3.3 - Les « âmes d’élite »

Au milieu de ce triste portrait d’officiers sans scrupule, voire barbares, il convient de rendre hommage à ceux qui parviennent à accomplir leur mission sans faillir à l’honneur, ou même en s’opposant à la politique criminelle de leurs supérieurs ou collègues. Certains parviennent ainsi à s’intégrer dans cette société coloniale tout en conservant l’estime des colons, et parfois même de leurs adversaires, en se montrant humains et intègres, ou du moins simplement moins voraces que ceux évoqués plus haut ...

L’auteur haïtien Alexis Beaubrun-Ardouin, peu suspect de francophilie dans son histoire d’Haïti, écrit : « Mais il était réservé à des âmes d’élite, à des cœurs généreux, de comprendre autrement leur devoir envers l’humanité et même leur patrie : de ce nombre étaient les généraux Desbureaux, Boudet, [Pierre] Devaux, Pamphile de Lacroix, Clauzel, Thouvenot, Claparède, Jacques Boyé et d’autres encore » 340 . Chanlatte, qui dénonce également les crimes de l’armée française, ne manque pas non plus de saluer quelques âmes nobles : Fréron & Bénézech, préfets coloniaux ; Dugua, chef d’état-major de Leclerc, dont une légende tenace chez les auteurs haïtiens veut qu’il se soit suicidé dans un geste de désespoir après avoir informé 341 les chefs noirs de la future réinstauration de l’esclavage à laquelle il s’opposait ; Desbureaux encore ; « Boudet, Humbert & Hardy, qui avez démontré que, même en désobéissant aux lois de son pays, il est une voie secrète que l’homme d’honneur sait écouter, et que, avant tout, il existe des considérations humaines que partout on doit respecter » 342 . Clauzel, Claparède, Thouvenot et Daure s’attirent particulièrement des louanges pour avoir boycotté la « représentation » des chiens de Rochambeau dans un geste de protestation contre la barbarie du procédé.

On a vu le cas de Lacroix, qui évacue Fort Dauphin en emmenant avec lui toute la population, blanche comme de couleur, qui souhaite quitter la ville. L’humanité de ce général vis-à-vis de ses troupes noires et de la population civile en général lui vaudra d’évacuer Fort Dauphin dans des conditions particulièrement faciles : ces anciens subordonnés noirs, qui se sont mutinés, refusent de s’embarquer sur la flotte de crainte d’être noyés 343 , mais envoient le capitaine Germain, de la 1ère demi-brigade coloniale lui dire : « Demandez tout ce dont vous pourrez avoir besoin dans la ville, tant que vous serez devant nous, vos ordres sur terre seront exécutés ; il n’y a que sur mer que nous ne voulons pas vous suivre » 344 . Lorsque la décision d’évacuer fut connue, les deux camps se séparent de manière ordonnée : « J’appelai dans le fort Dampierre (…) toute la population blanche et sang-mêlée, laissant à la population noire la faculté de rejoindre Toussaint Brave 345 . Ce triage singulier s’opéra de la manière la plus heureuse. J’étais à la tête de mes détachements européens, sur la place d’armes ; les Noirs, qui devaient la traverser pour se rallier aux leurs, me saluaient respectueusement, et nous disaient adieu en levant sur nous des yeux baignés de larmes » 346 .

Dans la marine, seul un capitaine refuse ouvertement de participer aux noyades, malgré la menace d’être démis de ses fonctions : « Aussi, tous s’y soumirent, il faut bien le dire à leur honte. Le capitaine Willaumez seul, commandant de la frégate « La Poursuivante », eut le courage de désobéir en répondant à l’ordre qu’il avait reçu que les officiers de la marine française n’étaient pas des bourreaux (…) Rochambeau n’osa accomplir sa menace et « La Poursuivante » conserva son noble capitaine » 347 . Toutefois, Chanlatte, qui dénonce pourtant avec emphase les crimes des Français, relate que tous les officiers de marine, sous leur apparente docilité, ne furent pas des bourreaux, et loin de noyer leurs passagers, allaient les déposer à terre hors de vue : « Plusieurs capitaines de haut-bord, chargés de noyer une grande quantité de femmes et d’enfants, au lieu d’exécuter cet ordre inhumain, les transportaient d’un bout de l’île à l’autre ; les faisant secrètement débarquer sur un point diamétralement opposé à celui de leur arrestation, ils les ont nourris et logés, à leurs propres frais, jusqu’au moment de leur départ pour la France » 348 . Aux Cayes, le capitaine de frégate Le Bozec se permet de résister au lieutenant de port, le sinistre Kerpoisson, qui vient chercher dix-neuf des vingt-deux prisonniers retenus sur son navire pour les noyer. Kerpoisson n’ayant pas de liste nominative et réclamant finalement la totalité des prisonniers, Le Bozec le renvoie bredouille. Mais Kerpoisson n’est que l’exécuteur du chef de brigade Berger, commandant de la place, qui signe immédiatement un ordre de transfert pour les vingt-deux prisonniers. Le Bozec doit s’incliner …

En octobre 1802, après la défection de Pétion et Clervaux, de nombreux officiers noirs ou mulâtres proches de ces derniers sont arrêtés et enfermés sur le Dugay-Trouin de l’amiral Latouche-Tréville. Parmi eux, le capitaine mulâtre Jean-Pierre Boyer, qui appelle à son secours un ami, un blanc ayant servi avec lui pendant toute la guerre civile dans les rangs des troupes mulâtres de Rigaud : l’adjudant-commandant Jacques Boyé. Alors que les noyades ont lieu chaque nuit sur le vaisseau, l’adjudant-commandant obtient la mise en liberté de son ami. L’accueillant à terre, il le confie à un officier du génie qui le présente au chef de brigade Moulu lui-même, commandant cette arme, « un homme fort éclairé et de beaucoup d’humanité » 349 , qui l’accueille et le protège. Jean-Pierre Boyer 350 sera parmi les derniers à abandonner la cause française …

Le préfet colonial Daure profite également de son bref intérim à la tête de l’armée expéditionnaire, à la mort de Leclerc, pour remettre en liberté nombre d’officiers noirs ou de couleur enfermés sur les navires par ordres de Leclerc … et dont le sort est facile à deviner. Ainsi, le 4 novembre 1802 il fait libérer deux capitaines de gendarmerie, Fouquet et Carbone 351 , et donne l’ordre que leur soit restitués leurs biens et soldes, bien évidemment saisis par leurs geôliers. Le même jour, dans une seconde lettre au même, il ordonne de « libérer le citoyen noir René Vincent, au sujet duquel je n’ai reçu que de bons témoignages » 352 . Deux jours plus tard, c’est à Jacques Boyé 353 qu’il ordonne de faire débarquer deux gendarmes de couleur enfermés sur un navire. Le 12, ce sont deux officiers du génie, Mauduy et Rome 354 . Le lendemain, il décide d’utiliser les prisonniers aux corvées des hôpitaux de la Tortue 355 , leur épargnant la noyade. Le 14, il ordonne la création de compagnies de « gens de couleur » 356 sur le modèle de l’infanterie légère ; mais le citoyen Lauvais ayant besoin d’hommes pour compléter les enrôlements volontaires, Daure demande à l’amiral Latouche-Tréville 357 de débarquer tous les mulâtres embarqués sur les vaisseaux, que le général Clauzel, autre opposant à la politique d’extermination, a signalé comme dignes de confiance. Par la même occasion, il fait libérer le chef d’escadrons Jolicoeur, officier de gendarmerie loué par tous, et sa famille 358 . Il envisage également de faire déporter en France, sur le bâtiment rapatriant Pauline Bonaparte et la dépouille de Leclerc, le général Maurepas et sa famille, déjà enfermé sur « La Guerrière » et dont il améliore les conditions de détention. Au dernier moment, il diffère l’ordre pour attendre la décision de Rochambeau. Mal lui en prit, car celui-ci fit torturer Maurepas et sa famille d’une manière si ignoble 359 que les quelques officiers et troupes noirs ou mulâtres encore fidèles aux Français en furent horrifiés et changèrent de camp. Mais Daure protège aussi les colons des exactions des officiers français : « Je vous adresse (…) que le citoyen Boyer [dit « Boyer jeune » pour le différencier du général Pierre Boyer et du capitaine mulâtre Jean-Pierre Boyer], chef de brigade de gendarmerie est accusé de vexation envers le citoyen Bourgeois, notaire au Cap. Je vous prie de prendre lecture de cette pièce et de me la renvoyer en recommandant au citoyen Boyer de mettre dans sa conduite toute la circonspection & la décence que son grade & ses fonctions exigent d’un officier français » 360 . Malheureusement, cet intermède sera trop court, Rochambeau prenant officiellement le commandement de l’armée à son arrivée au Cap le 18 novembre. Le nouveau capitaine général, n’appréciant pas les initiatives ni les critiques du préfet, le renverra en France six mois plus tard. D’ici là, Daure aura envoyé Norvins alerter le premier Consul sur les agissements de Rochambeau, mais la politique européenne ayant repris le pas sur le rêve américain, son intervention sera de peu d’utilité. Le départ de Daure sera regretté par tous, tant Français qu’Haïtiens, qui reconnaissaient ses grandes qualités humaines. Boisrond-Tonnerre, secrétaire de Dessalines et un anti-français enragé 361 , écrit à son propos : «  Daure était plus fait à ramener les esprits ; il avait des talents et plus de mœurs que Rochambeau, ; il n’aimait pas le sang et en épargnant celui des noirs, il eût rendu ceux-ci plus avares de celui de leurs compatriotes » 362 . Il n’est qu’un homme que Daure enverra à l’échafaud : le chef de brigade Domage, rallié de mauvaise grâce à l’armée expéditionnaire en février 1802. Le premier acte du capitaine général par intérim aura été de le faire transférer du navire où il était retenu à terre pour le faire pendre sur-le-champ, le jour même de son investiture, affirmant : « L’intention du général en chef Leclerc, capitaine général, était (…) de faire pendre le chef de brigade Domage, auteur de troubles au quartier de Jérémie. Vous voudrez bien en conséquence ordonner qu’il soit pendu aujourd’hui, 12 du courant. Je donne l’ordre au contre-amiral Latouche de vous le remettre » 363 .

D’autres s’opposent ouvertement au projet de réinstauration de l’esclavage. C’est le cas particulièrement du général de brigade Pierre Devaux, promu à ce grade après sa vaillante conduite à la bataille de la Crête à Pierrot à la tête de la Légion expéditionnaire. Il est autorisé à rentrer en France pour raison de santé et embarque le 9 août 1802. Ce départ cache en fait une disgrâce : « Au Port-au-Prince se trouvait le général Devaux, en qualité de commandant de l’arrondissement. Ce loyal français ayant des sentiments bien différents de ceux de Rochambeau, son chef immédiat, accueillait avec fraternité la population indigène : il se dégoûta bien vite des horreurs que faisait commettre son chef, et demanda au capitaine général l’autorisation de rentrer en France. Rochambeau lui-même n’était pas satisfait d’avoir sous ses ordres un officier dont les sentiments et la conduite contrastaient tant avec les siens. Leclerc consentit à l’éloignement de Devaux de la colonie. Un tel homme gênait le plan de l’expédition. (…) » 364 . Avant d’embarquer pour la France, Devaux se rend aux Gonaïves, où il passe en revue Pétion et la 13e demi-brigade coloniale, composée entièrement de mulâtres ralliés parmi les premiers aux troupes expéditionnaires. A l’issue de la revue, il adresse à l’unité un « discours énergique où il l’engageait à conserver soigneusement ses armes, pour défendre sa liberté menacée par le nouvel ordre des choses. C‘était dire à chacun de ces anciens soldats de Rigaud, ce qui était déjà dans leur pensée et dans celle de leur chef actuel. On était alors aux derniers jours de juillet » 365 . C’est à dire à quelques semaines seulement de la nouvelle insurrection, déclenchée principalement par les rumeurs de rétablissement de l’esclavage à la Guadeloupe … Mais Devaux ne s’arrête pas là. Le navire qui le ramène, comme celui qui l’accompagne, transporte des déportés vers la métropole : arrivé en France, il informe les autorités portuaires que ces hommes, innocents de tous crimes, ont en fait été pressés dans les rues pour compléter les équipages décimés, et réclament qu’ils soient traités avec humanité. Le portrait qu’en dresse le capitaine Peyre-Ferry, s’il ne remet pas en cause son humanité, altère néanmoins quelque peu la noble image de ce personnage : « Il a la réputation d’être un peu timbré, et les propos saugrenus, indécents et malhonnêtes qu’il a sans cesse à la bouche, même en s’adressant aux femmes prouvent qu’il ne se pique guère ni de politesse, ni de civilité » 366 . Précisons toutefois que ce portrait au vitriol fut rédigé quelques heures après que Devaux eut annulé à Peyre-Ferry une permission, ce qui peut avoir conduit ce dernier à quelques élans de rancœur …

Même parmi les colons servant dans l’armée expéditionnaire se trouvent des hommes prêts à tout pour s’opposer aux menées criminelles de leurs chefs : le chef d’escadrons Lespinasse, commandant blanc de la garde nationale de Port-au-Prince, composée entièrement de soldats noirs ou mulâtres, est un jour convoqué avec celle-ci pour participer à un exercice de tir à la cible avec des troupes françaises. Mais Lavalette du Verdier, commandant la place, qui doutait de plus en plus de la loyauté de cette troupe, « fit faire des cartouches blanches [à blanc] pour être délivrées à la garde nationale (…) : les troupes blanches auraient saisit ce moment pour assaillir les mulâtres et les noirs » 367 . Alerté de ce projet, Lespinasse fait charger les fusils de la garde nationale à balles réelles et garnir les gibernes de munitions supplémentaires, avant de se rendre sur-le-champ de tir, où le général Lavalette du Verdier, chargé d’exécuter la basse besogne du capitaine général, lui présente les cartouches factices. Lespinasse les refuse et informe le général que les armes de ses hommes sont dûment chargées et prêtes à être employées, mais que la garde nationale ne participera pas au tir : ce furent donc les troupes françaises qui vidèrent leurs armes sur les cibles, ayant dans leur dos la garde nationale prête à faire feu … Rochambeau avait déjà envisagé l’arrestation et l’exécution de la garde nationale de Port-au-Prince, le 31 mars 1803, au lendemain de l’échec et la quasi-annihilation de sa Garde à Petit-Goave : il avait cru apercevoir de la satisfaction dans les rangs de cette troupe à l’annonce de ce désastre. Mais Lespinasse avait interpellé publiquement Rochambeau, lui faisant savoir « qu’il ne souffrirait pas un tel attentat sur une troupe qui rendait de grands services aux Français, contre les indigènes insurgés des environs de la ville » 368 . Ne pouvant se venger des soldats noirs et mulâtres du Cap, Rochambeau s’en était pris aux familles des principaux insurgés, les arrêtant et, pour beaucoup, les noyant.

Lemonnier-Delafosse, si critique à l’égard des généraux et de leur goût immodéré de l’or, cite en exemple le cas du général Quantin : « Plût à Dieu que tous les généraux de l’armée eussent pu dire comme le général Quantin lorsqu’il partit pour la France, au grenadier qui portait ses bagages : ‘Grenadier, dis à la garnison que le général Quantin est débarqué à Saint-Domingue avec trois malles, et qu’il s’en retourne avec un simple porte-manteau !’. Il savait ce qui se passait, et sa noble fierté voulait que l’armée comprit qu’il était resté pur ! Ces simples paroles adressées au soldat étaient la critique sanglante de la conduite de ses frères d’armes » 369 . Ce général refusait, à l’inverse de ses collègues, d’avoir un état-major pléthorique, et « a toujours repoussé les officiers qui cherchaient à s’introduire près de lui par souplesse, par adulation, ou par de bassesses soumissions » 370 . Le capitaine Peyre-Ferry a eu une relation particulièrement houleuse avec Quantin, ayant servit sous ses ordres après avoir refusé de devenir son aide de camp. Le décrivant, ce capitaine lui reconnaît peu de talents et beaucoup de défauts, mais admet : « Quoique intéressé, je le crois intègre. Il n’a jamais eu la réputation de mettre à profit ses commandements pour amasser des richesses par des voies illégales ; je suis persuadé que ses mains sont pures sous ce rapport. S’il possède quelque chose, elle provient de ses économies, et il doit nécessairement en faire puisque le luxe, le faste, la représentation, et toute espèce de dépenses sont bannis de chez lui » 371 . En bref, un vrai Spartiate …

Vient enfin le cas des conspirateurs. On a vu que Jacques Boyé, avec la complicité des plus hautes instances du génie, n’hésite pas à soustraire le mulâtre Jean-Pierre Boyer à la noyade et à le cacher. Peut-être en firent-ils autant pour d’autres proscrits, nul ne sait … Toujours est-il qu’un autre groupe de personnages va chercher à influer bien plus radicalement sur le cours sanglant des évènements, en s’attaquant à rien moins que Rochambeau lui-même, alors capitaine général. Cette affaire, qui n’attire généralement qu’une ligne dans les récits de la campagne de Saint-Domingue, a en fait donné lieu à une vaste conspiration puis à une cour martiale houleuse, qui n’aboutit au final que sur peu de choses …

Premier acte : les germes du complot sont semés entre janvier et début février 1803 372 . A la suite d’un dîner chez Rochambeau auquel ils ont été invités, les principaux officiers de la division du Nord se réunissent sans le capitaine général et discutent de la situation. Il y a là Norvins, Clauzel, Claparède, Pierre Boyer, Thouvenot et Daure. La conversation porte sur la dispersion absurde en de multiples postes des quatorze mille hommes de renfort venus de France au début de l’année, et qui périssent inutilement, alors que leur concentration eut permit de manœuvrer contre l’ennemi et de reprendre l’initiative : « il n’y avait qu’un parti à prendre : il fallait embarquer Rochambeau pour la France (…), il serait rendu compte au premier Consul des motifs de cet acte, dont la nécessité suffisait pour justifier la violence … Nous signerions tous cette déclaration, qui serait confiée au premier capitaine du vaisseau où Rochambeau serait embarqué (…). Le premier Consul serait éclairé, et bientôt les effets complémenteraient à ses yeux notre justification » 373 . Mais Clauzel qui, par son ancienneté, aurait eu à succéder à Rochambeau, refuse finalement de mettre en pratique un tel projet. Notons que Boyer n’en était qu’à son deuxième projet de ce type : il avait déjà été renvoyé d’Egypte pour avoir voulu arrêter et embarquer de force le général Menou pour la France ! Lallemand était également présent, ou du moins informé des projets des conspirateurs, puisqu’il est arrêté en compagnie d’un certain Hulysse fils, dans le courant du mois 374 . Son arrestation semble figer les projets des conspirateurs, ceux-ci ne donnant plus signe de vie avant le 25 août. Toutefois, Lallemand n’a visiblement pas dénoncé ses camarades, puisque ceux-ci ne sont pas inquiétés avant le deuxième acte.

Deuxième acte : le procès de Lallemand. Norvins, Boyer et Daure sont rentrés en France, lorsque le 25 août 1803, Clauzel approche et sonde le préfet Magnytot, arrivé un mois plus tôt, dans le but de l’informer des projets des conspirateurs. Celui-ci fait mine d’adhérer à leurs vues mais informe Rochambeau de ce qu’on veut l’embarquer de force. Il semble alors que, plutôt que d’arrêter directement Clauzel et Thouvenot, dénoncés par Magnytot, Rochambeau opte pour une manière détournée de les neutraliser sans créer de remous dans l’armée : après tout, il n’a d’autre preuve que la parole d’un délateur, et Clauzel est apprécié aussi bien des colons que des militaires. Le 29 août, près de six mois après son arrestation, il ordonne que Lallemand soit traduit en justice 375 . C’est Minuty, grand juge de Saint-Domingue nommé à ce poste par Rochambeau quinze jours plus tôt, qui est chargé de la procédure. Le 30, Rochambeau lui envoie des « instructions » visant à ce que la sentence soit en mesure de prévenir toute récurrence d’un tel crime 376 . Toutefois, Minuty fait savoir au capitaine général que si son poste lui permet de diriger le procès, il ne peut en influencer le verdict 377 . Le procès implique alors de plus en plus de monde : le 6 septembre, Minuty se plaint auprès de Rochambeau de ce que quatre officiers refusent de s’expliquer devant le juge, alors même que les règlements militaires leur imposent de témoigner 378 . Le lendemain voit le même cas de figure … et les mêmes plaintes : pour Minuty, c’est « sans précédent » 379 , et si Rochambeau veut voir l’issue de ce procès, il lui propose de le déplacer en France, loin des passions. En attendant la décision de Rochambeau, l’instruction se poursuit : le 9 septembre, Minuty fait apposer des scellés sur les papiers du général Clauzel et l’un de ses aides de camp 380 . Deux jours plus tard, les deux hommes sont appelés à témoigner à leur tour contre Lallemand 381 . Mais là encore, c’est l’omerta ! Devant le mur de silence qui se dresse devant lui, Rochambeau n’a pas trouvé le moyen d’impliquer officiellement Clauzel et les autres conspirateurs. A l’exception de la parole de Magnytot, il ne dispose d’aucune preuve ni d’aucun témoignage, et ses officiers font visiblement front contre lui …

Troisième acte : la mascarade. Le capitaine général se trouve alors devant un choix délicat : il peut passer outre l’absence de conclusion au procès et frapper Clauzel et les siens, qu’il sait coupables, ce qui serait dans le cadre de ses prérogatives, mais il risquerait alors de tourner l’armée contre lui ; il peut également transporter le procès en France, au risque de voir éclater tous ses méfaits au grand jour et contempler ainsi la victoire finale de Clauzel, si ce n’est devant un tribunal militaire, au moins devant l’opinion publique ; ou essayer de s’en tirer par une pirouette en ne condamnant personne mais en trouvant un autre prétexte pour éloigner les opportuns. C’est cette dernière option qui est retenue : en deux jours, il monte de toutes pièces une affaire de spéculation sur les denrées, peut-être basée sur quelques authentiques détournements, Clauzel étant plus connu pour son humanité que sa probité : « on leur impute des projets bien sinistres contre le général R. [Rochambeau], on parle de poison, de mulâtres et de noirs impliqués (…) » 382 . Version au moins partiellement défendue par l’un des partisans de Rochambeau, Philippe de Lattre : « Le préfet Magnytot d’une part, avait prévenu le capitaine-général, que deux cents barils de farine avaient été soustraits à la consommation pendant la disette, pour être remis en circulation après sa déportation ; ils furent saisis. Il avait aussi annoncé avoir instruit par le contre-amiral Latouche-Tréville, le ministre de la Marine, qu’on avait formé le projet de déporter le capitaine-général » 383 . Mais l’opinion publique de l’île n’est pas dupe : « le capitaine Saint-Guirons, adjoint à l'état-major du général Lavalette, arriva du Cap où ce général l'avait envoyé, (…) il en rapporte la nouvelle du départ pour France ou pour les Etats-Unis, des généraux Claupet [Clauzel], Laparde [Claparède], Chouvenot [Thouvenot] et Jules [?], tous employés au Cap et impliqués de fait dans un commerce de café avec les insurgés, aspect peu délicat mais très avantageux pour eux au surplus ; tel est le bruit. Quelle fut la véritable cause de cette disgrâce apparente, le public l'ignore. Les bruits chargent en outre le général Rochambeau d'atrocités de toutes espèces, tels que fusillades, noyades (…) » 384 . La population ne doute donc pas que ces accusations ne soient qu’une façade pour masquer autre chose. D’ailleurs, les renvois pour malversations frappent généralement ceux qui justement ne sont pas, ou peu, concernés par ce genre d’activités : on verra plus bas le cas des généraux Salme et Humbert.

Thouvenot, Lallemand et Clauzel sont finalement embarqués pour la France dès le 13 septembre 1803 ! Le premier via Cuba, les deux autres via New York, après un naufrage sur les côtes de Floride. Claparède, également impliqué, avait été « autorisé » à rentrer en France pour raison de santé dès le 30 août, mais Rochambeau le gardera finalement avec lui alors qu’il était sur le point de partir, et il restera à Saint-Domingue jusqu’à la capitulation du Cap. Sans doute est-il revenu sur sa décision lorsque les derniers alliés noirs des Français, avec qui Clauzel et Claparède avait organisé des marchés dont dépendait le ravitaillement du Cap, avaient décidé de ne plus se mêler des affaires des blancs si on renvoyait ce général qu’ils appréciaient …

A la Guadeloupe, le général Gobert, colon modéré quoique favorable à l’esclavage, tente de calmer les ardeurs revanchardes des officiers blancs et colons de retour de leur exil à la Dominique, où ils avaient été contraints de se réfugier lors du renvoi de Lacrosse : « Et malgré mon ordre, malgré les ordres du général dont mes officiers étaient porteurs, on les [les troupes noires] désarma avec beaucoup d’humiliation avant de les embarquer » 385 . De retour en France, il plaide en faveur de ces mêmes soldats noirs déportés : « Ces hommes pourraient être employés, je vois, fort utilement à former des régiments pour les Indes orientales. Ces régiments dont tous les officiers seraient des blancs, serviraient bien, ils portent les armes depuis longtemps et les manient bien. On rendrait aux Noirs qui les composeraient leur courage et leur attachement pour la France en leur rendant les armes dans un pays où ils ne peuvent plus être nuisibles » 386 . L’idée fut suivit, puisque le gouvernement demanda peu après au général Decaen d’embarquer pour les Indes un bataillon de six cents Guadeloupéens pris parmi les déportés …

L’attitude malhonnête, voire criminelle, de la majorité des officiers supérieurs de l’armée expéditionnaire de Saint-Domingue a sans doute été l’un des facteurs de la perte de cette colonie. La barbarie revendiquée de quelques-uns, et l’inhumaine indifférence ou l’obéissance aveugle de la plupart, et ce à tous les échelons, n’ont fait que renforcer la détermination des Haïtiens à se battre jusqu’au bout. Pire, cela n’a fait que pousser à la défection davantage de troupes coloniales dont certaines, particulièrement les mulâtres, eussent pu continuer à servir dans les rangs de l’armée expéditionnaire. A l’inverse, Claparède et Clauzel, par leur politique humaine, en négociant avec les « Congos » de Labelinais, ont démontré que ceux-ci pouvaient être de précieux auxiliaires, puisque ce sont eux qui ont ravitaillé le Cap pendant de longs mois, et ils marchaient encore par milliers aux côtés de La Poype contre Dessalines au moment de la bataille de Vertières.

La situation est différente à la Guadeloupe, car les principaux meneurs rebelles sont tués (Ignace et Delgrès) dans la courte campagne de Richepance, alors que le dernier homme à incarner les aspirations des troupes noires (Pélage) s’est sincèrement rallié aux troupes européennes. Dès lors, la poursuite de l’insurrection ne sera plus qu’affaires de brigandages, jamais les insurgés n’ayant été capables de mettre sur pied une force militaire unie et organisée comme à Saint-Domingue. Quant à la Martinique, restée calme, elle se voit épargner les atrocités d’un Rochambeau ou d’un Lacrosse …

Mais outre la haine des anciens esclaves, les officiers et l’administration des armées expéditionnaires s’attirent également les foudres des colons qui, les ayant initialement accueillis avec joie, déchantent rapidement lorsqu’ils constatent la rapacité de leurs sauveurs. Ceux qui rentrent d’exil se trouvent spoliés dans leurs propriétés, ceux qui sont restés se voient régulièrement taxés par les capitaines généraux qui les considèrent comme un palliatif sans fin aux carences du trésor, qui n’est rapidement plus alimenté par des envois de métropole. Et lorsque cette source de revenus vint à faillir à son tour, Rochambeau n’hésita pas à faire assassiner l’un des colons mis en demeure de payer, le négociant Fédon. Ce crime retourne contre lui les derniers soutiens qu’il pouvait avoir dans la population, et les derniers espoirs de retour au calme de celle-ci … A la Martinique et la Guadeloupe, la garde nationale, commandée par ces mêmes colons, abandonne bien vite les défenseurs de leur île lorsque les Anglais débarquent …

Figure 8 : Suicide du général Ferrand à Ceybo, 7 novembre 1808

Il s’agit là d’une vision héroïque du suicide d’un officier préférant la mort à la défaite. Pourtant, cette représentation comporte plusieurs erreurs. Premièrement, à Ceybo (ou palo-Inclinado), ce sont des troupes espagnoles, et non noires, que Ferrand a affronté. Deuxièmement, Ferrand ne s’est pas suicidé sur le champ de bataille, mais le soir, au bivouac, après que ses aides de camp l’aient éloigné des poursuivants espagnols. Enfin, Ferrand était chauve !

Notes
340.

Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.248-249

341.

Dans une lettre à Dombrowski, le capitaine Kobylanski de la 3e demi-brigade polonaise parle même de « la trahison [du général] Dugua » : Kobylanski à Dombrowski, 6 février 1803, Archives centrales de Varsovie, cité in Darne-Crouzille, Op. Cit., p.161

342.

Bouvet de Cressé, Op. Cit., p.87

343.

Et ils firent bien, on a vu le sort réservé aux militaires et civils noirs ou mulâtres rentrés au Cap avec Lacroix.

344.

Lacroix, Op. Cit., p.375

345.

Chef de brigade à la 1ère demi-brigade coloniale, il était l’un des bras droit de Lacroix avant de devenir le chef des mutins de la brigade. Aucun lien avec Toussaint-Louverture, déjà déporté à cette date.

346.

Lacroix, Op. Cit., p.374

347.

Herpin, Op. Cit., p.114

348.

Bouvet de Cressé, Op. Cit., p.87

349.

Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.328

350.

Ce n’est qu’en 1806 qu’il réapparaît du côté haïtien, aux côtés de son ami Pétion. Devenu général, il sera président de la République haïtienne en 1818, à la mort de celui-ci. Il chargea le général Jacques Boyé à qui il devait la vie, alors au service de la Russie, de représenter les intérêts d’Haïti auprès du gouvernement de Louis XVIII. Lorsque le général français vint plus tard visiter le président à Haïti, il y reçu de grands témoignages de gratitude et de considération de la part de ce dernier …

351.

Daure à Claparède, 4 novembre 1802, S.H.A.T., B78

352.

Daure à Claparède, 4 novembre 1802, S.H.A.T., B78

353.

Daure à Boyé, 6 novembre 1802, S.H.A.T., B78

354.

Daure à Boyer, 12 novembre 1802, S.H.A.T., B78

355.

Daure à Boyer, 13 novembre 1802, S.H.A.T., B78

356.

Daure à Boyer, 14 novembre 1802, S.H.A.T., B78

357.

Daure à Latouche-Tréville, 15 novembre 1802, S.H.A.T., B78

358.

Ibid

359.

Il fut ligoté au mât de la Guerrière, son chapeau cousu sur le crâne et ses épaulettes de général clouées aux épaules, alors qu’on noyait sous ses yeux sa famille et ses proches. Il fut ensuite à son tour exécuté, les versions différant sur le degré de raffinement de la méthode employée …

360.

Daure à Clauzel, 16 novembre 1802, S.H.A.T., B78

361.

Sans doute parce que blanc lui-même, il lui fallait se montrer plus fanatiquement monstrueux que Dessalines et les siens pour ne pas être accusé de favoriser ceux de sa couleur …

362.

Boisrond-Tonnerre (Louis), Mémoire pour servir à l’histoire d’Haïti, cité in Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.325

363.

Daure à Claparède, 2 novembre 1802, S.H.A.T., B78

364.

Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.255

365.

Ibid

366.

Peyre-Ferry, Op. Cit., p. 120

367.

Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.398

368.

Ibid

369.

Lemonnier-Delafosse, Op. Cit., p.112

370.

Peyre-Ferry, Op. Cit., p.142

371.

Ibid, p.160

372.

La datation des débuts de la conspiration n’est pas chose aisée : outre que peu de détails existent à son sujet, Norvins ne donne pas de date pour le fameux dîner de Rochambeau, et la lettre de Delpech annonçant l’arrestation de Lallemand n’est pas datée.

Toutefois, la cause de la grogne des généraux étant la dispersion des renforts, cela ne peut avoir lieu qu’après la reprise de Fort Dauphin, lorsque Clauzel est nommé commandant au Cap (19 décembre 1802) et même plus sûrement lorsqu’il est nommé au commandement de la division du Nord (18 janvier 1803). Norvins étant présent, la réunion n’a pu avoir lieu après le 12 mars 1803, date à laquelle celui-ci quitte la colonie pour la France. Or il embarque encore malade, juste après une grave rechute de fièvre qui l’aura clouée au lit depuis le 3 mars (crises chroniques, d’ailleurs sans doute plus dues au paludisme qu’à la fièvre jaune). La réunion devrait donc probablement avoir prit place entre le 18 janvier et les trois premières semaines de février 1803.

Reste le cas de l’arrestation de Lallemand. La lettre de Delpech n’est pas datée, mais celui-ci ayant à son tour été décrété d’arrestation (puis déporté) le 14 mars 1803, l’arrestation de Lallemand est donc antérieure à cette date.

373.

Norvins, Op. Cit., t.3, p.49

374.

Delpech à Rochambeau, s. d., Rochambeau’s papers n°2199

375.

Minuty à Delagarde, 29 août 1803, Rochambeau’s papers n°2050

376.

Minuty à Rochambeau, 30 août 1803, Rochambeau’s papers n°2053

377.

Minuty à Rochambeau, 31 août 1803, Rochambeau’s papers n°2054

378.

Minuty à Rochambeau, 6 septembre 1803, Rochambeau’s papers n°2062

379.

Minuty à Rochambeau, 7 septembre 1803, Rochambeau’s papers n°2066

380.

Minuty à Rochambeau, 9 septembre 1803, Rochambeau’s papers n°2068

381.

Minuty à Rochambeau, 11 septembre 1803, Rochambeau’s papers n°2074

382.

Begouën-Demeaux, Op. Cit., p.223

383.

Lattre, Op. Cit., p.116

384.

Lettre ouverte de Pélage Marie Duboÿs, 9 octobre 1803

385.

Gobert à Berthier, 13 octobre 1802, cité in 1802 en Guadeloupe …, Op. Cit., p.22

386.

Gobert à Berthier, 13 octobre 1802, cité in 1802 en Guadeloupe …, Op. Cit., p.46