Une fois les cadres supérieurs désignés, le gouvernement n’a aucun mal à remplir les postes vacants tant les offres spontanées affluent. En effet, à la paix de Lunéville avait succédé la réforme de l’armée et la mise en non-activité, voire retraite, de nombreux officiers, même de hauts rangs. La réorganisation du tableau des états-majors de mars 1801 laissait ainsi de nombreux officiers de tous grades sans-emploi, et donc sans ressource. Certains se reconvertirent dans le civil, mais la plupart harcelait quotidiennement le ministère de la Guerre de lettres suppliant de les réintégrer en service actif.
Dès lors que furent connus les préparatifs de l’expédition de Saint-Domingue, puis plus tard de la Guadeloupe et de la Martinique, les volontaires furent légion. Ainsi, l’adjudant-commandant Lavalette du Verdier, sans-emploi depuis presque deux ans au moment du coup d’état de Brumaire, ne manque pas de noyer Berthier sous les demandes de réintégration dès la prise de fonction de celui-ci au ministère de la Guerre : il affirme même avoir sauvé la vie du général Bonaparte au moment du 18 Brumaire, puisqu’il remet à ce dernier à la fin de la journée « un poignard prit sur un député » 103 . Peut-être est-ce là l’origine de la légende des poignards du 18 Brumaire ? Toujours est-il que Lavalette est remis en activité à l’armée d’Angleterre dès le 8 décembre 1799, mais sans commandement, seulement comme surnuméraire. Aussi le 6 juillet 1801, il demande à passer à Saint-Domingue : « Un des grands propriétaires de Saint-Domingue, j’ai quitté cette colonie en 1790 avec le second bataillon du régiment de Port au Prince que je commandais. Le Comité de Salut Public me donna deux fois l’ordre en l’an III et en l’an IV d’y repasser, mais désirant continuer de faire la guerre sur le continent, je le priais d’agréer mes refus qui furent acceptés. Les circonstances ayant changé, et la nature de mes affaires brigand impérieusement ma présence à Saint-Domingue, j’ose vous prier, citoyen ministre, de m’accorder des lettres de service pour être employé auprès du général Toussaint qui j’en suis certain m’accueillera très bien, puisqu’en ma considération, il a toujours laissé mon frère sur l’habitation. Je puis, citoyen ministre, être utile à mon pays. Je suis aimé de quelques hommes de couleur qui y sont marquants, et je ne négligerai rien pour justifier la confiance que le gouvernement voudra avoir en moi » 104 . Visiblement sans réponse, il réitère sa demande auprès du ministre de la Marine et des Colonies cette fois, qui semble y agréer puisque Forfait écrit à cet effet à son homologue Berthier le 22 juillet. Ce dernier lui répond le 27 qu’il accepterait bien volontiers la proposition de Lavalette « (…) si cet exemple ne devait entraîner beaucoup de demandes semblables de la part des différents propriétaires, à qui je ne pourrais accorder titres militaires ou civils sans excéder les besoins du service et sans augmenter les dépenses que mon département ne peut depuis longtemps supporter » 105 . Lavalette passe finalement au service de la Marine le 1er août, mais sous quelques conditions : « (…) Mais comme il serait possible qu’arrivé dans la colonie, il ne fut point employé par le capitaine général [encore Toussaint à cette date] à la disposition duquel il est mis, il vous paraîtra sans doute juste de le conserver sur le tableau d’activité des adjudants-commandants sans appointements jusqu’à ce qu’il repasse à votre département » 106 . C’est donc à sa demande, motivée par des intérêts personnels, que l’adjudant-commandant Lavalette passe à Saint-Domingue. Le chef de brigade Drouin, commandant la Légion de la Loire, tente d’embarquer sur un navire portant un détachement de son unité à Saint-Domingue. Devant le refus qui lui est fait, il adresse une lettre 107 directement au premier Consul, où il porte toute sa Légion volontaire pour le service colonial, ce qui est finalement accepté …
De Toulon, le général de brigade Meyer de Schauensee remercie le ministre de la Guerre pour « le choix qu'a bien voulu faire le premier Consul de moi pour commander un Corps de 3.000 hommes qui doit s'embarquer à bord de l'escadre du contre-amiral Ganthaume [Ganteaume]. Veuillez bien (...) être auprès [du Premier Consul] (...) l'interprète fidèle de mes sentiments reconnaissants (...) » 108 . Il en profite également pour intercéder en faveur d’officiers subalternes, dont son frère, qu’il souhaite emmener avec lui. Dugua recommande au premier Consul le général Clauzel qui « (...) arrivé hier de son département, demande instamment d'être de l'expédition. C'est un excellent officier ( ...) » 109 . Leclerc écrit à son beau-frère : « Le général de division Hardÿ désire venir avec moi, mais étant inspecteur en chef aux revues, je crains que cela ne vous convienne pas. Je désirerais l’avoir pour chef de l’état-major » 110 . Si le capitaine général craint que le départ de Hardÿ ne lui convienne pas, c’est que le premier Consul destinait ce dernier à de hautes fonctions : le 26 septembre 1801, Berthier l’avait invité à dîner pour lui proposer le poste important de ministre de l’Administration de la Guerre qui allait être créé six mois plus tard. C’est donc un officier de valeur, estimé du gouvernement, que le premier Consul laisse partir avec Leclerc à Saint-Domingue, non pas comme chef d’état-major comme celui-ci le souhaitait, car Dugua occupe déjà ce poste, mais comme divisionnaire. Le général Sériziat, sitôt connue la mort du général Béthencourt à la Guadeloupe, s’offre de le remplacer : « La mort du général Béthencourt, employé à la Guadeloupe, laisse cette destination vacante. J’ai osé la demander pour moi au ministre de la Marine et c’est de son aveu que je vous prie de me l’accorder » 111 . D’autres se montrent véritablement suppliants, comme l’adjudant-commandant Dugommier-Dangemont. Récemment libéré d’un asile où il était placé pour aliénation mentale, il avait obtenu du gouvernement de pouvoir rentrer chez lui à la Guadeloupe avec le corps expéditionnaire du général Richepance. Mais le ministre Decrès, jugeant son état de santé trop fragile, ne l’avait pas autorisé à embarquer, ce qui incita Dugommier-Dangemont à en appeler pathétiquement au premier Consul : « J’étais flatté de ce doux espoir par l’arrêté que vous aviez pris dernièrement de m’envoyer à la Guadeloupe. Il s’est bientôt évanoui, car le ministre de la marine m’a fait part que vous l’aviez rapporté. Vous avez eu sans doute des motifs de le faire, que je ne dois pas chercher à pénétrer. Mais je vous prie de prendre en considération qu’il y a treize ans que je suis sorti de mes foyers avec mon cher père que j’ai eu le malheur de perdre, pour servir sous les étendards de la République que j’ai constamment suivis dès cette époque » 112 . Et de conclure qu’il lui faut impérativement quitter Paris au plus tôt : « (…) vous sauverez un jeune homme des dangers sans nombre qu’il a à courir dans cette ville immense et pernicieuse » 113 . Passant finalement à la Guadeloupe, il n’y restera que peu de temps : frappé d’un nouvel accès de folie, il sera de nouveau interné et mourra au Val de Grâce entre 1810 et 1814.
L’état-major du général Noguès, commandant à Sainte-Lucie (dépendance de la Martinique) donne encore un bon aperçu des modes de sélection des officiers pour les colonies. Sitôt la nomination de celui-ci connue, son frère, le capitaine Antoine Noguès demande son transfert auprès de son aîné. Pourtant, Antoine Noguès occupe déjà une position enviable : aide de camp du général Lannes, il vient d’être nommé un des quatre adjudants supérieurs du château des Tuileries. C’est dire s’il est en faveur auprès du gouvernement. Mais il préfère les colonies aux ors des Tuileries. Et il n’est pas le seul : « Mon vieil ami Montfort, mon ancien compagnon de guerre Lafitte, et Dupuy étaient alors à Paris. Les deux premiers désiraient aller à Sainte-Lucie, comme employés auprès de mon frère » 114 . Monfort n’est finalement pas du voyage, car il souhaitait partir avec le grade de chef de bataillon, alors que Laffitte « plus heureux » 115 passe à Sainte-Lucie. A Dunkerque, sur le point de s’embarquer, Antoine Noguès et Laffitte sont rejoint par de Fontenelle, « lieutenant placé aide de camp de mon frère à la demande du consul Lebrun » 116 . Ce sont donc des officiers appréciés de leur hiérarchie, recommandés par un ou plusieurs Consuls, ou du moins « chanceux », qui sont retenus pour faire partis de ces expéditions, fussent-elles de taille aussi réduites que celle de Sainte-Lucie.
De même lors de la formation de l’état-major de l’expédition de la Guadeloupe. Avant même que Richepance soit désigné pour la commander, le premier Consul et les ministres de la Guerre et de la Marine font tous les préparatifs nécessaires à l’opération, y compris la sélection des officiers et administrateurs qui y participeront. On a vu que c’était le général Gobert, Guadeloupéen lui-même, qui était chargé de commander ces préparatifs en attendant la nomination du capitaine général, et que Sériziat s’était porté volontaire pour y participer. Un rapport 117 du ministre de la Guerre proposant divers officiers pour cette expédition livre de précieuses informations quant à la sélection du reste de l’encadrement. Ainsi, outre les deux généraux cités précédemment, la liste mentionne le général Colli avec la mention « Ce général a demandé d’être employé dans les colonies d’Amérique » ; le général Claude Clément qui, bien que ce ne soit pas précisé dans ce rapport, avait vu lui échapper au dernier moment au profit du général Fressinet le commandement des troupes de l’armée de Batavie destinées à l’expédition de Saint-Domingue ; le général Gabriel Clément, frère du précédent « en non-activité, mais il sollicite avec instance d’être employé aux colonies ». Sur les cinq adjudants-commandants proposés, il y a peu à dire : tous sont sans emploi, et un seul, Sacqueleu 118 , a servi outre-mer, sur l’île d’Elbe. Le cas des commissaires est plus intéressant : le commissaire-ordonnateur ainsi que cinq des six commissaires des guerres reviennent d’Egypte. Concernant ces cinq derniers, il est explicitement précisé : « ces commissaires des guerres étaient précédemment employés à l’armée d’Orient et demandent à servir dans les colonies d’Amérique ». Quant aux huit capitaines adjoints à l’état-major, l’un a servit en Egypte, un autre aux colonies, mais « tous ces officiers distingués par leurs services ont demandé d’être employés aux colonies ». Encore une fois, les offres spontanées de service aux colonies sont majoritaires parmi les officiers proposés par le ministère de la Guerre.
Mais devant l’afflux de demandes d’emploi aux colonies, il est bienvenu pour les candidats d’être chaudement recommandés. Dès lors que les préparatifs d’une nouvelle expédition sont connus, les réseaux de relations, engageant parfois les efforts de familles entières, s’activent pour obtenir un commandement ou une place dans un état-major.
La plupart se font recommander par un supérieur, comme l’adjudant-commandant Cravey, dont la nomination dans la gendarmerie coloniale est soutenue par le général Moncey, inspecteur-général de la gendarmerie. Jacques de Norvins, s’il part sans grade, ne manque pas de quérir (et trouver) le soutien de Talleyrand, ami de sa famille. Celui-ci le conforte dans son projet (« Attachez votre nom à cette grande chose !» 119 ) et le met en relation avec des colons exilés en métropole, qui le fondent de pouvoir pour rentrer en leur nom en possession de leurs propriétés. Le général Humbert, pourtant peu estimé de Bernadotte lorsqu’on lui demande son opinion sur le personnage (« Je connais les insuffisances d’Humbert, j’ai aussi les mesures de sa capacité : il est brave, entreprenant mais ces qualités ne sont pas suffisantes pour diriger et concentrer les volontés de 5.000 hommes. (…) Je crains son esprit un peu aliéné » 120 ), obtient malgré tout une place dans l’expédition grâce à l’appui de l’amiral Villaret qui l’avait apprécié lors de sa glorieuse mais éphémère descente en Irlande quelques années plus tôt : « [Humbert] convient à la marine, et il serait impolitique de charger de ce commandement un autre général de même grade » 121 . On a vu que des généraux distingués, comme Clauzel ou Hardÿ, se font également recommander par pas moins que, respectivement, les généraux Dugua et Leclerc. Quant à La Poype, quoiqu’il ne débarque à Saint-Domingue que le 4 mars 1803, c’est à la demande particulière de Leclerc qu’il participe à l’expédition 122 .
Des plus hauts aux plus bas échelons de la hiérarchie militaire, le jeu des recommandations bat son plein : il ne faut pas moins que l’intervention 123 du général de division Joseph Morand (à ne pas confondre avec le prestigieux Charles Morand, l’un des trois « immortels » de Davout) pour placer un certain citoyen Villestiveau comme officier dans la Légion expéditionnaire, qui pourtant n’accepte d’ordinaire que du rebut. Quant au futur général Bro, âgé de vingt ans en 1801 et candidat malheureux au concours de Polytechnique, il s’engage au 1er Hussards qui doit envoyer un détachement à Saint-Domingue grâce à l’intervention de son père auprès du général Junot, ami du premier Consul. Sur place, il bénéficie encore de l’attention toute particulière du chef d’escadrons (puis de brigade) Abbé, commandant la Garde de Leclerc dont Bro fait parti, et qui lui fait grimper les échelons hiérarchiques à une vitesse prodigieuse.
Même les officiers de santé, qui pourtant n’ignorent pas les dangers sanitaires d’une telle expédition, se pressent pour se porter volontaires, comme André Guilmot, qui espère y trouver un avancement rapide.
A Paris, le général Louis-Auguste Jouvenel des Ursins, comte d’Harville, est au centre d’un vaste réseau d’influence. Ayant servi sous les ordres du maréchal comte de Rochambeau dans les premières campagnes révolutionnaires, dont il a épousé la fille, il est le beau-frère du général de Rochambeau, qui participe à l’expédition de Saint-Domingue. Si d’Harville n’a jamais mit le pied dans cette île, il est affilié par sa mère à plusieurs familles influentes de négociants de La Rochelle (famille Butler) ou de colons de Saint-Domingue (famille Soulfour de Noville). Aussi, fort de ces connections nombreuses, est-il régulièrement sollicité pour favoriser le passage vers (ou hors) les Antilles, de militaires ou colons : il recommande ainsi à l’attention de Rochambeau Mme de Chantelot 124 , propriétaire à Saint-Marc dont les biens ont été détruits dans l’incendie de la ville ; le général de brigade Morgan 125 , qui s’est porté volontaire pour passer dans l’île avec les renforts envoyés de France en décembre 1802 ; le sieur Desgouttes 126 , qui souhaite passer aux Antilles pour servir sous ses ordres ; le sieur Najac de Buissy 127 , colon à Saint-Domingue, qui lui souhaite au contraire obtenir un passeport pour la Jamaïque pour fuir l’île, …
Pour ceux qui ne sont pas retenus, il reste la possibilité de passer sans affectation à Saint-Domingue, dans l’espoir morbide de profiter d’une vacance dans un commandement pour être employé sur place. C’est le cas de l’adjudant-commandant Urbain Devaux qui « n’ayant pas été admis (…) à faire partie de l’armée d’expédition commandée en chef par le général Leclerc, m’a demandé l’autorisation de passer au Cap-Français, isle de Saint-Domingue, où sa famille a des propriétés. Cette considération m’a déterminé à lui accorder la permission qu’il sollicite » 128 . Dès son débarquement, Urbain Devaux prendra la tête de plusieurs compagnies de dragons coloniaux (de la garde nationale) et participera aux combats, étant plus tard officiellement intégré au corps expéditionnaire. Toutefois, on a vu avec le cas de Lavalette du Verdier que ces demandes étaient si nombreuses que les ministres de la Guerre et de la Marine hésitaient à les accorder de peur de voir une foule d’officiers demander à leur tour à passer à titre privé dans les îles.
Pour les officiers réformés ou sans emploi, ces expéditions sont le moyen d’être réintégré. Pour certains officiers ambitieux toujours en activité, cette dernière guerre, alors que la France est en paix, est la dernière occasion de gagner du galon. Le général Pierre Boyer, également en non-activité après son peu glorieux retour d’Egypte, écrit dans ses mémoires : « La France, alors, jouissait des douceurs de la paix d’Amiens [parlant de 1801, il évoque en fait les préliminaires de paix de Londres du 1er octobre]. Une autre grande expédition maritime se préparait dans nos ports de l’Ouest : celle de Saint-Domingue. J’allais à Paris, je vis le général Leclerc, destiné et nommé capitaine général de cette colonie. J’avais fait avec lui les premières campagnes d’Italie. Tous deux nous étions employés à l’état-major de l’armée. Je sollicitais et obtins de m’embarquer pour cette destination » 129 .
Cet engouement pour le service colonial se retrouve à tous les niveaux. Les ministères reçoivent par exemple des demandes d’emploi au sein des troupes d’expédition de simples sous-lieutenants : « Le citoyen Ernest de Burquet, adjoint surnuméraire du génie, demande (…) à faire parti de l’expédition qui se prépare pour Saint-Domingue, et à être employé dans cette colonie (…) » 130 . De même, un « état de situation de cent douze officiers qui ont reçu l’ordre de passer à Saint-Domingue » 131 , on note que cent d’entre eux sont à ce moment-là réformés ou sans affectation. Sur ceux-ci, seuls sept ne prennent pas la mer : six car ils n’ont pas encore ou n’ont pu être joint à la date du départ, et un est suspendu car « ne paraissant pas propre ». Quant aux douze officiers en activité au moment de leur affectation, deux seulement ne partent pas : l’un parce qu’il n’a pu être joint, l’autre parce qu’il désire rester.
Dans la Marine, l’engouement pour les expéditions coloniales, et particulièrement celle de Saint-Domingue, est le même. Le jeune « chevalier » de Fréminville, affecté à sa demande en avril 1802 comme volontaire sur la frégate la « Sémillante », en partance pour Saint-Domingue, découvre à son arrivée à Brest que celle-ci est en réparation et ne prendra pas la mer avant longtemps. Il se présente alors au préfet maritime Caffarelli pour demander une nouvelle affectation. Celui-ci, séduit par l’ardeur de ce jeune aspirant de quinze ans, lui propose de passer sur le « Berwick » à destination de la Martinique : « Mais je tenais à Saint-Domingue. (…) Le préfet sourit. Ma cause était gagnée - et même superbement gagnée. En effet, je n’étais que volontaire, et fus embarqué sur l’ ‘Intrépide’, comme élève de seconde classe » 132 . Gagnant sa nouvelle affectation, il découvre que le bâtiment compte déjà plus d’aspirants que nécessaire, tant les jeunes hommes de l’ancienne noblesse se pressent pour être de l’aventure : « Son [M. de Péronne, capitaine de l’« Intrépide »] navire en avait déjà un nombre tel, qu’il ne savait plus où les caser. Je portai leur effectif à seize, le double de ce que comportaient les règlements, pour un navire à deux ponts » 133 . Parmi ceux-ci se trouve même un aspirant bien particulier, âgé lui aussi de quinze ans : Philippe de Rochambeau, le fils du général (et futur capitaine général de Saint-Domingue) Rochambeau, un homme qui plus que tout autre aurait su les dangers que courrait son fils unique, si à l’époque on avait cru l’expédition destinée à envoyer mourir au loin des opposants.
Alexandre Moreau de Jonnès résume bien la situation : « Au moment où la paix avait fait licencier les administrations de nos armées et réduit les fournisseurs de la République à chercher quelques autres spéculations, la nouvelle carrière qu’offraient les colonies avait fait naître les plus brillantes illusions. Une foule avide s’était précipitée vers ces pays lointains, que l’on se figurait devoir ressembler à l’El Dorado de Raleigh. Trois mille aventuriers, sortis la plupart de la capitale, s’étaient attachés au général Leclerc, et quand j’avais quitté le Cap Français, presque tous, au lieu de la fortune, avaient trouvé la mort qui les attendait sur le rivage. On ignorait encore leur destinée, à Paris du moins, où nos revers de Saint-Domingue étaient dissimulés par l’autorité, et même à moitié cachés au Premier Consul lui-même. Aussi, lorsque l’expédition de la Martinique fut préparée, la brigue et la faveur s’empressèrent-elles de la grossir. Les administrations furent portée au décuple de la nécessité et n’en restèrent pas moins impuissantes et incapables. Les états-majors furent aussi nombreux que brillants, mais sans aucune notion des devoirs qu’allaient leur imposer un climat si différent et des opérations militaires d’une diversité si grande. Enfin, il vint à la suite de l’armée une foule d’individus qui, sans destination, prétendaient être bons pour tout emploi et qui avaient les protections les plus superbes. Le général De Vrigny ne comptait pas moins de six secrétaires, dont pas un seul ne pouvait écrire sous dictée ; en sorte que, lorsque j’organisais les bureaux de l’état-major général, je dus recourir au service des fourriers des troupes. Ce fut partout à peu près ainsi, et chez le capitaine général, qui avait amené quarante écrivains, on se plaignait de n’avoir personne pour expédier une lettre » 134 .
Contrairement à la tradition qui veut que les expéditions coloniales vers les îles d’Amérique, et particulièrement Saint-Domingue, ne soient que le moyen de se débarrasser pour de bon d’opposants, ce sont davantage des courtisans et des proches des consuls, des ministres ou des principaux généraux des expéditions qui formèrent le gros des officiers des premières vagues. Certes, il se trouve quelques gêneurs qu’on veut éloigner, peut-être avec l’arrière-pensée de se les attacher en les laissant s’enrichir, comme Salme, mais l’écrasante majorité est constituée de volontaires. Les expéditions coloniales apparaissent donc davantage comme une opportunité de carrière ou même seulement d’emploi pour des centaines d’officiers qui demandent à y participer, activant tous leurs réseaux de relations pour s’assurer une place. Etre retenu pour une de ces expéditions est un privilège, en être écartée comme Hugo ou Malenfant une disgrâce. Et ce, des capitaines généraux potentiels aux simples sous-lieutenants. Une remarque du général Sériziat concernant son affectation à l’expédition d’Egypte en 1800 résume tout aussi bien la réalité de l’affectation coloniale vers les Antilles : « J’ai vu ici à son passage le général [en fait, adjudant-commandant (Pierre)] Devaux, qui retourne en Egypte avec une mission importante du gouvernement et qui m’a dit qu’il fallait que je fusse protégé particulièrement du premier Consul pour avoir reçu cette destination. Il m’a fait de ce pays le portrait le plus séduisant, et sous le rapport de l’agrément, et sous celui de l’intérêt » 135 . Tout y est : la faveur du gouvernement et l’intérêt financier.
C’est en fait à la première Restauration, lorsque les colons émigrés en France pressent le roi d’intervenir de nouveau à Saint-Domingue, que naît la légende du sacrifice volontaire du corps expéditionnaire par Napoléon, pour des motifs politiques. Comme en 1801, les colons de 1814 inondent alors les ministères de mémoires dénonçant les erreurs de la précédente expédition, qui sont aussitôt repris et amplifiés, déformés par la « légende noire » de 1814-1815. Antoine Métral publie en 1825 une histoire 136 de la campagne de Saint-Domingue, œuvre de commande pour le pouvoir royal, destinée à conforter la décision de celui-ci de reconnaître finalement l’indépendance de l’île. Pour cela, il oppose la sagesse du roi au cynisme du consul, accréditant de manière officielle le mythe de l’élimination délibérée des éléments républicains de l’armée …
Le consul Cambacérès écrit pourtant fort à propos dans ses mémoires, concernant l’expédition de Saint-Domingue et sa réputation morbide : « Il s’en faut bien qu’on regardât alors cette expédition comme le tombeau de ceux qui en feraient partie. A l’exception de quelques officiers du génie, les militaires de tout grade s’empressèrent d’offrir leurs services et de solliciter la préférence sur leurs compagnons d’arme » 137 . Plusieurs années après, les colonies resteront pour certains le seul moyen de revenir en grâce et de gagner du galon, tel le colonel Fournier 138 , en disgrâce, qui reçoit le 12 mars 1805 l’ordre suivant : « Le détachement de six cents hommes qui doit s’embarquer à l’île d’Aix sous les ordres du contre-amiral Magon sera commandé par le colonel réformé Fournier auquel l’Empereur veut bien donner cette occasion de se distinguer et réparer ses torts. Arrivé au lieu de sa destination, cet officier aura le titre d’adjudant-commandant » 139 . Tout y est : la rédemption et la promotion. La destination de Fournier est la Martinique, mais il n’y débarquera pas, l’escadre faisant demi-tour. Fournier ne s’en arrogera pas moins le titre d’adjudant-commandant …
Lavalette du Verdier à Berthier, 13 novembre 1799, S.H.A.T., dossier « Lavalette du Verdier » 20.YD.64
Lavalette du Verdier à Berthier, 6 juillet 1801, S.H.A.T., dossier « Lavalette du Verdier » 20.YD.64
Berthier à Forfait, 27 juillet 1801, S.H.A.T., dossier « Lavalette du Verdier » 20.YD.64
Forfait à Berthier, 2 août 1801, S.H.A.T. dossier « Lavalette du Verdier » 20.YD.64
Drouin à Napoléon, 16 octobre 1801, S.H.A.T., B71
Meyer de Schauensee à Berthier, 29 octobre 1801
Dugua à Napoléon, 1er novembre 1801
Leclerc à Napoléon, 29 octobre 1801, Lettres du général Leclerc n°1
Sériziat à Napoléon, 18 octobre 1801, cité in Ballaguy (Paul), Un général de l’an deux, Charles Sériziat (1756-1802). Histoire d’une famille lyonnaise sous la Révolution, Lyon, A. Rey, 1913, p.216
Dugommier-Dangemont à Napoléon, 16 avril 1802, cité in Chuquet (Arthur), La jeunesse de Napoléon, Toulon, Armand Colin & Cie, 1899, p.299-300
Ibid
Noguès (gal Antoine), Mémoires du général Noguès (1777-1853) sur les guerres de l’Empire, Paris, Librairie Alphonse Lemerre, 1922, p.146
Ibid
Ibid, p.149
Rapport fait au ministre de la Guerre, 13 janvier 1802, S.H.A.T., B72
Il sera finalement envoyé à Saint-Domingue. Son nom n’apparaît jamais orthographié deux fois de la même manière dans tous les ouvrages ou correspondances où il est mentionné : Sacqueleu, Saqueleu, Jaqueleu, Sarqueleu, Sacleux, …
Norvins, Op. Cit., t.2, p.308
Bernadotte à Berthier, s.d. (sans doute août 1801), cité in Baeyens (Jacques), Sabre au clair, Amable Humbert, général de la République, Paris, Ed. Albatros, 1981, p.87
Ibid
Napoléon à Berthier, 28 juin 1802, Napoléon Bonaparte. Correspondance général n°6966 : « Le général Leclerc demande le général La Poype. Faites-moi connaître si cette destination de Saint-Domingue peut convenir à ce général ».
Morand à Rochambeau, 2 avril 1802, Rochambeau’s Papers n°177
D’Harville à Rochambeau, 14 août 1802, Rochambeau’s Papers n°806
D’Harville à Rochambeau, 27 décembre 1802, Rochambeau’s Papers n°1463
D’Harville à Rochambeau, 10 mars 1803, Rochambeau’s Papers n°1708
Najac de Buissy à Rochambeau, 2 juin 1803, Rochambeau’s Papers n°1909
Berthier à Decrès, 13 novembre 1801, S.H.A.T., CC9a29
Boyer (gal Pierre), Historique de ma vie (1792-1848), Paris, La Vouivre, 2001, tome 1, p.59
Berthier à Decrès, 27 octobre 1801, S.H.A.T., CC9a29
Etat de cent douze officiers qui ont reçu l’ordre de passer à Saint-Domingue, s. d. (fin janvier / début février 1802), S.H.A.T., B72
Herpin (E.), Mémoires du chevalier de Fréminville (1787-1848), Paris, Librairie ancienne H. Champion, 1913, p.17
Ibid
Moreau de Jonnès (Alexandre), Aventures de guerre au temps de la République et du Consulat, Paris, Librairie Guillaume & Cie., 1893, p.279-280
Sériziat à son frère (Pierre), 27 mars 1801, cité in Ballaguy, Op. Cit., p.202
Métral (Antoine), Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue sous le consulat de Napoléon Bonaparte (1802-1803), Paris, Ed. Karthala, 1985, 348 p.
Cambacérès (consul Jean-Jacques Régis de), Mémoires inédites, Saint-Amand-Montrond, Librairie académique Perrin, 1999, tome 1, p.589
Le futur célèbre général Fournier-Sarlovèze …
Dupont (Marcel), Fournier-Sarlovèze, le plus mauvais sujet de l’armée, Paris, Librairie des Deux Empires, 2002, p.136-137