2.2.2 - Les généraux en société

Une fois plus ou moins luxueusement installés, les nouveaux propriétaires cherchent à s’intégrer à la haute société coloniale, voire même le plus souvent à en prendre la tête, comme le suggérait Malenfant. C’est ainsi que dans des villes en ruines, à demi calcinées et cernées par des ennemis qui les étouffent un peu plus chaque jour, les commandants de quartiers festoient dans l’abondance, alors même que leurs hommes meurent de faim. C’est sous le commandement de Rochambeau que ces excès ont principalement lieu. Ce dernier donne d’ailleurs l’exemple : lorsque le général Sarrazin va se présenter à lui à son arrivée dans l’île, il le trouve attablé avec une cinquantaine de convives, servis par une quinzaine de domestiques. Pour distraire la population, Rochambeau fait construire un amphithéâtre dans la cour d’un ancien couvent de religieuses, ou de Jésuites selon les versions, dans lequel il donne en spectacle ses chiens mangeurs d’hommes. La bonne société de la ville se précipite pour assister à ce nouveau divertissement : « Toute la ville du Cap accourt à ce spectacle ; des banquettes sont préparées autour d’un amphithéâtre (…) qui rappelle les cirques ensanglantés des Romains : on s’y précipite, on s’empresse d’y prendre place » 188 . Peu après, Rochambeau transfère le siège du gouvernement du Cap à Port-au-Prince : ce déménagement s’accompagne de fêtes somptueuses pour célébrer l’installation du capitaine général et de sa Garde dans la nouvelle capitale.

On donne également des bals à toutes les occasions, et à ce sport, Rochambeau est maître. Il organise son premier bal le 3 avril 1802 à Saint-Marc auquel il convie toutes les femmes blanches et de couleur de la ville, ainsi que tous les bons danseurs parmi les officiers de sa division. « Jamais pareille fête ne fut plus messéante, plus inopportune et en même temps plus ridicule. C’est à Saint-Marc, c’est à dire dans une ville dont les ruines sont encore fumantes, et les rues encore teintées du sang de la presque totalité des malheureux blancs qui l’habitait (…) qu’un général français est assez éhonté pour proposer à quelques infortunées, miraculeusement échappées du massacre général, de venir prendre leurs ébats près des cadavres encore sanglants de leurs pères, de leurs époux et de leurs frères ! » 189 . Toutes les occasions sont bonnes : le 21 août 1802, Rochambeau, qui n’était pas encore capitaine général, décide de célébrer « l’arrivée du vaisseau qui lui avait amené d’Europe son fils unique » 190 et organisa un « un grand dîner qui fut suivi d’un bal ». Le colon Morange note que le 5 février 1803 « tandis que nos chefs se donnaient un petit bal et des sérénades, (…) les brigands ont surpris plusieurs de nos postes avancés dans le morne » 191 .

Le général Clauzel écrit à Hector Daure, ancien préfet colonial sous Leclerc, renvoyé par Rochambeau : « Port-au-Prince est dans une position affreuse. On y meurt de faim … [Les brigands, soutenus par les Anglais] exténueront nos cadavres ambulants par des fatigues et des bivouacs continuels (…) » et de conclure cette vision sinistre par un post-scriptum dégoûté : « Au reste on danse même ce soir chez le préfet … » 192 . Au Cap, Hardivilliers, un colon note à propos d’une fête donnée en l’honneur de l’anniversaire du premier Consul, le 15 août 1803 : « Vous voyez qu’on ne peut mourir plus gaiement que nous le faisons : nous coulons bas tout doucement et au lieu de pomper et de chercher à nous tenir à flot, nous avons des fêtes, des bals, des concerts, nous faisons bombance et demain nous n’aurons plus de pain … » 193 .

S’ils se montrent prodigues envers leurs hôtes de marque, ces généraux-colons le sont généralement aux dépends de leurs hommes, dont ils détournent les rations pour garnir leur table. Le commissaire des guerres Colbert 194 , à qui Rochambeau demande des comptes, lui renvoie une lettre rageuse dans laquelle il exprime avec une sincérité (presque suicidaire quand on connaît la violence dont est capable son interlocuteur) le fond de sa pensée à l’égard de lui-même et de ses officiers : « vous trouverez ci-joint l’état de situation des magasins de cette place qui sont aussi dépourvus de vivres que le sont de connaissances et de probité nécessaires les employés proposés. J’ai eu soin de distinguer la consommation autorisée par nos besoins, de celle usurpée par les généraux commandants, les chefs d’administration, et surtout le commandant en place, qui se réunissent pour épuiser nos ressources en faveur de leur sensualité & prodigalité. (…) Rappelez-vous les sommes, comestibles et denrées que vous avez injustement mis à votre disposition, en partant de cette ville, déduisez du restant les dépenses nécessaires et les vols infâmes, les consommations urgentes et les dilapidations énormes qui se sont faites jusqu’ici, et il vous sera facile de calculer notre existence. (…) plusieurs habitants meurent d’inanition, tandis que des généraux [Lavalette du Verdier et Sarrazin] prodiguent les mets les plus délicats » 195 . Mais le plus intéressant en ce qui concerne cette lettre est qu’elle fut interceptée par Dessalines, qui la fit reproduire et placarder dans toute l’île, faisant parvenir l’original à Rochambeau pour preuve d’authenticité. Ainsi les dissensions au sein de l’armée et les prévarications de ses chefs étaient-elles étalées au grand jour. Colbert jugea alors préférable de s’éclipser à Cuba, d’où il rentra finalement en France …

La proximité de la mort, dit-on, exacerbe les plaisirs. Ce fut ainsi à Saint-Domingue, où alors que la maladie et les embuscades fauchaient les rangs de l’armée et de la population, certains généraux et propriétaires se livraient à une débauche de fêtes et de banquets, insensibles aux misères des simples soldats et habitants …

Nommé capitaine général de la Martinique, l’amiral Villaret exige de Decrès un traitement astronomique. C’est que le premier Consul lui-même lui a enjoint de faire étalage de « dignité, et même de luxe » 196 dans sa nouvelle fonction. Il développe sa pensée trois jours plus tard, dans une seconde lettre « l’intention du premier Consul est que le gouvernement actuel de la France soit représenté à la Martinique avec la dignité qui convient à la grandeur de la nation. Son attente serait trompée si le capitaine général de cette colonie y paraissait inférieur aux anciens gouverneurs et à ceux que l’Angleterre y avait établis » 197 . Menaçant de démissionner si ses exigences ne sont pas acceptées, il obtient finalement gain de cause. Une fois à la Martinique, il s’adonne sans relâche à faire étalage de « dignité et de luxe » en menant grand train, organisant fêtes et réceptions et engageant de fortes sommes d’argent au jeu. Ce qui n’est pas pour plaire au préfet colonial Laussat, moins dispendieux … Il fait également célébrer par d’immenses festivités début octobre 1804 la promulgation de la constitution impériale, puis un mois plus tard le sacre lui-même (en avance d’un mois sur celui-ci).

Mais si certains cherchent à s’intégrer dans la bonne société des colonies où ils servent, voire même d’en former l’élite, quelques-uns se contentent de faire régner la terreur pour afficher leur pouvoir. C’est le cas du sinistre général d’Arbois de Jubainville, sans doute l’un des pires exemples d’officiers supérieurs envoyés aux colonies : on a vu le cas du jeune Collet, mais ce général « jacobin » n’hésite pas non plus à choquer les habitants de Jérémie en revendiquant son mépris de la bourgeoisie locale et ses traditions : « Le Vendredi-Saint, jour consacré par la religion au recueillement et à la piété, le général d’Arbois donne un bal public à toutes les négresses et mulâtresses de la ville ; le surlendemain, jour de Pâques, il fait environner de soldats le banc de l’église destiné au tribunal et le fait occuper pendant l’office divin par son état-major » 198 . D’Arbois préfère la brutalité aux mondanités …

La situation antérieure de la Martinique et la Guadeloupe n’ayant pas généré tant d’exilés que les diverses révoltes de Saint-Domingue, ce problème ne se pose pas dans celles-ci …

Notes
188.

Bouvet de Cressé (Auguste-Jean-Baptiste), Histoire de la catastrophe de Saint-Domingue (par J. Chanlatte), Paris, Peytieux, 1824, p.64-65

189.

Peyre-Ferry, Op. Cit., p.112

190.

Herpin, Op. Cit., p.84

191.

Begouën-Demeaux, Op. Cit., p.214

192.

Clauzel à Daure, 29 août 1803

193.

Begouën-Demeaux, Op. Cit., p.221-222

194.

Frère des généraux de cavalerie Auguste & Edouard Colbert.

195.

Colbert à Rochambeau, septembre 1803, A.N., CC9B22. Cette lettre passionnante est reproduite intégralement dans l’Annexe 4.4, p.526

196.

Villaret à Decrès, 17 juin 1802, cité in Ortholan (Henri), L’amiral Villaret-Joyeuse des Antilles à Venise 1747-1812, Paris, Bernard Giovanangeli, 2005, p.243

197.

Villaret à Decrès, 20 juin 1802, Ibid

198.

Chesnau de la Mégrière à Ludot, 21 mai 1803, A.N., CC9B22