2 - Ambitions et stratégies des officiers

Pour beaucoup de ces officiers qui se portent volontaires pour les expéditions coloniales, la demande d’une telle affectation ne s’est pas faite uniquement dans le but de satisfaire un besoin belliqueux. Outre l’espoir d’avancement, beaucoup vont chercher outre-mer une fortune réputée facile … et ne s’en cachent pas. Ainsi, alors que les généraux et membres éminents de l’expédition de Saint-Domingue dînent régulièrement ensemble à Brest pendant le mois précédant leur départ, Norvins entendait « (…) dire journellement par certains  gros bonnets de l’expédition : Ce n’est pas pour changer d’air que j’ai demandé à passer à Saint-Domingue !’ » 153 . Malenfant rapporte de même que Saint-Domingue semble être « (…) un pays qui a pour proverbe : ‘On ne vient pas dans les colonies pour changer d’air’ » 154 . Moins cynique, le général Hardÿ, qui avait promis à son épouse de ne plus s’engager dans des opérations maritimes suite à ses déboires d’Irlande, écrit à celle-ci qui lui fait part de son chagrin d’être de nouveau séparée de lui, d’autant qu’elle est sur le point d’accoucher et ne pourra le rejoindre avant longtemps : « Crois-tu qu’il ne m’en coûte autant qu’à toi ? Je ne sais si mon sacrifice sera apprécié de ceux qui ont charge de m’en récompenser ; mais je ferai mon devoir, je travaillerai à l’amélioration de notre sort et, au retour, nous serons dédommagés. Ta sœur Agathe ne sera pas oubliée. C’est pour vous, mes bonnes amies, pour mes enfants, que je vais tenter la fortune ; elle se décidera peut-être à me sourire ! » 155 .

Beaucoup d’officiers ou d’administrateurs du gouvernement ou de l’armée croient fermement qu’en allant à Saint-Domingue ils n’auront à s’occuper que de faire leur fortune. Le jeune aspirant de marine de Fréminville est chargé à son arrivée à Saint-Domingue d’amener à terre de tels passagers : « on débarqua (…) les passagers isolés qui étaient venus chercher fortune dans le nouveau monde, et avec une telle confiance que ces messieurs n’avaient pas apporté de France un sol vaillant, persuadés qu’ils étaient qu’à leur arrivée en Amérique, ils n’auraient qu’à se baisser pour y ramasser l’or à pleines mains. (…) Ils furent très embarrassés en y arrivant, ne sachant où aller gîter ni que devenir » 156 . Le phénomène atteint une telle ampleur que le premier Consul est contraint de prendre un arrêté pour limiter leur passage dans les colonies : « Beaucoup d’individus n’ont sollicité de l’emploi dans l’administration que pour obtenir leur passage dans la colonie aux frais du gouvernement ou pour se procurer des moyens d’existence momentanés et qu’ils se croient autorisés à se retirer du service lorsqu’ils trouvent celui de se livrer à des spéculations particulières » 157 . Pour eux, la guerre contre les Noirs si elle a lieu ne sera qu’une formalité. Comme l’ « adjudant-commandant D… » déjà cité par Malenfant, beaucoup, surtout parmi les officiers originaires des colonies ou y ayant servi avant la Révolution, entretiennent des préjugés raciaux quant à la valeur des troupes noires : « (…) ce sont des gueux auxquels on a donné des épaulettes ; on doit leur arracher cette marque qui ne convient qu’aux blancs » 158  ; d’autres, s’ils reconnaissent leur valeur dans la lutte contre les Anglais et les Espagnols, n’imaginent tout de même pas les voir capables de résister aux « vieilles bandes » du Rhin, d’Italie ou de Vendée.

Notes
153.

Norvins, Op. Cit., p.318

154.

Malenfant, Op. Cit., p.291

155.

Hardÿ à son épouse Calixte, 28 octobre 1801, cité in Hardÿ de Perini (gal), Correspondance intime du général Jean Hardÿ, de 1797 à 1802, Paris, Plon, 1901, p.260

156.

Herpin, Op. Cit., p.77-78

157.

Arrêté du premier Consul, 18 mai 1802, S.H.A.T B74

158.

Malenfant, Op. Cit., p.294