1.3.2 - Le cas des officiers du génie

Si Cambacérès mentionne le cas des officiers récalcitrants du génie, c’est que ceux-ci se montrent beaucoup plus réticents à se rendre aux colonies que leurs collègues des autres armes. Le lieutenant du génie de Burquet pourrait même faire office d’ « exception confirmant la règle », car si des officiers de tout horizon se pressent pour faire parti de l’expédition, ceux du génie au contraire font tout pour y échapper. Sont-ils mieux informés ? Le retour du colonel du génie Vincent, proche de Toussaint-Louverture et qui a tout fait, en vain, pour convaincre le premier Consul de ne pas employer la force contre celui-ci, y serait-il pour quelque chose ? Toujours est-il que Leclerc n’aura de cesse de se plaindre pendant de long mois de l’absence d’officiers supérieurs de cette arme à Saint-Domingue. Bien qu’il ait réclamé un général pour commander le génie déjà longtemps avant son départ, il ne dispose à son arrivée dans l’île que du chef de bataillon Moulut. Quelques jours plus tard, il écrit au ministre de la Marine et des Colonies : « J’ai à me plaindre amèrement des officiers du génie. Le ministre de la Guerre avait ordonné au général de brigade Carnot de venir: il a refusé. Le même ordre a été donné aux chefs de brigades Quentin Beauvert, Catoire, et au chef de bataillon Polinier : aucun d’eux n’est venu. Cette manière de servir est indécente. Je vous prie de m’envoyer de suite un général de cette arme, avec deux chefs de brigades, et deux chefs de bataillon » 140 . Le général du génie Carnot, dit « Carnot de Feulins » pour le distinguer de son frère le célèbre Conventionnel, sans doute alerté par ce dernier sur les motifs réels de l’expédition, se fait porter malade et préfère démissionner de l’armée que de participer à l’entreprise. Beauvert et Polinier parviendront également à s’esquiver, sans qu’il m’ait été possible d’en déterminer les conditions, alors que Catoire débarque finalement dans l’île le 6 mai 1802. Début juin, un mois à peine plus tard, il est mort de maladie ! Ecrivant directement au premier Consul, Leclerc se plaint de nouveau : « Je n’ai pas un seul officier du génie, que je puisse mettre à la tête de cette arme. Je désirerais avoir l’un des généraux Bertrand ou Sanson ; ceux-là sont accoutumés à faire la guerre » 141 . Là encore, des vétérans d’Egypte …

Leclerc prend finalement une décision propre à rallumer l’impitoyable guerre de tranchées qui fait rage entre les directions parisiennes du génie et de l’artillerie, en plaçant à Saint-Domingue les premiers sous le commandement des seconds : « J’ai été obligé de réunir le génie sous les ordres du général d’artillerie. Je me suis bien attendu que ceux qui ont obtenu leurs grades dans les antichambres du ministre crieraient contre moi. Je l’ai fait pour le bien de la chose » 142 . En effet, les généraux du génie qui se contentaient jusqu’alors de freiner le départ de leurs officiers en profitent pour monter au créneau et attaquer le capitaine général de Saint-Domingue auprès du premier Consul, avec le soutien de Berthier. Celui-ci disculpe complètement tous les officiers du génie ayant refusé pour une raison ou une autre de se rendre à leur poste à Saint-Domingue : « Le ministre de la guerre disculpe le corps du génie des plaintes portées contre lui dans une lettre du général Leclerc; il donne l'état des officiers de ce Corps qui ont rejoint l'expédition : leur nombre est plus grand que celui demandé par le général Leclerc. Les citoyens Quentin Beauvert, Pautinier et Carnot seulement ont été retenus en France par un état de maladie bien constaté » 143 . Ce à quoi le premier Consul répond que « si ces officiers, qui ont eu ordre d'aller à Saint-Domingue, étaient malades, il faut, pour l'exemple, qu'ils y aillent, actuellement qu'ils sont sans doute guéris ». On a vu que Carnot de Feulins préfèrera démissionner, alors que Catoire sera le seul de ces officiers à être « sacrifié » par la direction du génie. Leclerc n’en démord pas : « Ce que vous m’écrivez, Citoyen Ministre, relativement au génie, ne détruit nullement mon assertion que les officiers supérieurs du génie qui avaient ordre de venir à Saint-Domingue n’ont point exécuté cet ordre. Je conçois bien qu’ils auront réclamé contre ma lettre, mais ce n’est pas avec des mots qu’on détruit des faits. Vous me parlez de trois chefs de bataillon que j’avais ; c’est parce que je les avais employés que je savais qu’aucun d’eux n’était propre à commander l’arme, que je me suis plaint de n’avoir reçu aucun de ceux sur lesquels je pouvais compter. Le citoyen Catoire est arrivé, c’est un officier que j’aime et j’estime » 144 . Malgré son estime pour lui, il se retrouve de nouveau sans commandant du génie début juin … Mais à Paris, la cabale menée contre lui par les officiers supérieurs du génie est telle que Leclerc doit faire amende honorable : « Les officiers du génie militaire employés à l’armée de Saint-Domingue ont cru voir dans ma relation du 20 Pluviôse [9 février], où je me plaignais amèrement de ce que des officiers supérieurs nommés pour servir à cette armée ne s’y étaient pas rendus, une marque de mécontentement de ma part de leurs services personnels ; cette idée n’est jamais venue à mon esprit, et à cette époque, je n’aurais pu me prononcer sur leur compte, parce que n’étant pas encore entré en campagne, je n’avais pu les juger ni en bien ni en mal. Pendant la campagne, je n’ai eu qu’à me louer de la manière dont ils ont servi. (…) Quant au citoyen Catoire, duquel je me suis plaint nominativement, j’ai su apprécier cet estimable officier à l’armée du Portugal, où il commandait le génie sous mes ordres. S’il ne s’est pas rendu plus tôt à Saint-Domingue, où il est arrivé le 1 er Germinal, ce sont les occasions qui lui ont manqué, et en mon particulier je suis très flatté qu’il se soit rendu à son poste. Le Ministre de la Guerre m’annonce qu’il a donné ordre au général de brigade Tholosé de se rendre à Saint-Domingue. Cet officier d’ailleurs très estimable est peu propre à cause de son grand âge d’exercer à Saint-Domingue les fonctions de commandant du génie, qui exigent beaucoup d’activité. En conséquence, s’il n’était pas parti, je vous prie de contremander son départ. Le citoyen Catoire conserverait le commandement de l’arme du génie. Je vous prie de croire, Citoyen Ministre, que quand je me suis plaint de l’arme du génie dans mon rapport, je n’ai point entendu parler de l’arme elle-même, qui a rendu les services les plus importants dans toute la guerre que nous avons eu à soutenir. Le mécontentement ne portait que sur les personnes citées. Je vous prie, Citoyen Ministre, de rendre cette lettre publique par la voie de l’impression » 145 . Comme Leclerc le mentionne, la direction du génie s’est finalement décidée à lui envoyer un général de brigade pour prendre la direction de cette arme à Saint-Domingue : le général David-Alexis Tholosé, doyen des généraux du génie en activité, âgé de soixante-six ans ! Il débarque le 6 juillet 1802, accompagné de six officiers subalternes du génie, dont deux de ses fils. Le 12 juillet, tous sont morts de fièvre à l’exception du plus jeune des fils du général, le lieutenant Henri-Alexis Tholosé. Frappé par la perte de deux de ses parents, Leclerc autorise rapidement ce dernier à rentrer en France …

Catoire et Tholosé morts peu de temps après leur débarquement, le commandement de l’arme du génie reste donc entre les mains du chef de bataillon Moulut, plus tard élevé au rang de chef de brigade. Mais si celui-ci est l’officier le plus ancien de cette arme, le véritable chef du génie sur le terrain reste aux yeux de tous les chroniqueurs le chef de bataillon Bachelu, plus tard lui aussi promu. C’est à lui qu’est confié le siège de la Crête à Pierrot, Leclerc le prendra même par la suite comme aide de camp.

Ainsi, à défaut d’un général de brigade comme cela aurait du être le cas, ce sont deux chefs de bataillons qui dirigeront pendant tout le commandement de Leclerc l’arme du génie. Par ricochet, presque toutes les fonctions du génie dans l’île sont occupées par des officiers d’un grade, voire deux parfois, inférieur à celui ordinairement requis. Un facteur qui peut avoir joué un rôle important dans les assauts sanglants menés tout au long du commandement du premier capitaine général : la Ravine-aux-Couleuvres, Gros Morne, la Crête-à-Pierrot, …

Notes
140.

Leclerc à Decrès, 9 février 1802, Lettres du général Leclerc n°16

141.

Leclerc à Napoléon, 15 février 1802, Lettres du général Leclerc n°26

142.

Ibid

143.

Berthier à Napoléon, 25 mars 1802, S.H.A.T., B72

144.

Leclerc à Decrès, 6 mai 1802, Lettres du général Leclerc n°50

145.

Leclerc à Decrès, 7 mai 1802, Lettres du général Leclerc n°55