4.1.3 - Les officiers de couleur

Parmi ces officiers servant dans les armées expéditionnaires s’en trouvent plusieurs de couleur, particulièrement celle de Saint-Domingue. Le gouvernement espère ainsi profiter de leur expérience coloniale et de leur influence sur les troupes noires, mais également se débarrasser d’eux une fois les opérations militaires terminées, le calme revenu et l’esclavage réinstauré.

Ces officiers passant à Saint-Domingue sont les généraux de brigade Rigaud, Villatte, Besse & L’Eveillé, l’adjudant-commandant Pétion, les chefs de brigade « Mars » Belley, Birot & B. Déléard, et les commandants E. Saubate, Brébillon, Dupont, Brunache, Gautras, Q. Larivière & M. Bienvenu, ainsi que d’autres officiers subalternes. Pour la plupart mulâtres, du parti de Rigaud lors de la guerre civile, tous font voile vers Saint-Domingue à bord de la frégate la « Vertu ». Celle-ci, lors du débarquement des troupes expéditionnaires, avait ordre de rester en retrait de la flotte et de ne faire débarquer ses passagers que sur l’ordre du capitaine général. Les consignes étaient claires : si l’armée débarquait sans encombre et que Toussaint remettait sans résistance le pouvoir entre les mains de Leclerc, les passagers de « La Vertu », tous ennemis de Toussaint et donc vecteurs potentiels de troubles, auraient alors été déportés directement à Madagascar, sans autre forme de procès. Seule l’opposition violente de Toussaint pouvait leur permettre de débarquer pour saper son autorité auprès d’une partie de ses troupes mulâtres. « Leur sort dépendait des évènements : on attendait l’ordre de les débarquer ou de les déporter à Madagascar » 412 . D’après Beaubrun-Ardouin, Pétion avait avant son départ éventé le projet et prévenu ses camarades d’odyssée : « Si le gouverneur Toussaint-Louverture ne fait aucune résistance, nous irons tous à Madagascar » 413 . « Donc ces (…) généraux, ainsi que leur suite, n’étaient point destinés à mettre pied à terre, à moins qu’elle ne fut couverte de cendres et de débris » 414 . Aussi la vue des flammes s’élevant de l’incendie de la ville du Cap, dans la nuit du 4 février 1802, les soulagent : « Maintenant, nous n’irons plus à Madagascar » 415 . Une fois débarqué, le 11 février, soit une semaine après les premiers combats, le nombre de ces officiers noirs ou mulâtres fut peu à peu grossi des ralliés faisant défection de l’armée coloniale de Toussaint : les généraux de brigade Clervaux et Laplume ; les chefs de brigade Dieudonné, Desravines, Domage, La France, Romain et Labelinais ; les commandants Bardet, Lemoine, Delpech, Neret, Ferbos, Desiré, Faustin Répussard, Segrettier, Borgella et Jolicoeur à Saint-Domingue. A la Guadeloupe, seul le chef de brigade Magloire Pélage se rallie à l’armée expéditionnaire de Richepance. Je n’ai pris ici en compte que les officiers à partir du grade de commandant (chef d’escadrons ou de bataillon) ayant rallié les troupes expéditionnaires sans jamais avoir pris les armes contre eux auparavant : ainsi des officiers comme Christophe, Dessalines, Toussaint, ou même le malheureux Maurepas, sans doute sincère dans son ralliement, mais trop tardif, en sont écartés …

Soit six généraux de brigade, un adjudant-commandant, neuf chefs de brigade et dix-sept commandants noirs ou mulâtres servant dès le début des opérations à Saint-Domingue dans les rangs de l’armée expéditionnaire.

Sur ces six généraux, l’un, Rigaud, est déporté de manière peu glorieuse 416  ; deux sont renvoyés avec plus (Laplume) ou moins (Besse) de ménagement. Le premier, malade et blessé en combattant pour la France, n’eut pas à subir durant le trajet les vexations endurées par ses collègues, mais se vit refuser de débarquer en France. Détourné sur l’Espagne, il meurt en quarantaine à Cadix. Deux autres meurent officiellement de maladie : Villatte d’apoplexie, et L’Eveillé de la fièvre jaune. Ces morts sont suspectes, car outre le fait que la mort du général Villatte prêta à confusion, certains pensant qu’il avait été empoisonné, il est à noter que ces deux généraux meurent de maladies douteuses le même jour ! Et ce moins d’une semaine après la soumission de Toussaint, qui se plaignait de voir Leclerc accompagné de tous ses anciens ennemis. Le dernier de ces généraux, Clervaux, fait défection dans la nuit du 13 au 14 octobre 1802, à l’instigation de son lieutenant Pétion, et se retourne contre les troupes de Leclerc, donnant le véritable coup d’envoi de la seconde insurrection.

Pétion, comme on vient de le voir, après avoir fidèlement et brillamment combattu dans les rangs de l’armée expéditionnaire, fait défection avec ses troupes, entraînant dans son sillage son supérieur, le général Clervaux. Toujours digne d’éloges, il renvoie sain et sauf vers Leclerc les artilleurs européens qui servaient dans leur brigade, sans oublier toutefois d’enclouer leurs pièces.

Des chefs de brigade, trois (« Mars » Belley, Borno Déléard & Birot, tous venus à bord de la « Vertu ») furent déportés avec ou peu après Rigaud. Si Pélage ne fut pas officiellement déporté de la Guadeloupe, il n’en fut pas moins arrêté dès son arrivée en France. Un seul, La France, est tué à l’ennemi en combattant les rebelles sur la frontière entre les parties françaises et espagnoles : sa dépouille restée sur le champ de bataille fut décapitée, et sa tête envoyée comme présent à Dessalines. Deux autres meurent des mains des Français, alors qu’ils servaient dans leurs rangs : Desravines & Domage. Si le second s’était rallié de mauvaise grâce, sous la pression de ses subordonnés Ferbos, Désiré et J. Bernard, et oeuvrait à la reprise de l’insurrection lors de son arrestation, le premier était sans doute sincère, et fut exécuté en janvier 1803 pour avoir abandonné Tiburon dont il avait le commandement et qui était alors la cible d’un ennemi largement supérieur. Comme pour Bardet, il ne fut pas exécuté seul : son fils qui se trouvait près de lui fut également mis à mort. Labelinais, dont Norvins 417 vante les mérites et la probité, avait quitté les rangs de l’armée française lors des purges de Rochambeau, mais n’en avait pas moins continué à se battre pour eux : ralliant les « Congos », bandes d’anciens esclaves issus des derniers contingents « importés » d’Afrique et persécutés par Christophe et Dessalines, il en fait de précieux auxiliaires de l’armée expéditionnaire. Avec le général Clauzel, il organise même des marchés réguliers où habitants du Cap et « Congos » échangent des vivres ou autres produits, ce qui permet de ravitailler régulièrement cette ville. Lors de la bataille de Vertières, alors que Rochambeau attaque Dessalines sans attendre, Labelinais et ses hommes marchaient aux côtés des soldats de la division La Poype, qui auraient pu faire pencher la balance du côté français si le capitaine général avait eu plus d’à propos et de contenance. Labelinais se trouvait mêlé aux débris de l’armée expéditionnaire lors de la capitulation de Rochambeau, et fut vraisemblablement fait prisonnier de guerre des Anglais, quoique le fait ne soit pas assuré. Il réapparaît néanmoins en Haïti en 1816, pour se mettre au service de Pétion. Un seul passe en France sans y être contraint : Dieudonné. Loué par tous pour ses mérites et sa loyauté, il obtient de Rochambeau des passeports pour l’Europe peu avant la bataille de Vertières, craignant sans doute la vengeance de ses compatriotes. Quant à Romain, il fait défection peu après la mort de Leclerc, fédère les bandes d’insurgés autour du Cap, qu’il attaque le 5 février 1803 pour fêter l’anniversaire de l’incendie de cette ville un an plus tôt ! Il sera fait général de brigade dans l’armée de Dessalines.

Les simples commandants sont souvent encore moins heureux … Le sort de trois d’entre eux, Brébillon, Gautras et Jolicoeur m’est inconnu, quoique ce dernier ait vraisemblablement été déporté avec sa famille. Par contre, sept 418 des douze restants sont positivement déportés en France, la plupart en même temps ou dans les dix jours suivant le renvoi de Rigaud (2-12 avril 1802). Seuls Delpech et Neret ne le sont qu’en mars et avril 1803, lors des purges de Rochambeau suivant le désastre de Petit-Goave. Segrettier 419 pour sa part est simplement renvoyé en France sans mesure disciplinaire quelques semaines après l’accession de Rochambeau au titre de capitaine général. Faustin Répussard, officier mulâtre de la garde nationale, auquel Leclerc comme Rochambeau n’hésitent pas à confier des unités européennes, parvient en 1804 à rejoindre Santo Domingo via Cuba, où il continue le combat avec Ferrand, puisqu’on retrouve sa trace jusqu’à la bataille de Ceybo (ou Palo-Inclinado) en novembre 1808. Martinien le donne de nouveau blessé à la défense de Santo Domingo, le 27 janvier 1809. Qu’advient-il de lui à la capitulation, six mois plus tard ? Soit il est compris dans la capitulation et est fait prisonnier de guerre, soit il est mort à cette date, mais ni Martinien, ni Lemonnier-Delafosse n’en font mention, ce qui paraîtrait surprenant pour un officier de cette envergure. Enfin, quatre sont exécutés : Bardet, Lemoine, Ferbos et Désiré. Bardet avait été le premier officier mulâtre à se rallier à l’armée expéditionnaire, avec tout son bataillon, accueillant Boudet et lui livrant le fort Bizoton. Placé officier de gendarmerie, il est exécuté avec son jeune fils par d’Arbois de Jubainville, plus sûrement pour avoir été le témoin ou le critique des exactions de ce dernier, que pour un quelconque soutien aux insurgés. Ferbos, battu et blessé par Léveillé 420 au Rochelois, s’était retiré à Aquin lorsqu’il est arrêté et noyé en avril 1803 sur l’accusation d’avoir ménagé les rebelles. Le commandant Désiré et tout son bataillon de la 12e demi-brigade coloniale sont mis à mort le 17 octobre 1802 après que certains de ses hommes eussent exprimé leur désir d’aller rejoindre Dessalines qui venait de faire défection : un seul homme en réchappât … Ces deux derniers chefs de bataillon, Ferbos et Désiré, avaient été avec l’adjudant-commandant Joseph Bernard les artisans de la capture intacte de Jacmel, que leur supérieur Domage voulait incendier : ils en furent bien mal récompensés … Enfin, le chef d’escadrons mulâtre Borgella, tenu en la plus haute estime par les Polonais de la 113e demi-brigade qui le voulaient pour chef, fait défection durant le mois d’octobre 1803, écoeuré par le comportement des officiers français, mais sans doute aussi sentant le vent tourner Il reste encore un cas particulier d’officier de couleur : le chef de brigade Joseph Damingue. Surnommé « Hercule » pour sa force, cet ancien esclave cubain a croisé la route du général Bonaparte en Italie en 1796. Attaché aux Guides de celui-ci, il s’illustre aussi bien dans la Péninsule italienne qu’en Egypte, gravissant les échelons militaires jusqu’à être commandant d’un des deux escadrons de chasseurs à cheval de la Garde des Consuls à la création de celle-ci, sur un pied d’égalité avec Eugène de Beauharnais. Il est spécialement choisi par Napoléon pour aller porter des plis à Saint-Domingue : « Vous donnerez l'ordre, Citoyen Ministre, au chef de brigade 421 Hercule de partir le 5, pour s'embarquer sur le premier bâtiment qui partira. Il portera vos dépêches au général Leclerc, et servira dans son état-major » 422 . Vraisemblablement débarqué dans l’île en fin juin ou début juillet 1802, il sert dans l’état-major de Leclerc jusqu’à la mort de celui-ci. Il est alors évacué en France avec tous les proches des consuls et des principaux dignitaires du régiment (Pauline Bonaparte, Nicolas Leclerc, Musquinet de Beaupré, Kellermann, Savary, Dugua, …) formant la garde d’honneur de la dépouille du capitaine général : « Vous donnerez les ordres nécessaires (…) aux citoyens Netherwood, chef de brigade aide de camp du général en chef Leclerc, Perrin aide de camp capitaine, Hercule chef d’escadrons de la Garde des consuls, de se rendre en France sur le vaisseau le Swiftsuire, ils accompagneront le corps du général en chef Leclerc » 423 . C’est là une marque d’estime et d’importance. Pourtant à son retour en métropole, il n’est remplacé que comme chef de bataillon à la tête d’une unité pénale de pionniers de couleur …

Les officiers de couleur servant la cause française sont ainsi bien mal payés en retour de leur fidélité. Au moins six d’entre eux meurent des mains même de leurs compagnons d’arme, alors que seul le cas de Domage pouvait justifier une telle mesure. Deux autres meurent dans des circonstances étranges, alors que l’indéfectible Laplume est laissé agonisant en Espagne sans que le gouvernement français fasse rien pour atténuer sa peine. On comprend dès lors que des hommes de cœur comme Pétion ou Borgella aient finalement franchi le pas et rejoint le camp des insurgés après avoir été les témoins des exactions du corps expéditionnaire. Quant à ceux qui, malgré tout, restent fidèles à la métropole, ils n’ont à de rares exceptions près (Laplume, Dieudonné, Labelinais, …) comme seules récompenses que la déportation vers la Corse, à l’image du chef de brigade Belley, premier député noir de la Convention, déporté en France par Leclerc pour avoir montré trop d’humanité dans la répression d’une émeute survenue sur l’île de la Tortue …

Notes
412.

Louverture (Isaac), Mémoires, cité in Métral, Op. Cit., p.235

413.

Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.28

414.

Bouvet de Cressé, Op. Cit., p.54

415.

Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.29

416.

Invité à bord d’un vaisseau sous prétexte de faire une tournée d’inspection de l’île en compagnie du capitaine général, il fut surpris d’être placé en état d’arrestation dès l’ancre levée …

417.

Esclave affranchi, il avait protégé son ancien maître lors des émeutes de la Révolution, puis enterré la fortune de celui-ci sans y toucher pendant dix ans, jusqu’à l’arrivée de Leclerc. Alors seulement il avait déterré le trésor et demandé au nouveau capitaine général de le faire parvenir à son ancien maître, en France. « Tant de vertu et de désintéressement avait été apprécié par Leclerc » (Norvins, Op. Cit., t.3, p.20) qui le prit dans son état-major et lui témoigna toujours sa confiance.

418.

E. Saubate, Dupont, Brunache, Q. Larivière, M. Bienvenu, Delpech & Neret.

419.

On le retrouve en 1804 comme chef de bataillon aux pionniers noirs, sans doute passe-t-il ensuite au service de Naples avec cette unité …

420.

Chef de bande rebelle, ne pas confondre avec le général L’Eveillé.

421.

« Hercule » Damingue est indistinctement donné comme chef de brigade ou d’escadron selon les lettres : cela découle sans doute du fait que hors de la Garde, les officiers de celle-ci comptaient comme ayant un grade supplémentaire.

422.

Napoléon à Decrès, 21 mai 1802, Corr. de Napoléon n°6091

423.

Daure à Boyer, 3 novembre 1802, S.H.A.T., B78