2.3.2 - Les « épouses de guerre »

Cette expression traduite de l’anglais « war brides » désignent les femmes épousées par des soldats faisant campagne à l’étranger. Si Saint-Domingue, la Martinique ou la Guadeloupe n’étaient pas des territoires étrangers, leur éloignement et leur isolement à l’époque de l’arrivée des corps expéditionnaires de métropole rendaient la situation assez semblable.

Ainsi, nombre d’officiers, mais aussi parfois d’hommes du rang, venus aux colonies en célibataires s’y marièrent. Le premier dans ce cas pourrait être le capitaine Victor-Frédéric Chassériau, passé simple lieutenant, célibataire, à Saint-Domingue en 1792 et obtenant le 9 novembre 1802 de Rochambeau l’autorisation 207 de rentrer en France avec son épouse. Toujours est-il qu’il est imité en cela par son neveu Benoît Chassériau qui convole en justes noces avec Marie-Madeleine Couret de la Blaquière, créole métisse de quatorze ans mais néanmoins héritière d’une riche famille de propriétaires terriens. Ainsi « de jeunes et belles créoles, sans fortune et sans famille, avaient trouvé d’honnêtes consolateurs dans plusieurs de nos généraux et de nos officiers » 208 . Jeunes et belles sans doute, mais rarement sans fortune ni famille … Ainsi, d’après Norvins, Claparède fut le premier des nouveaux arrivants à passer la bague au doigt, suivi par les généraux Clauzel et Thouvenot, tous deux veufs. Dans l’entourage du capitaine général, les jeunes aides de camp de Leclerc ou Rochambeau trouvent également de bons partis : le capitaine Chaponnel épouse Mlle Marie Cooper, fille d’un négociant américain ; le chef de brigade Netherwood, un Suédois qui commanda la Garde de Rochambeau, est peut-être le seul à faire un véritable mariage désintéressé avec une jeune créole « sans fortune ni famille », puisque c’est Rochambeau qui prit sur lui de doter et de faire office de père à la mariée, mais Netherwood est mortellement blessé le lendemain de la noce « et ne laissa que son nom à sa veuve » 209  ; le chef d’escadrons (François-Antoine) Lallemand épouse pour sa part Mlle Henriette Roberjot de Lartigues, l’une des maîtresses de Rochambeau, âgée de seulement quinze ans en 1802 mais déjà considérée comme l’une des plus belles femmes de l’île. Mais ce sont sans doute le général de brigade Fressinet et le chef de brigade Panisse qui épousent les plus beaux partis en les personnes, respectivement, des sœurs Marie Adélaïde & Marie Geneviève Bellanger des Boullets 210 . Le père de celles-ci, un riche propriétaire, assure à ces officiers dix mille francs de rente en France.

Le colonel Faujas de Saint-Fond, aide de camp du capitaine général Ernouf à la Guadeloupe, épouse le 31 mars 1807 à Basse-Terre Mlle Amélie de Clugny, veuve du neveu d’Eloi de Vermont, commandant de la garde nationale de l’île (et parrain l’année suivante du premier enfant du couple).

A Sainte-Lucie, le capitaine Antoine Noguès rapporte l’altercation, puis la mésentente entre les capitaines Lafitte, aide de camp de son frère 211 , et Feburier, de l’artillerie, au sujet de Mlle Alexander, fille d’un propriétaire anglais, sur laquelle le premier avait des prétentions mais qui semblait favoriser le second. Plus tard, il mentionne Mme de Courville, « belle et tendre veuve qui, à la manière des sauvages, nous régala d’une complainte sur les vertus de son ancien époux. Dans ces lamentations perçait son grand vouloir de lui trouver un successeur » 212 .

Jean-Baptiste Drinot, jeune aspirant de marine, trouve à Saint-Domingue une tante éloignée qui « voudrait me donner une compagne belle et riche » 213 .

Le père du capitaine Peyre-Ferry, de la 71e demi-brigade, pense que de cette campagne de Saint-Domingue à laquelle son fils s’apprête à participer ne résultera pour lui « que la conquête du grade d’officier supérieur, et celle non moins agréable, d’une jeune, belle et aimable créole, fille de quelque opulent colon » 214 . Quant à sa mère, elle s’attarde longuement sur ce sujet : « Si l’occasion de contracter un mariage à Saint-Domingue se présentait, malgré le désir que j’ai toujours eu de vous donner une épouse de mon choix, et qui n’aurait pour but que votre félicité mutuelle, je ne serai pas assez exigeante pour vous en détourner ; mais je ne saurais trop vous recommander de la choisir d’une famille honnête, et de vous fixer de préférence aux qualités de cœur et de l’esprit. Sans doute les dons de la fortune sont des avantages que l’ont ne doit pas dédaigner ; mais que sont-ils en l’absence des autres ? Je vous avoue que j’aurai la faiblesse de beaucoup tenir sur un autre point, c’est, peut-être, un préjugé, je ne puis même en disconvenir ; mais je l’ai reçu en naissant, et il est malheureusement enraciné chez moi. Ce préjugé est celui de la couleur. Il me serait impossible de vous voir former une alliance avec une personne issue de sang-mêlé. Je suis loin de penser que, dans cette classe, il ne se trouve des femmes très estimables, je suis même convaincue que dans le nombre il y en a beaucoup qui sont plus recommandables par leurs qualités, leurs mœurs et leurs vertus que bien des femmes blanches ; ce sont des créatures comme nous et valant souvent mieux que nous ; mais il est bien difficile de se défaire d’un préjugé dont on a été imbu en recevant le jour, et que ni la réflexion, ni la raison, ni même la religion n’ont pu vaincre [la famille Peyre-Ferry est créole de la Martinique]. Non, je vous le répète, il me serait impossible de me faire à l’idée qu’il pût couler, dans les veines de vos enfants, avec le sang que je vous ai transmis, celui d’une source provenant d’un nègre congo ou de Guinée, enfin pour trancher le mot, d’un esclave ; aussi je suis bien persuadée que vous ne me causerez jamais ce désagrément » 215 . Décidément, civils ou militaires, tous ne semblent penser qu’à la noce … On ne sait si Peyre-Ferry mit à profit les conseils de sa mère, toujours est-il qu’il mentionne à plusieurs reprises dans son journal, furtivement, le souvenir d’une femme, Caroline, « tendre amie [qui lui] prodiguait tant de preuves du plus vif attachement » 216 , morte comme tant d’autres de maladie …

Si les officiers se marient, les soldats vivent plus maritalement avec des femmes du pays, souvent des mulâtresses. Ils n’en sont pas moins liés. Ainsi, le sergent-major Beaudoin est, comme beaucoup de rescapés, sauvé de la fièvre par les soins de l’une de ces mulâtresses, une certaine Sophie. Comme souvent dans cette situation, la relation entre l’infirmière et son patient évolue : « nous nous promîmes une union éternelle ; ensuite elle me proposa de vivre chez elle (…) et j’acceptai avec beaucoup de plaisir. (…) quand je n’étais pas occupé à mon devoir, j’allais passer mon temps avec elle et souvent j’y couchais. (…) C’est dans ce moment où je jouis du bonheur de la vie. Elle est jeune et belle, parfaite en tous genres. Il est impossible de trouver un caractère si bien fait ; en un mot, à mes yeux, c’est le modèle de la nature » 217 . Malheureusement, au moment d’évacuer le Môle Saint-Nicolas, le général de Noailles interdit d’embarquer des civils : Beaudoin la travestit en soldat en lui donnant l’identité d’un mort pour lui permettre de monter à bord des transports. Mais lui-même doit monter parmi les premiers, et alors qu’il est déjà à bord, il apprend que le subterfuge est éventé. « Non, mon cœur ne peut se persuader d’en trouver une pareille. J’ai vécu sept moi avec elle, ils ne m’ont pas paru sept jours. (…) Hélas ! dans ce moment j’étais plus mort qu’en vie, me voyant éloigner de ce que je ne trouverai jamais plus » 218 . Le futur général Bro, alors simple brigadier, rapporte qu’un de ses hommes, un Corse du nom de Paolo Versini, avait une servante mulâtre, Tricola, que tous trouvaient fort jolie. Comme elle se vantait de connaître Dessalines, qui servait alors encore sous la bannière de Toussaint, le général Hardÿ voulut l’employer comme espionne. Le Corse s’y opposa du fait du danger que celle-ci aurait à courir. Arrêté et enfermé dans un réduit, il fut délivré une nuit par Tricola, et tous deux fuirent ensemble dans les mornes. Les généraux, même les plus cruels, ne sont pas au-dessus des affaires de cœur : le terrible Pierre Boyer entretient une liaison avec Mlle Marie-Claire Chapoteau, jeune femme de la bourgeoisie de Saint-Domingue, dont naîtra une petite Rose. Boyer sauva l’enfant du désastre, la faisant passer aux Etats-Unis sur un navire pour la Louisiane, avant de la rapatrier en France et de veiller à ce qu’elle reçoive une bonne éducation et qu’elle ait une situation convenable. Quant à Rochambeau, s’il fait preuve d’un racisme bestial vis-à-vis des rebelles, il ne montre pas la même répugnance quant à la gente féminine mulâtre ou noire, entretenant de nombreuses maîtresses de toutes les conditions et de toutes les couleurs. Et il n’est pas le seul, quoique d’après plusieurs témoignages, la fougue de ces amantes tue presque aussi sûrement que la fièvre : ainsi Debelle, « le Pâris de l’expédition pour la beauté seulement » 219 , ne survécu selon Sarrazin « que de quelques heures à une partie de plaisir où se trouvait une charmante mulâtresse » 220  ; Fréminville rapporte le cas de son camarade, élève officier comme lui, mort le 23 septembre 1802, « ayant fait des excès avec une jeune mulâtresse qu’il avait trouvé à son gré, il en revint avec la fièvre » 221  ; quant à Guilmot, il signale la mort d’un de ses collègues officier de santé comme lui, « victime d’un tempérament excessivement vigoureux, et d’excès avec les femmes de couleur » 222  ; etc.

Notes
207.

Rochambeau à Chassériau, 9 novembre 1802

208.

Norvins, Op. Cit., t.3, p.10-11

209.

Ibid, p.26

210.

Marie Adélaïde Panisse, enceinte au moment de la capitulation de Santo Domingo, accoucha en mer lors du trajet de retour en France (décembre 1809). Quant à Marie Geneviève Fressinet, elle mit au monde en 1810 un enfant mort-né, alors que son mari était en disgrâce et interdit d’approcher à 40 lieux de Paris. Le ministre de la Guerre obtint de l’Empereur qu’il lève temporairement l’interdit pour que le général pu visiter son épouse en ce douloureux moment. Fressinet en profita-t-il pour plaider sa cause ? Ou l’Empereur le prit-il en pitié ? Toujours est-il qu’il reçut peu après sa nomination à l’armée de Naples …

211.

Le général de brigade Jean Noguès.

212.

Noguès, Op. Cit., p.161

213.

Drinot à ses parents, 4 avril 1802, cité in Mourir pour les Antilles : indépendance nègre ou esclavage 1802-1804, ss. dir. Yacou (Alain) & Martin (Michel), Paris, Editions caribéennes, 1991, p.78

214.

Mme Peyre-Ferry à son fils, cité in Peyre-Ferry, Op. Cit., p.12

215.

Ibid, p. 13-14

216.

Ibid, p. 142

217.

Beaudoin, Op. Cit., p.69

218.

Ibid, p.72

219.

Norvins, Op. Cit., t.2, p.336

220.

Sarrazin, Guerres civiles …, Op. Cit., p.456. Il est intéressant de noter que si tous les témoins évoquent la très grande beauté du général Debelle, tous précisent bien que c’était là sa seule qualité. Ainsi, Stendhal, dans ses Privilèges, écrit à l’article VI : « Miracles. Aux yeux de tous ceux qui ne me connaissent pas, le privilégié aura la forme du général Debelle mort à Saint-Domingue, mais aucune imperfection ».

221.

Herpin, Op. Cit., p.100

222.

Guilmot, Op. Cit., p.75