4.3.1 - Lendemains d’expéditions …

A leur retour en métropole, les officiers coloniaux repassent au service du ministère de la Guerre après plusieurs mois, voire années, au service du ministère de la Marine. C’est à celui-ci de les réaffecter dans la machine militaire impériale.

Sur les douze généraux de divisions, deux sont réformés (Ambert) ou retraités (Desfourneaux) dès leur retour en métropole ; deux autres sont mis aux arrêts et traduits devant une commission militaire pour juger de leur responsabilité dans la perte de la Guadeloupe (Ernouf) et de la Martinique (Villaret) : les commissions ne concluront rien et les deux hommes seront libérés, mais resteront longtemps écartés de tout commandement.

Les autres passent tous par une période de traversée du désert dans des postes territoriaux, administratifs ou à l’arrière du front avant d’être réemployés activement … quand ils le sont finalement. L’amiral Lacrosse est préfet maritime du Havre pendant un an avant de commander de nouveau sur mer ; Desbureaux & La Poype sont cantonnés au commandement de divisions militaires ou gouvernements de places pour toute la durée de l’Empire ; … Les deux ennemis Rochambeau et Clauzel ont en commun de n’être pas même employés pendant près de deux ans après leur retour. Mais l’un des cas les plus flagrants de ségrégation d’un officier divisionnaire revenant des colonies est sans doute celui du général Quantin : il reçoit à son retour le gouvernement de Belle-Isle, dépôt des troupes de marine, autrement dit bagne disciplinaire de l’armée française avant expédition de ces rebuts aux colonies. Quantin restera six ans dans ce purgatoire avant d’être admis à la retraite …

Un seul sera employé aux côtés de Napoléon dès son retour : le général Boudet. Rentré en France avant même la mort de Leclerc et les nouvelles des désastres, auréolé de ses succès et de son prestige du début de campagne, le premier Consul n’a alors aucun grief à son encontre et l’affecte immédiatement aux troupes du camp de Boulogne. Boudet participe à la première campagne de la Grande Armée, celle de 1805, puis se trouve soudain relégué à commander la garnison de Trieste. Envoyé à l’armée d’Italie en 1806 alors que la Grande Armée se bat en Prusse, il est détaché aux basses besognes de siège (Colberg, Stralsund, …) en 1807 quand la Grande Armée affronte les Austro-Russes en Pologne … Il lui faudra attendre 1809 pour de nouveau, brièvement et tragiquement, combattre sous les yeux de l’Empereur.

Les généraux de brigades ne sont pas à meilleure enseigne : à l’exception de (Jean) Noguès, Claparède et d’Hénin, ceux qui ne sont pas employés rapidement à des postes territoriaux ou administratifs restent généralement au moins un an sans affectation avant bien souvent d’en arriver aux mêmes emplois de seconde ligne. Des trois heureux élus, Noguès a un sérieux avantage : il est proche de Louis Bonaparte, qui le fait attacher au palais des Tuileries, puis le prend comme aide de camp alors que lui-même est placé sur le trône de Hollande. Sans cela, sans doute eût-il subit le même ostracisme qui frappait alors ses collègues coloniaux … Claparède lui n’est réemployé que pour son expérience coloniale : il est affecté à la division du général Lagrange, qui doit mener à bien une diversion dans les Antilles au début de 1805, dans le cadre du plan de Napoléon visant à attirer Nelson hors de la Manche. D’Hénin pour sa part rentre à une époque, 1811, où l’ire de l’Empereur à l’égard des témoins et acteurs de la perte des colonies semble s’atténuer : aussi est-il immédiatement réemployer en Allemagne à son retour de captivité.

S’il n’a plus de commandement militaire, Kerverseau suit la même voie que Claparède : accompagnant l’expédition des généraux Lagrange et Lauriston aux Antilles, il est placé préfet colonial de la Guadeloupe de 1805 à 1810, avant d’être finalement fait prisonnier lors de la capitulation de cette île.

Un seul est immédiatement mis à la retraite. On a déjà évoqué son cas : c’est Salme, le malheureux camarades de Moreau, qui se voit refuser sa promotion de campagne et exiler dans ses foyers pendant huit ans, exception faite d’une brève réactivation lors du débarquement surprise des Anglais en Hollande en 1809. Et encore, ce rappel en activité n’est dû qu’à Fouché, et non pas à l’Empereur, qui s’empresse de le renvoyer chez lui dès son retour en France … D’autres sont simplement mis en non-activité, autrement dit en demi-solde, pour une période plus ou moins longue : Dutruy, Gobert, Lacroix, Thouvenot, Ménard, Castella, (Pierre) Boyer, Houdetot, (Jacques) Boyé, Fressinet.

Ce même Fressinet, à peine mis en non-activité, est déféré devant une commission d’enquête à son retour en 1805 pour s’expliquer de la manière douteuse dont il a abandonné Jérémie, ainsi que la garnison de la forteresse. Une fois encore, la commission ne tranche pas et Napoléon se contente de le laisser sans emploi jusqu’en 1807, avant de l’exiler à quarante lieux de Paris jusqu’en 1810. Sans doute l’Empereur ne voulait-il pas faire de publicité aux évènements de Saint-Domingue … Humbert n’a pas cette chance et est encore plus mal traité : jugé à son retour pour diverses malversations qu’il aurait perpétré à Saint-Domingue, il est destitué en janvier 1803 malgré l’absence de preuve, puis réformé trois ans plus tard. Comme Salme, dont il partage décidément les malheurs, il est rappelé en activité par Fouché lors du débarquement anglais à Walcheren. Là encore, Napoléon s’empressera de le réformer de nouveau dès son retour.

De nouvelles îles/dépôts disciplinaires accueillent les rescapés coloniaux : Poinsot est placé à la tête de l’île de Walcheren, de sinistre réputation. Les fièvres y enlevant tant d’hommes que Napoléon fera hâter la formation des régiments étrangers pour y tenir garnison, afin d’épargner ses soldats nationaux 477  : comme à Belle-Isle, un dépôt disciplinaire y est installé. Sarrazin commande l’île de Cadzand (dans l’Escault) en 1808-1809, avant d’en laisser le commandement à (Pierre) Devaux, autre vétéran de Saint-Domingue, qui lui-même avait commandé les deux années précédentes l’île d’Yeu. L’insularité reste le lot des survivants des colonies !

Les adjudants-commandants subissent le même sort : sans emploi, voire en demi-solde pour la plupart, les plus chanceux d’entre eux sont affectés à des postes administratifs ou de garnison dès leur retour. Musquinet de Beaupré & Duveyrier font figure de privilégiés. Le premier parce qu’il parvient à être attaché à l’état-major de Davout, non sans avoir passé dix mois dans une division militaire. Ses liens avec l’épouse du maréchal, sa nièce, ne sont sans doute pas pour peu de choses dans sa singulière fortune. Il en sera de même pour le frère de l’ancien capitaine général, Nicolas Leclerc, lui aussi affecté au corps de Davout. Duveyrier, rentré en 1806 seulement, est immédiatement attaché à la division du général Vandamme, avec laquelle il participe activement aux campagnes de Prusse et de Pologne, avant d’être mortellement blessé à Friedland. Là encore, les connections familiales semblent avoir fonctionné, puisque celui-ci n’est autre que le fils du tribun du même nom qui fit ardemment campagne en faveur de l’élévation du premier Consul à la dignité impériale.

Huin, qui avait été affecté à l’expédition de Saint-Domingue car il s’était lié d’amitié avec Toussaint lors d’un précédent séjour à Saint-Domingue, n’a évidemment pas tant de chance. Comme tant d’autres, il se retrouve relégué sur une île lui aussi, celle d’Elbe, en Méditerranée, où Napoléon lui-même connaîtra les affres de l’exil

Si aucun ne passe en jugement, l’un d’entre eux est interné en asile à son retour : Dugommier-Dangemont. Déjà mentalement fragile à son départ pour Guadeloupe, il en est renvoyé pour des raisons de santé nécessitant son internement …

Les chefs de brigade bénéficient visiblement d’une plus grande clémence de la part de Napoléon, sans doute par ce que du fait de leur grade subalterne ils ne peuvent être tenus responsables de la perte des colonies, mais également parce que se trouve parmi eux une forte proportion d’officiers « pistonnés », généralement dans l’entourage de Leclerc, sur les intérêts desquels veillent leurs proches : Bourke devient aide de camp de Davout, qui décidément est le sauveur de bien des carrières mal engagées à Saint-Domingue ; Lallemand est pareillement attaché à Junot ; Dalton est employé auprès du ministre de la Guerre ; Bruguières, relégué en Italie, est sauvé de l’oubli par Joseph Bonaparte qui le prend comme aide de camp ; etc.

D’autres sont employés à leur retour, avec plus ou moins de bonheur : Abbé, qui commandait les Guides de Leclerc, est placé à la tête du 22e léger et envoyé croupir en garnison pendant près de trois ans en Corse, encore une île ; (C.) Boyer, pourtant nommé chef de brigade par Leclerc, est replacé comme chef de bataillon et reçoit le commandement du 1er bataillon colonial, troupe constituée du rebut des dépôts de la marine : jamais il ne passera colonel ; (Pierre) Aussenac tiendra garnison pendant deux ans en Allemagne avant de rejoindre finalement la Grande Armée en Pologne en 1807 ; Arnault sert dans l’état-major durant toutes les campagnes de la Grande Armée de Boulogne à Friedland ; Moulut est directeur des fortifications de Neuf-Brisach durant tout l’Empire et même pendant les Cent-Jours, effectuant au cours de sa carrière quelques missions en Italie et participant brièvement à la campagne d’Allemagne de 1809 ; Dubreton, relégué en Belgique à la tête du 5e léger, ne rejoint la Grande Armée qu’en Pologne en 1807 ; Cachedenier et (Louis) Aussenac, rentrés avec les débris de la garnison de Santo Domingo en janvier 1810 sont immédiatement employés : le premier en Italie, front plus que secondaire entre 1805 et 1813 ; le second au corps d’observation de réserve d’Espagne avec le grade d’adjudant-commandant.

Mais tous ne sont pas si heureux dans la poursuite de leur carrière : Malenfant est mis en retraite d’office peu après être renvoyé de l’expédition par Leclerc, ce dont il est loin de se plaindre ; Allix de Vaux, bien qu’innocenté des charges de malversations pesant contre lui, est renvoyé dans ses foyers dès son débarquement, puis réformé dans le courant de la même année 1803 ; Dumoutier est réformé pour raisons de santé à son retour de la Guadeloupe ; Langlet et Tousard sont mis à la retraite à leur retour. Néanmoins, ce dernier poursuivra une carrière active aux Etats-Unis pour le compte de la diplomatie française. Cambrelin est réformé dès son retour de Santo Domingo en 1810. Quant à Madier de la Martine, revenu à la même époque, il est d’abord réformé avant d’être replacé colonel à la tête du régiment de Belle-Isle, encore une unité disciplinaire … et un poste insulaire.

Naverres, employé un temps dans une division militaire, est réformé sans traitement pour tentative de corruption : il fuira à l’étranger quelques années plus tard pour échapper à ses nombreux créanciers qui l’avaient déjà fait condamner par deux fois à la prison ; Cambriels est arrêté et passe en jugement dès son retour de la Guadeloupe le 1er avril 1810 pour avoir, selon l’accusation de son supérieur Ernouf, fait échouer l’expédition contre Marie-Galante : il n’est blanchi qu’au bout de près de deux ans de procédures ; Magloire Pélage est également arrêté dès son arrivée en métropole en 1802 jusqu’à ce qu’une commission étudie son rôle dans le soulèvement des troupes de la Guadeloupe contre Lacrosse : lui aussi est innocenté en novembre 1803, et réformé trois mois plus tard.

Les autres partages le sort de leurs supérieurs : sans emploi pendant une période variant de quelques mois à plusieurs années, on les retrouve souvent exerçant des emplois administratifs dans des divisions militaires de l’intérieur, ou en garnison sur les arrières de la Grande Armée.

Reste le cas ambigu d’« Hercule » Damingue. Chef d’escadrons dans la Garde, il passe à Saint-Domingue avec le grade de chef de brigade dans la ligne. Néanmoins, à son retour en France, il est replacé chef de bataillon avec pour mission de constituer en un bataillon de sapeurs de combat les prisonniers noirs déportés de la Guadeloupe et de Saint-Domingue, et détenus à Mantoue. C’est là loin d’être une mission de prestige ! Pourtant, Damingue sera parmi les premiers à être nommé par Napoléon dans l’ordre de la Légion d’Honneur à la création de celui-ci. Blessé à la tête de son bataillon en décembre 1805, Damingue sera réformé avec pension. Tombé dans la misère, il en appellera à l’Empereur en 1809, qui lui accordera trois mille francs. De plus, alors qu’il commande ses pionniers, Damingue fait la demande pour eux d’une aigle, requête inhabituelle puisqu’il ne commande qu’un bataillon. La requête est pourtant acceptée, et le « coucou » restera utilisé alors même que le bataillon sera devenu un régiment de l’armée napolitaine. Alors : Damingue fut-il relégué à ce commandement pour l’éloigner ? Ou le premier Consul aurait souhaité le satisfaire en lui confiant ce bataillon qu’il avait peut-être réclamé ?

Notes
477.

« J’attache une grande importance à voir ces deux régiments [Régiments irlandais & prussiens], comprenant au moins six bataillons, garder les îles de la Zélande et de la Hollande, car ces places sont si malsaines que les troupes françaises que j’y envoie sont détruites ; et je veux épargner à mes troupes de lignes ce fardeau », Napoléon à Berthier, t.4, 19 octobre 1811, Correspondance inédite de Napoléon I er conservée aux Archives de la Guerre, lettre n°6271, Paris, ed. Ernest Picard & Louis Tuetey, 1913, p.741.