2.1 - Les bons conseils de Malenfant …

Lors du repas qui lui coûte sa place (pour son plus grand bonheur) dans l’expédition de Saint-Domingue, le chef de brigade Malenfant donne son opinion sur les moyens à mettre en œuvre pour assurer le succès de l’expédition. Selon lui, la victoire ne viendra pas des armes, mais de la bonne intégration des officiers expéditionnaires à la société coloniale. Si l’on parvient à éviter la guerre, les généraux mariés pourront « (…) affermer les habitations séquestrées ou nationales, comme l’ont fait beaucoup de blancs et de généraux noirs, qui ont fait de grandes fortunes » 159 . Ces fortunes assurant elles-mêmes la prospérité et la paix de la colonie. Quant aux célibataires, ils trouveront « (…) à contracter des mariages, soit avec des veuves propriétaires, soit avec de riches et jolies créoles qui repasseront, aussitôt que la tranquillité sera assurée, des Etats-Unis, de la Jamaïque et de France. La grande quantité de ces dames revenant dans la colonie, donnera la faculté à tous ces Français de faire des choix ; ces mêmes veuves ou demoiselles seront flattées d’accepter la main d’officiers supérieurs qui, par leurs grades et la gloire dont ils se sont couverts en Europe, leur assureront le premier rang dans la société » 160 . Selon lui, ces mariages se feront d’autant plus facilement que ces dames sont incapables d’administrer seules les plantations.

Une fois installés, ces généraux devront, toujours selon Malenfant, employer à leur service comme économes et gérants de jeunes officiers lettrés tirés de l’armée, dont ils feront également la fortune. A l’appui de ces dires, il compare les revenus d’un officier de l’armée du Rhin de Moreau à ceux qu’ils peuvent attendre de l’exploitation des plantations : « En sortant de l’armée du Rhin, ils [les généraux] savent que le partage que fit le général Moreau aux officiers de l’armée, ne se monta, pour un général de division, qu’à 24.000 francs, les généraux de brigade 12.000 francs, ainsi de suite ; sommes bien médiocres, puisque tous les généraux et officiers de cette armée sont pauvres, et qu’à Saint-Domingue, en ne faisant pas la guerre, ils peuvent revenir avec des fortunes de 50.000 jusqu’à 200.000 francs de rente, ce qui est bien au-dessus des fortunes qu’on a pu faire depuis vingt ans de guerre » 161 .

Pour les officiers de grades inférieurs, comme les chefs de brigade ou de bataillon, il assure qu’ils peuvent également prospérer comme commandants de quartier en vivant dans l’intimité avec les colons et en se montrant juste envers les Noirs. Selon lui, ces derniers s’ils sont traités avec humanité le leur rendront en leur fournissant à profusion des denrées de table, d’ordinaire fort onéreuses aux colonies. De même « les femmes d’officiers, qui suivent leurs maris (…) lèveront des boutiques ; elles trouveront à de longs crédits, chez les négociants, des marchandises de toute espèce, qu’elles vendront en détail aux blancs, aux mulâtres et aux noirs » 162 .

Les soldats eux-mêmes peuvent faire leur fortune, car « tous les soldats ouvriers qui sont dans l’armée, quels que soient leurs métiers, trouveront de l’ouvrage ; les tonneliers, les menuisiers, acquerront une grande aisance ; les maçons, les charpentiers, un peu instruits dans leur état, en peu d’années seront possesseurs de plusieurs millions, par l’immense quantité de bâtiments et de moulins qu’il faudra reconstruire » 163 .

Malenfant considère donc que la victoire passe par la résurgence d’une élite bourgeoise de propriétaires terriens et de négociants, décapitée par les convulsions successives de la Révolution dans l’île. Selon lui, le corps expéditionnaire aura bien davantage un rôle de moteur économique et social que militaire. Il n’a de sens que comme réservoir de dirigeants et de gestionnaires : c’est le commerce seul, pas la guerre, qui ramènera la paix. Contrairement à la majorité de ses collègues, il ne revient pas sur la liberté des Noirs, sachant qu’il serait impossible de la leur retirer sans déclencher la guerre, qu’il souhaite à tout prix éviter.

Malenfant, et avec lui quelques officiers de marine, apparaît donc membre d’une minorité d’hommes bien plus consciente des changements politiques et sociaux que ne le sont les gouvernants métropolitains. Toutefois, malgré sa clairvoyance, il n’a pas su embrasser dans toute sa puissance la volonté d’émancipation des anciens esclaves, puisqu’il croit pouvoir reconstruire de toutes pièces l’ancienne structure sociale de l’île. Sans doute adepte de Rousseau, Malenfant voit les Noirs comme de grands enfants, de bons sauvages, que quelques témoignages d’humanité et de paternalisme replaceront rapidement dans le rôle laborieux qu’il leur réserve dans la société en paix qu’il idéalise. Cet état d’esprit est très répandu dans le corps expéditionnaire, qui s’imagine que les anciens esclaves rentreront docilement dans les plantations pour y travailler à la seule apparition des « vieilles bandes » d’Europe. C’est ainsi que Hardÿ écrit à sa femme une semaine avant le départ de l’escadre de Brest pour lui donner les dernières nouvelles reçues de Saint-Domingue : « Les colons ont appris avec une joie indicible les préliminaires de la paix entre la France et l’Angleterre. Les nègres désertent les drapeaux de Toussaint pour redemander du travail à leurs anciens maîtres. Tout fait espérer que nous serons bien accueillis … » 164

Et Malenfant de conclure : « Si l’on fait la guerre, le chagrin, le désespoir, la famine, le massacre des blancs, des mulâtres et des noirs, l’incendie, la plus terrible des guerres civiles, conduiront l’armée au tombeau, et les colons n’auront plus d’autres ressources que la mort ou la plus horrible misère » 165 , ce qui conduira à la perte des colonies. Bien que cette dernière prophétie se soit finalement avérée, on verra que ses conseils furent néanmoins mis en pratique par un certain nombre d’officiers généraux …

Notes
159.

Ibid, p.286

160.

Ibid, p.287

161.

Ibid, p.288

162.

Ibid, p.290

163.

Ibid, p.291

164.

Hardÿ à son épouse Calixte, 7 décembre 1801, Corr. intime du gal Jean Hardÿ, p.264

165.

Malenfant,Op. Cit., p.292-293