4.3.2 - L’éloignement

Peu à peu réemployés, ces hommes restent bien souvent éloignés de la personne de l’Empereur, et donc des honneurs récoltés par leurs collègues sous les yeux de celui-ci …

Les armées d’Italie et de Naples, et leurs dépendances d’Illyrie et de Dalmatie, ou l’armée du Nord qui monte la garde en Belgique et Hollande, sont des théâtres d’opération mineurs qui accueillent nombre de ces exilés : Clauzel, Boudet, Dutruy, Lacroix, Castella, Fressinet, du Barquier, Villet, Ramel, Huin, Gandsaignes, Néraud, Bachelu, Abbé, Bruguières, Cachedenier, Damingue dans la péninsule italienne ou la côte adriatique ; (Pierre) Devaux, Claparède, Dubreton, dans le Nord, ainsi que Salme et Humbert, très brièvement.

Les colonies, outre Claparède qui ne fait qu’y repasser, voient le retour du général Kerverseau (Guadeloupe) et du colonel Montfort (Martinique) de 1805 jusqu’à la capitulation de ces îles en 1809-1810.

D’autres, réformés ou mis en retraite à leur retour en métropole, ne trouvent à être employés qu’en se mettant au service d’états satellites, souvent gouvernés par des parents de l’Empereur. La Westphalie de Jérôme Bonaparte s’adjoint ainsi les services de l’adjudant-commandant Reubell et du chef de brigade d’artillerie Allix de Vaux. Le premier connaîtra une carrière fulgurante (aide de camp de Jérôme en 1807, général de brigade à la fin de la même année, général de division l’année suivante) qui trouvera une fin brutale avec sa destitution et déchéance de tous ses grades et fonctions, le 7 août 1809, pour avoir laissé ses troupes westphaliennes piller la ville de Brunswick, une semaine plus tôt. Il s’exile alors aux Etats-Unis. Allix de Vaux atteindra également le grade de général de division westphalien, puis repassera au service de la France en 1814 avec celui de général de brigade seulement : il retrouvera ses galons de divisionnaire, français cette fois, au cours de cette campagne. Bruguières passe au service du roi de Naples, Joseph Bonaparte, en 1806, mais est assassiné la même année. (Jean) Noguès enfin est un cas particulier car son passage au service du roi de Hollande Louis Bonaparte ne lui fait perdre aucun de ses privilèges de général français. Humbert se morfond chez lui depuis qu’il est rentré de Saint-Domingue lorsqu’il est rappelé en activité en 1809 en Hollande. Mais ses espoirs sont vite déçus lorsque Napoléon le fait de nouveau réformer dès son retour d’Allemagne : comprenant n’avoir plus rien à attendre du gouvernement, il passe aux Etats-Unis en 1812, et sert dans les forces armées de cette nation lors de la bataille de New Orleans 478 en 1814 …

C’est donc plus d’un tiers des officiers rentrés des colonies qui sont ostracisés, mis au placard sur des théâtres d’opérations secondaires, le plus loin possible de l’Empereur. Quant aux autres, ils sont purement et simplement rayés des tableaux d’activité, ou alors relégués à des postes administratifs ou à des garnisons à l’intérieur de l’Empire. Les seuls à ne pas être affectés par la censure impériale à leur retour sont ceux disposant de solides relations, familiales ou sociales, et qui trouvent facilement leur chemin vers les états-majors prestigieux de ce qui deviendra en 1805 la Grande Armée.

Initialement, les premiers officiers à rentrer des colonies sans en avoir été renvoyés pour raison disciplinaire sont bien accueillis et immédiatement employés au camp de Boulogne, à l’image de Boudet. Ce n’est qu’au retour de la dépouille de Leclerc et de ses proches officiers, au début de janvier 1803, que le gouvernement commence à considérer Saint-Domingue comme une gêne … « médiatique » pourrait-on dire aujourd’hui : une expédition si considérable, commandée par le propre beau-frère de Napoléon, ne pouvait se conclure sur un échec. Dès lors, les généraux envoyés en renfort ne sont plus des favoris du régime ou des vétérans coloniaux, mais des officiers de second plan (Spital, Poinsot, …), voire même des adversaires politiques (Sarrazin, Ambert, …). C’est en tout cas ce qu’affirme Sarrazin dans ses divers écrits : « Berthier se ressouvint de moi à l’occasion de ce désastre [l’annonce de la reprise de l’insurrection et des pertes terribles dues aux maladies], et il m’envoya l’ordre de me rendre à Toulon, pour y prendre le commandement de six mille hommes qui devaient se rendre à Saint-Domingue » 479 , « où on voulait me faire périr par la fièvre jaune, comme tant d’autres » 480 . Toujours d’après lui, le général Kellermann (fils), informé de cette nouvelle affectation, serait venu le trouver pour le mettre en garde : « Parmi les amis qui s’opposaient à mon départ, comme étant un arrêt de mort, je dois citer le général Kellermann (…) Dès qu’il fut question de mon départ pour l’Amérique, Kellermann vint chez moi, pour me dire qu’à ma place, il préférerait donner sa démission ; que l’armée était très mécontente de ce que Bonaparte venait de se faire nommer consul à vie, ce qui était l’équivalent de tyran perpétuel, et qu’il était l’interprète de Moreau, de Macdonald, de Lecourbe, et de plusieurs autres généraux qui me priaient de rester avec eux, au lieu d’aller de gaieté de cœur, me précipiter dans ce volcan politique qui ne tarderait pas à me dévorer. (…) Mais l’honneur et le devoir ne me permettaient pas de balancer. Nos camarades étaient acculés dans les garnisons. Ils attendaient des renforts. Je devais aller à leur secours. Kellermann avait de l’esprit et beaucoup de loyauté. Il me dit que mon raisonnement serait fort juste, si l’armée de Saint-Domingue était en danger ; qu’il n’était pas vraisemblable que des troupes d’élite en fussent réduites à la défensive contre des nègres mal armés et mal commandés, et qu’il regrettait de me voir donner tête baissée dans un piège qui m’était habilement tendu par des ennemis ». 481 Quoique tout ce qui émane de Sarrazin soit à prendre avec la plus extrême précaution, ce témoignage s’il s’avérait exact démontrerait que le sort véritable de l’expédition est longtemps resté inconnu de la population, même d’un général si proche du pouvoir que Kellermann. Si lui-même n’est plus très en cour depuis Marengo 482 , son père reste l’un des premiers militaires du pays, et son propre cousin fait partit de l’état-major de Leclerc à Saint-Domingue : Kellermann aurait donc toutes les chances d’être parmi les mieux informés ! Quant au général Decaen, Moreau s’exclame à son propos lorsqu’il apprend, dans le courant de juin 1802, qu’il va commander l’expédition pour Pondichéry : « Ah ! En voilà encore un d’exilé ! » 483 .

Mais la véritable mise à l’écart des rescapés des corps expéditionnaires est progressive et assez tardive par rapport aux évènements des Antilles, les nouvelles mettant en moyenne un mois à parvenir à Paris, et Leclerc comme Rochambeau n’admettant qu’à demi-mots leurs échecs ou leur incapacité à rétablir la situation. La descente aux enfers de Norvins est emblématique de celles de ses compagnons d’infortune. Rentré en France début avril 1803, il a une entrevue avec le premier Consul le 12, au cours de laquelle il lui dresse un portrait sans concession de l’état de la colonie et des crimes déjà commis par Rochambeau avant son départ (n’oublions pas que Norvins a participé à la première réunion des conspirateurs contre ce dernier). Après l’avoir entendu, Napoléon lui témoigne sa satisfaction pour la précision de son rapport et lui promet une position dès lors qu’il sera rétabli. « J’étais heureux : j’avais vu le grand homme, et il m’avait adopté. Je le crus alors » 484 . Son entretien avec Decrès, son supérieur (son employeur plutôt, Norvins n’étant pas militaire) pour lequel il a développé à Saint-Domingue une haine inextinguible, considérant que ce dernier a abandonné Leclerc à son sort et est responsable de la situation misérable de l’armée expéditionnaire, se passe beaucoup moins bien : « Je me retirai bien convaincu qu’il allait travailler à détruire dans l’esprit du premier Consul les dispositions favorables où je l’avais laissé pour moi » 485 . Dès lors, Norvins s’empresse d’activer tous ses réseaux pour contrer l’influence de Decrès : il se rappelle aux bons souvenirs de ceux qui l’ont soutenu avant son départ ou dont il s’est fait connaître à Saint-Domingue : Cambacérès, Pauline & Joseph Bonaparte, Talleyrand, … Il s’apprête même à entrer en diplomatie sous l’égide de ce dernier. Mais les détails des exactions de Rochambeau et des abandons successifs de places fortes sur la côte de Saint-Domingue enragent le premier Consul, qui désormais « ne voulait pas qu’on s’occupât davantage de Saint-Domingue, ni directement ni indirectement » 486 . En fait, il ne voulait plus entendre parler de cette expédition, et surtout voulait que nul n’en parlât. Aussi les témoins de cette désastreuse aventure sont-ils dès lors mis à l’écart, marginalisés, avec les conséquences qu’on sait. La première victime officielle est l’ordonnateur Daure, capitaine général par intérim, pourtant proche du premier Consul en Egypte : « le retour de d’Aure [début août 1803], son ancien ordonnateur en Egypte, qu’il avait voulu spécialement favoriser en le plaçant à côté de son beau-frère à Saint-Domingue, nous prouva, par l’abandon total où il fut laissé, que le premier Consul ne pardonnait pas aux expéditions malheureuses, et que ceux qui en étaient revenus étaient pour lui des témoins désagréables de l’infidélité de la fortune. Il en eût été de même pour le général Leclerc si, au lieu de revenir en France, il n’eût succombé au climat. Il connaissait cette disposition d’esprit de son beau-frère, quand deux jours avant sa mort il m’avait dit : ‘Si le premier Consul ne fait pas ce que je lui demanderai pour mes amis, je ne remettrai pas les pieds chez lui et nous mènerons ensemble la vie de campagnards à Montgobert’. Notre proscription fut longue et s’étendit même aux généraux et aux aides de camps de Leclerc » 487 . Si l’assertion s’avère critiquable dans le cas de tous aides de camps, comme on l’a vu plus haut, Norvins a parfaitement saisi la pensée de Napoléon lorsqu’il conclut : « Il aurait voulu que l’expédition de Saint-Domingue fût regardée par tout le monde comme non avenue, ainsi qu’elle l’était réellement pour lui-même. Ce despotisme sur le passé, en présence de tant de témoins tels que nous, était une injustice si neuve, si hors de proportion même avec le pouvoir suprême dont Bonaparte était revêtu, qu’il en résulta pour moi dans ce génie extraordinaire le spectacle de deux natures puissantes, celle de l’homme et celle du souverain, qui devait à tout jamais dominer la première » 488 . Toutes les portes se ferment alors devant lui : « Cependant tout m’avait été fermé, même l’oreille de Cambacérès, qui me parut tout à coup m’avoir donné sa démission de mon avenir, sans que je la lui eusse demandée. Ce fut la différence de son accueil exclusivement officiel à ses réceptions qui me donna la mesure du parti pris du premier Consul à mon égard » 489 . Finalement, il obtient tout de même de Pauline Bonaparte d’être nommé maître des requêtes au Conseil d’Etat, mais se fait congédier brutalement, dès son entrée en fonction, par Napoléon à qui il était venu présenter ses remerciements. Abandonné des ministres, il a toujours l’appui de Pauline et de Joseph, mais en vain … Sans doute au bord de la crise de nerf, il se rend plus tard chez Decrès, qu’il insulte publiquement, ce qui n’arrange pas ses chances de faire carrière : « A sa malveillance naturelle, Decrès joignait intérieurement la satisfaction de remplir les intentions secrètes du premier Consul en éloignant les souvenirs et les hommes de Saint-Domingue ; et lui, il avait habilement et puissamment contribué à cette résolution, en raison de la périlleuse responsabilité que ses actes et nos témoignages, eussent fait peser sur sa tête dans toutes les phases de cette malheureuse expédition » 490 . Dès lors, Norvins se rend à toutes les réceptions publiques où doit paraître le premier Consul pour mesurer la « température » de ce dernier à son égard. Finalement, il acquiert la certitude de n’être pas en complète disgrâce, mais seulement écarté. Il obtient ensuite de son ami l’adjudant-commandant d’Arcambal de se faire nommer secrétaire général et directeur de son bureau au camp de Boulogne en 1805. Rencontrant l’amiral Bruix qui lui demande ce qu’il fait là, celui-ci répond qu’il « entend être préfet de Londres » 491 . Lorsqu’on lui rapporte ce bon mot, le nouvel Empereur n’a que cette réponse : « Et pourquoi pas ? » 492 . Finalement rentré en grâce, Norvins intègre l’année suivante les gendarmes d’ordonnance … On pourrait penser que ce chroniqueur aura gardé rancune de l’injustice qui lui a été faite, pourtant il développe un sentiment d’admiration pour Napoléon Bonaparte : « cette proscription si contraire à tous principe d’équité et de gouvernement, loin cependant de surexciter en moi contre lui le sentiment d’un mécontentement bien naturel, loin d’abaisser mon esprit à une rancune vulgaire, le releva à la hauteur du mystère inconnu qui me frappait ; je me mis dévotement, c’est bien le mot, à subir une destinée où une sorte de merveilleux couvrait la tyrannie, et qui n’était pas et ne pouvait être pour mes amis et pour moi le dernier mot de la fortune » 493 .

A l’image de Norvins, la proscription endurée à leur retour n’allait pas être le « dernier mot de la fortune » de bon nombre des officiers coloniaux, comme nous allons maintenant le constater …

Notes
478.

En fait, plutôt une série de combats pour New Orleans, s’étendant sur décembre 1814 et janvier 1815 …

479.

Sarrazin, Op. Cit., p.145

480.

Sarrazin (Jean), Histoire des guerres civiles des Français de 1789 à 1815, Bruxelles, s.e. , 1842, p.VII

481.

Sarrazin, Mémoires, Op. Cit., p.145-146

482.

Auteur de la brillante charge qui renversa le sort de la bataille en faveur des Français au soir de Marengo, Kellermann se plaint dans une lettre à Murat de ce que le général Bonaparte ne lui en ai pas rendu justice, préférant donner les lauriers de la journée à Desaix : un cadavre étant assuré de lui faire moins d’ombre. Malheureusement pour Kellermann, sa lettre est interceptée par la police et mise sous les yeux de Bonaparte : celui-ci n’oubliera pas l’affront et Kellermann fils ne sera jamais maréchal, lui qui l’eut sans doute davantage mérité que Bessières, Victor, Oudinot ou d’autres …

483.

Decaen (gal Charles), Mémoires et journaux du général Decaen, Paris, Plon, 1911, t.2, p.258

484.

Norvins, Op. Cit., t.3, p.66

485.

Ibid, p.67

486.

Ibid, p.83

487.

Ibid, p.83-84

488.

Ibid, p.84

489.

Ibid, p.84-85

490.

Ibid, p.95

491.

Ibid, p.98

492.

Ibid

493.

Ibid, p.84