2.3.1 - Femmes et enfants

De l’avis de nombre de mémorialistes, les navires militaires transportant les troupes aux colonies étaient anormalement chargés de femmes et de civils surnuméraires. Des officiers de premier plan emmènent leurs épouses et leurs enfants à Saint-Domingue au cours de la première vague, à l’image de Leclerc et Debelle, imités en cela par leurs états-majors et les officiers de moindre grade : Lavalette du Verdier, Reignier, Dalton, …

Même ceux qui, par leur expérience personnelle de l’île, auraient pu en craindre le climat pour leur proche, se font accompagner de leur famille : les chefs de brigade Valabrègue, dont l’épouse, propriétaire dans l’île, n’hésite pas à devenir la maîtresse de Rochambeau au su de tous pour rentrer en possession de ses terres, voire agrandir celles-ci ; Tousard, ancien lieutenant-colonel du régiment du Cap en 1792, rentre de son exil aux Etats-Unis avec sa jeune épouse américaine et ses enfants pour se placer au service de Leclerc comme commandant dans la garde nationale ; Charrier de Bellevue, colon exilé en France pendant la Révolution, dont l’épouse devra rapidement en appeler à Rochambeau pour qu’il intercède auprès de Leclerc afin de faire tirer son mari de prison, où il a été jeté pour malversations financières et dettes ; Reignier dont l’épouse recommande le jeune aspirant Drinot au capitaine Lhéritier, commandant l’ « Invincible », … A la Guadeloupe, le vieux chef de brigade Dumoutier, infirme, ne participe à l’expédition que pour permettre à sa jeune épouse Justine (fille de feu le général Dugommier) de rentrer en possession de ses biens et de retrouver sa mère, emprisonnée et spoliée du temps de l’occupation anglaise. Lui-même ne participera quasiment pas aux combats, et à la seule escarmouche où il fut engagé, il remit promptement le commandement au premier officier supérieur à paraître à ses côtés, en l’occurrence Pélage. Le préfet colonial Fréron vint au moins avec sa fille, puisque celle-ci se retrouve seule et sans moyen à sa mort, jusqu’à ce qu’elle soit prise en charge par son beau-frère le général La Poype. Le médecin-chef Peyre lui-même fait venir son épouse : s’il en est un seul dans l’île qui aurait dû connaître parfaitement l’étendue de la maladie, c’est bien lui … Autre éminent médecin, le directeur des hôpitaux Salmon, qui désertera dans des conditions rocambolesques après avoir été acquitté par une commission militaire des charges de malversations qui pesait sur lui. Il avait emmené son épouse qui « est morte la veille que son mari a été traduit devant cette commission » 199 .

Plus tard encore, alors que les premières rumeurs des ravages terribles infligés par les maladies au corps expéditionnaire commençaient à se répandre dans les ports d’embarquement, les officiers continuent d’emmener leurs familles : le chef de brigade polonais Dembowski emmène avec lui son épouse enceinte : leur fils Alphonse naîtra au Cap le 4 juillet 1803. Par miracle, tous survivront malgré la maladie, un naufrage et l’emprisonnement à la Jamaïque ; un autre Polonais, le chef de bataillon Zagorski, embarquera, pourtant en janvier 1803, avec son épouse italienne, Livia Risa ; le général, polonais lui aussi, Jablonowski n’ayant pas eu le temps de se marier avant son embarquement à Brest, signe devant le maire de Passy une « intention de mariage » avec Mlle Anne Penot de Lonet, une amie de longue date. Bien que n’étant pas officiellement mariés, elle l’accompagne à Saint-Domingue comme épouse, et est acceptée à ce titre par la société militaire de l’île. Les problèmes administratifs se poseront par contre à la mort du général : Mlle Penot n’ayant aucun papier justifiant de son mariage, elle ne se voit pas accorder le passage en France comme les autres veuves d’officiers. Elle appelle alors à son secours les collègues de son mari, comme le couple Watrin, qui l’hébergent pendant son séjour. Ce sont en fait des officiers subalternes polonais qui vont se démener pour la faire rapatrier : l’adjudant Desargus, et surtout le capitaine Kobylanski, officier d’ordinaire de peu de scrupules qui démontre en cette unique occasion une certaine noblesse d’âme puisqu’il remue l’Europe pour faire accepter le mariage de facto de Wladislaw Jablonowski et Anne Penot. Finalement, sans doute sur intervention en France de Dombrowski auprès du ministre de la Guerre, celle-ci est bien reconnue veuve de l’adjudant-commandant, rapatriée en France et se voit gratifiée d’une pension. Mais le cas le plus emblématique de ces officiers arrivant tardivement aux colonies à Saint-Domingue est celui du général Watrin : l’arrivée de Mme Watrin fit plus pour restaurer le moral dans l’armée que toutes les dépêches de Paris, comme le rapporte Norvins : « [le général Watrin] n’était pas venu seul : il amenait sa femme, personne charmante et pleine de distinction. C’était donc un gage de confiance qu’il donnait à notre destinée, puisqu’il venait la partager avec ce qu’il avait de plus cher. Aussi sa présence et celle d’un fort détachement venu avec lui relevèrent le moral du soldat et des officiers » 200 . Il en est de même pour nombre d’officiers de marine, qui emmènent avec eux des membres de leur famille, comme le capitaine « Dh… » du vaisseau l’« Industrie », qui n’hésite pas à embarquer son épouse enceinte de huit mois. Elle accoucha en mer d’un garçon le 24 octobre 1802 : « elle était sans forces, étique et avait été embarquée pour prendre l’air de la mer et des pays chauds » 201 . Elle mourut trois semaines plus tard. Certes on l’envoyait juste au début de la saison chaude, au moment où la fièvre jaune cessait, mais dans une colonie en guerre, où la présence de tant de militaires rendait les épidémies fréquentes, et ce après un voyage à bord de bâtiments où l’entassement des troupes rendait les conditions d’hygiène dramatiques. Sur l’« Industrie » se trouvaient six autres femmes : « une dame bien élevée, sur le déclin, mère d’une charmante enfant de treize ans. Deux autres, d’une figure passable, étaient passablement bêtes. Les autres encore pis » 202 . Pourtant, avant que ce bâtiment ne quitte Brest, les officiers en partance savaient à quoi s’attendre : « Depuis trois mois, les feuilles nous disent que la maladie est terminée ; dernièrement encore, que le Tourville n’a pas perdu un seul homme. Tout Brest sait que le Tourville a perdu, en revenant, cent hommes d’équipage. Jugez du reste. Rien n’est affreux comme les nouvelles que nous apprenons de la bouche des officiers qui sortent de la quarantaine » 203 . Et malgré cela, les officiers et membres de l’administration continuaient d’embarquer avec, ou faisaient venir, leurs épouses et enfants.

Même les officiers subalternes, voire les sous-officiers, emmènent leurs épouses. C’est le cas particulièrement dans les troupes étrangères : lorsque la 3e demi-brigade polonaise prend la mer à Livourne, le navire de transport « Saint-Nicolas » portant les 1e et 4e compagnies du second bataillon, fait naufrage. Seuls le capitaine Kastus et la moitié de l’effectif en réchappent. Ce dernier, dans son rapport au général Dombrowski, signale la perte entre autres de « trois officiers (…), un sergent-major et sa femme et un sergent et son épouse, deux caporaux » 204 . D’ailleurs, femmes et enfants des soldats polonais sont comptabilisés dans l’effectif de l’unité! Ainsi, l’ordonnateur Michaux, charger d’organiser l’embarquement de la 3e demi-brigade polonaise à Livourne, écrit-il : « La demi-brigade polonaise est forte d’environ 2.830 hommes y compris les officiers à la suite, les femmes et les enfants » 205 . Il en va de même pour les compagnies de déserteurs étrangers qui « traînent à leur suite 40 ou 50 femmes avec 70 ou 80 enfants dans la plus grande misère » 206 . Sachant que les deux compagnies en question comptent deux cents combattants au total, cela nous donne en moyenne plus d’un homme sur deux ayant un membre de sa famille à charge.

Lorsqu’il rentre de Saint-Domingue à bord de l’« Intrépide », le capitaine Peyre-Ferry donne la composition des passagers du bateau. Sur sept femmes, deux sont veuves d’un capitaine et d’un lieutenant d’infanterie, trois autres sont la femme et les filles d’un enseigne de vaisseau.

A la Guadeloupe, le général Ambert et sa femme se retirent dès leur arrivée dans l’île sur les terres de Mme Ambert, créole et propriétaire dans cette île. Le général n’en sortira pas avant 1808, refusant de prendre part à la moindre opération militaire … Le général Ménard y est également accompagné de son épouse.

Lorsqu’il est nommé capitaine général à la Martinique, et alors qu’il a eu l’occasion de voir les ravages de la fièvre jaune à Saint-Domingue l’année précédente, l’amiral Villaret n’en emmène pas moins son épouse avec lui. Celle-ci décède d’ailleurs le 13 novembre 1808, en pleine période des pluies aux Antilles, c'est-à-dire la période des épidémies de fièvre jaune …

Notes
199.

Peyre-Ferry, Op. Cit., p.132

200.

Norvins, Op. Cit., t.3, p.41

201.

Guilmot, Op. Cit., p.57

202.

Ibid, p.61

203.

Ibid, p.50

204.

Kastus à Dombrowski, 14 juillet 1802, Archives centrales de Varsovie, cité in Darne-Crouzille, Op. Cit., p.160-61

205.

Michaux à Decrès, 28 avril 1802, cité in Auguste, La participation étrangère …, Op. Cit., p.156

206.

Decrès à Berthier, 5 juin 1802, S.H.A.T., B74