mortelle fièvre jaune dont on nous avait prédit les fléaux. Ceci, un soir à Brest, chez le général Leclerc, nous avait inspiré l’idée d’une tontine au profit des survivants » 100 . La tontine étant un système de capitalisation en vogue dans l’armée à l’époque, par lequel plusieurs personnes participaient à une cagnotte dont le contenu était par la suite reversé au(x) survivant(s) lorsqu’il n’en restait qu’un ou par consentement mutuel en cas de multiples survivants. En fait, si tous sont conscients du risque concernant l’armée expéditionnaire en général, aucun ne semble prendre en compte l’idée qu’eux-mêmes peuvent en être victimes. Même ceux qui devraient, plus que tout autre, être parfaitement conscient des risques font preuve d’un détachement alarmant à ce sujet, comme l’écrit à un ami, quelques jours avant son départ pour Saint-Domingue, l’officier de santé Guilmot : « Nous savourons l’existence qui doit bientôt échapper à l’immense majorité d’entre nous, comme un malade aux jours de sa convalescence ; nous sommes gais. Faut-il tant de raison pour cela ? Au milieu des plaisirs d’un bal, quelqu’un s’est-il jamais attristé de l’idée de le voir finir pour aller prendre du repos ? » 101 .

Notes
85.

Leclerc à Decrès, 15 février 1802, Lettres du général Leclerc n°24

86.

Leclerc à Napoléon, 15 février 1802, Lettres du général Leclerc n°26

87.

Leclerc à Napoléon, 6 juin 1802, Lettres du général Leclerc n°72

88.

Leclerc à Decrès, 24 juin 1802, Lettres du général Leclerc n°83

89.

Leclerc à Napoléon, 19 février 1802, Lettres du général Leclerc n°34

90.

Malenfant, Op. Cit., p.286

91.

Ibid, p.297

92.

Vaublanc, Op. Cit., p.78

93.

Malenfant, Op. Cit., p.300

94.

Leclerc à Decrès, 11 juin 1802, Lettres du général Leclerc n°77

95.

Leclerc à Napoléon, 16 septembre 1802, Lettres du général Leclerc n°129

96.

Par ailleurs, il propose pour lui succéder, à la suite de ces deux derniers, un troisième officier dont il a entendu le premier Consul faire l’éloge mais que lui-même ne connaît pas : un certain général … Soult. Quelle aurait alors été la destiné de l’Empire si ce dernier était allé mourir à Saint-Domingue avant Austerlitz et l’Espagne ? De même, Rochambeau réclamera Oudinot comme chef d’état-major …

97.

Leclerc à Napoléon, 11 juin 1802, Lettres du général Leclerc n°80

98.

Malenfant, Op. Cit., p.293

99.

Ibid, p.291

100.

Norvins, Op. Cit., p.336

101.

Guilmot (André Nicolas Joseph), « Journal de voyage d’un officier de santé à Saint-Domingue (1802) », in Journal et Voyage à Saint-Domingue (1802), Paris, Librairie Historique F. Teissedre, 1997, p.50-51