1.3.3 - Les émigrés

Tout au long de son règne, le premier Consul, puis l’Empereur, a cherché une forme de légitimité à son pouvoir en s’attachant l’ancienne noblesse. Pour cela, il a facilité le retour des émigrés, leur a ouvert les portes de son administration en les plaçant dans ses ministères ou des préfectures, et de son armée avec la formation des gendarmes d’ordonnance, des vélites de la Garde ou des gardes d’honneur.

Chaque campagne, menant toujours plus loin ses armées, mettait entre ses mains des officiers français ayant choisi, souvent à la Révolution, de servir les monarques étrangers ou l’ennemi intérieur : Roussel d’Hurbal, de Chambors, de Bourmont, … A chaque fois, il acceptait de prendre à son service ceux qui en faisaient la demande, les envoyant généralement servir quelques temps dans l’armée d’un de ses frères ou sur un front secondaire le temps qu’ils fassent leurs preuves. Les expéditions coloniales de 1801-1803 furent, de ce point de vue, sans doute la première mise en œuvre de ce système.

En effet, de nombreux émigrés vont profiter de leur radiation des listes d’émigration pour rentrer en France et proposer leurs services au gouvernement. Certains, comme Norvins, sont pris dans les états-majors, d’autres obtiennent des commandements. Ainsi, le chef de bataillon Louis-Pierre Pillet, passé aux Autrichiens avec Lafayette en 1792, est-il recommandé par le général Meyer de Schauensee 146 pour un commandement sous ses ordres à Saint-Domingue. Il ira finalement à la Guadeloupe à la tête d’un bataillon expéditionnaire. Le lieutenant de Fontenelle cité par Noguès n’est autre qu’un aristocrate contre-révolutionnaire, ayant fait ses premières armes devant l’église Saint-Roch en 1795, « contre ce même Bonaparte qui venait de le créer officier » 147 . L’adjudant-commandant de Thouvenot, chef d’état-major de Desfourneaux et qui deviendra un temps chef d’état-major de l’armée expéditionnaire de Saint-Domingue, était passé à l’ennemi avec Dumouriez en 1794. Ramel était en 1797 l’un des complices de Pichegru, en compagnie de qui il s’évade de Cayenne l’année suivante : inscrit sur la liste des émigrés en 1798, il en est rayé sur ordre du premier Consul en 1801. A Saint-Domingue, les frères Dalvimart servent l’un comme aide de camp de Rochambeau, l’autre comme agent secret de Leclerc : tous deux avaient prit les armes contre la France durant la Révolution, le premier dans les rangs turcs, le second dans les rangs anglais à Saint-Domingue.

Ils peuplent les états-majors ceux, dans ce dernier cas, qui ont servi les Anglais ou dans une moindre mesure les Espagnols à Saint-Domingue pendant la Révolution. Tous furent immédiatement commissionnés par le gouvernement sur simple demande des généraux les employant, quoique le premier Consul limitât par la suite leur grade d’intégration à celui de capitaine devant la propension de Rochambeau à distribuer les épaulettes de chef de bataillon ou d’escadron à tout un chacun. Outre Dalvimart, on trouve par exemple parmi ces colons ou officiers de troupes coloniales passés à l’ennemi pendant la Révolution, le capitaine Victor-Frédéric Chassériau 148 , qui mourra adjudant-commandant en pleine charge à Waterloo ; le capitaine Bruno Dessources, rendu célèbre pour avoir organisé et commandé pour les Anglais la Légion de Montalembert, qui s’était avérée la meilleure formation locale au service britannique ; les capitaines O’Gorman et Saint-James, … Il n’en sera pas de même des officiers noirs ayant eux fidèlement combattu pour la République et dont beaucoup seront licenciés sans autre forme de procès …

Mais le plus connu de ces émigrés rentrés au service de la France via le corps expéditionnaire de Saint-Domingue reste indéniablement Louis-Marie d’Ayen, vicomte de Noailles : monstre pour les uns, héros pour les autres. Sans doute les deux à la fois. Descendant d’une illustre famille militaire, il avait participé à la guerre d’Amérique avec son beau-frère Lafayette, siégé avec le tiers-état à la Révolution, réclamé l’abolition des privilèges et l’égalité des droits pour les Juifs, ainsi que d’autres mesures libérales ... Néanmoins, il émigra aux Etats-Unis pendant la Terreur. Rayé de la liste des émigrés sous le Consulat, il se rend directement à Saint-Domingue auprès de Rochambeau en décembre 1802 pour proposer ses services, et est réintégré dans l’équivalence de son ancien grade (mestre de camp, soit général de brigade). Sa première mission lui vaudra d’être cité dans presque tous les ouvrages traitant de près ou de loin de cette campagne : il est chargé, de concert avec le chef d’escadrons François-Antoine Lallemand 149 qu’on oublie souvent de citer dans cette affaire, d’aller négocier à Cuba l’achat de chiens de combat dressés pour traquer et dépecer les esclaves en fuite. Chiens que Rochambeau veut utiliser contre les insurgés de Saint-Domingue. Il s’acquitte sans scrupule de cette tâche peu honorable, et ramène les molosses, qui sont immédiatement exhibés dans une arène où Rochambeau leur livre des prisonniers de guerre. Certains comme Thouvenot ou Clauzel refusent d’assister à ce spectacle, quand d’autres comme Pierre Boyer 150 semblent y avoir trouvé grand intérêt. Mais leur emploi sur le terrain s’avère catastrophique. De Noailles et son « régiment » furent ainsi engagés au Petit-Goave en soutien du général Sarrazin : « le général Noailles s’avança avec son régiment qui devait faire des merveilles. Au lieu de tourner la position des nègres, ces monstres disparurent, et se portèrent sur les derrières de la colonne [française] où ils mirent en pièces une douzaine de blessés qui se rendaient à l’hôpital » 151 . Le fait est confirmé par Lenoir : « Ces chiens ne furent employés qu’une fois, dans l’inutile expédition contre le Petit Goave, nous y perdîmes 400 hommes et les chiens dévorèrent quelques-uns de nos blessés (…) » 152 . Dès que les dresseurs purent rallier les chiens, Sarrazin les fait fusiller. Il faut dire également que ces molosses consomment une quantité de viande supérieure aux maigres rations allouées aux hommes de la garnison … De Noailles reçoit en juillet 1803 le commandement du Môle Saint-Nicolas, qui est complètement bloqué par l’ennemi le 24 septembre 1803. Le siège de la place s’organise, et malgré la capitulation de Rochambeau et le manque de vivres, de Noailles refuse de se rendre. Mais le blocus maritime Anglais se renforce des nombreux navires pris à Rochambeau au Cap, et de Noailles sait qu’il ne pourra plus tenir très longtemps. La nuit du 5 décembre 1803, après avoir secrètement chargé ses navires et embarqué la garnison et les blessés, de Noailles fait lever l’ancre à sa flottille composée d’un brick et de six navires de transport. A la faveur de l’obscurité, il se glisse hors du port, intègre un temps un convoi de navires français capturés au Cap parmi lesquels il n’attire pas l’attention, puis bifurque droit sur Santiago de Cuba. L’exploit attirera les éloges du premier Consul lorsqu’il l’apprendra le 4 août 1804, mais de Noailles sera déjà mort à cette date. Ayant débarqué ses malades, blessés et non-combattants à Santiago, il fait voile vers la Havane pour proposer aux officiers français qui y sont réfugiés de monter une expédition contre la Jamaïque anglaise. En route, le 31 décembre 1803, son bâtiment rencontre la corvette britannique « Hazard » qui, bien que disposant de deux canons de moins, peut compter sur de vrais artilleurs alors que de Noailles n’a que des fantassins reconvertis : souhaitant éviter le combat, il hisse l’Union Jack à son mât et hèle la « Hazard ». Parlant couramment l’anglais et ayant dissimulé ses grenadiers dans la cale, il se fait passer pour un bâtiment anglais. Le capitaine britannique, Hugh Cameron, l’informe qu’il a pour mission de traquer la flottille de … de Noailles ! Ce dernier, sans se démonter, lui propose d’unir leurs forces et de naviguer de concert, ce qu’accepte son « collègue ». A la nuit tombée, de Noailles aborde la corvette à la tête de quinze grenadiers français et vingt polonais. La lutte est acharnée, mais le bâtiment est finalement capturé. De Noailles, grièvement blessé dans l’assaut, le rebaptise « Isle de Cuba » et entre triomphalement à son bord dans le port de la Havane. Il succombe à ses blessures six jours plus tard.

Entaché de manière indélébile par l’affaire des chiens mangeurs d’hommes, de Noailles aura néanmoins été l’auteur de deux des plus beaux faits d’armes de l’expédition : l’évacuation du Môle Saint-Nicolas et la capture de la « Hazard » …

Notes
146.

Meyer de Schauensee à Berthier, 29 octobre 1801

147.

Noguès, Op. Cit., p.149

148.

Grand-oncle du peintre Théodore Chassériau, dont le père Benoît Chassériau servait également dans le corps expéditionnaire de Leclerc comme payeur-ordonnateur.

149.

Futur général de cavalerie de la Garde et instigateur avec son frère, lui aussi général, du projet du Champ d’asile au Texas.

150.

Surnommé « le Cruel » par ses propres hommes, cet officier semble avoir été quelque peu dérangé, ou du moins de fort peu de moralité : il se bat en duel aux avants-postes avec un officier du génie venu en reconnaissance pendant la première campagne d’Italie, est renvoyé d’Egypte pour avoir comploté contre Menou, est accusé de vol de voiture par une dame de Reims, détourne des mulets de la Garde en Espagne où il se fait d’ailleurs encore une fois remarquer par ses exactions … La légende l’accusait même d’avoir livré son propre domestique aux chiens, dans l’arène, mais Lemonnier-Delafosse qui témoigne du spectacle l’exonère de ce crime, attestant que la victime fut choisit parmi des prisonniers.

151.

Sarrazin (gal Jean), Mémoires du général Sarrazin, Bruxelles, Vancaulaert, 1848, p.167

152.

Lenoir (B.A.), « Notes sur l‘état actuel de Saint-Domingue », cité in Darne-Crouzille (Nicole), L’expédition Leclerc-Rochambeau, 1801-1803. Analyse de l’échec, thèse de doctorat d’histoire, Le Mans, 1986, p.288