4.4.2 - La Péninsule ibérique

L’Espagne et le Portugal vont de 1808 à 1813 être le purgatoire des troupes françaises. Tel le célèbre front de l’Est de l’armée allemande de 1942 à 1945, on y trouve beaucoup d’officiers punis pour leur conduite ou leur opposition politique, mais aussi, paradoxalement, des ambitieux bien notés venus chercher sur ce théâtre si dangereux des lauriers ou des galons qu’ils ne trouveraient pas sur d’autres fronts plus calmes.

L’Espagne, c’est l’occasion de briller lorsque le reste de l’Europe est en paix, de se voir citer dans le rapport élogieux d’un maréchal, mais également le risque d’y laisser la vie à chaque déplacement … A l’exception de la brève incursion de la Grande Armée à la fin 1808, et de quelques renforts acheminés début 1810, à l’issue de la campagne d’Autriche, l’essentiel des troupes envoyées en Espagne est de faible valeur : conscrits, troupes étrangères à la loyauté douteuse, mercenaires, etc. Méprisant, à juste titre, la famille royale et l’armée espagnole, Napoléon ne prend pas en compte la fierté du peuple espagnol lorsqu’il fait entrer en Espagne et au Portugal des corps d’armée composés de jeunes conscrits à peine formés, des bataillons provisoires peu motivés, des fonds de dépôts mal encadrés. Pour commander ces mauvaises troupes, Napoléon ne ponctionne pas d’officiers dans ces armées existantes, il préfère en tirer d’autres de la retraite ou de l’oubli, à l’image d’un Laroche-Dubouscat, qui est relevé à sa demande quelques semaines après la mise en marche du corps de Junot, pour raison de santé. Parmi les officiers composant ces piètres corps d’armée, on retrouve plusieurs officiers coloniaux laissés sans emploi à leur retour en métropole : Grandsaignes et Arnauld au 1e Corps d’observation de la Gironde sous Junot ; Poinsot au 2e de Junot ; Gobert et Thouvenot au Corps d’observation des côtes de l’océan, sous Moncey ; Reynaud au Corps d’observation des Pyrénées Occidentales sous Bessières ; (Urbain) Devaux et (Pierre) Aussenac au Corps d’observation des Pyrénées Orientales sous Duhesme.

Lorsque Dupont capitule à Baylen le 22 juillet 1808, Poinsot fait parti des prisonniers, alors que Gobert a été tué cinq jours avant cette date. Pourtant, Napoléon l’associe à Dupont et Vedel dans la responsabilité de ce désastre, alors même qu’il ne peut pas manquer d’ignorer sa disparition précoce, puisqu’il a fait interroger le capitaine Villoutreys, de l’état-major de Dupont : « Je vous envoie des interrogatoires de Villoutreys, qui jettent des éclaircissements sur cette horrible affaire du général Dupont. Vous verrez que Vedel et Gobert étaient hors d'affaire, et que ces lâches entrèrent dans la capitulation pour sauver leurs bagages. Bon Dieu ! Des Français coupables de tant de lâcheté ! » 495 .

La contre-offensive espagnole contraint Napoléon à envoyer de nouvelles troupes en Espagne : en attendant de pouvoir paraître en personne avec une partie de la Grande Armée, qui doit marcher jusqu’au Pyrénées depuis l’Allemagne, il fait passer en urgence en Espagne les premiers renforts composés de quelques troupes de ligne, mais surtout de conscrits et de troupes hors ligne, voire de gardes nationaux. Pour commander ces renforts, il mobilise de nouveaux officiers disponibles en France, souvent sans emploi à ce moment-là, parmi lesquels encore de nombreux vétérans coloniaux : Claparède, David, Ramel, … et même Pélage, transgressant ainsi les règlements qu’il a lui-même édicté de ne plus nommer d’hommes de couleur à des postes d’officiers !

Avec les colonnes d’Allemagne arrivent fin 1808 et début 1809 certains de leurs anciens collègues qui ont eu la chance d’être intégrés à la Grande Armée depuis leur retour des colonies : Dembowski, Lallemand et Amey. Mais cet apport est limité, attendu que Napoléon doit rapidement retourner sur le Danube pour faire face à l’Autriche : ne pouvant ramener avec lui les troupes de la Grande Armée engagées dans la Péninsule, il se contente d’en prélever les meilleurs officiers pour former les cadres des formations de conscrits qu’il compte injecter dans les rangs de l’armée d’Allemagne qui se réorganise. Parmi ceux-ci, un seul vétéran des expéditions coloniales : Claparède, qui servira sous Oudinot. A cela s’ajoutent Poinsot et Grandsaignes, qui ne sont rentrés en France que par l’application des capitulations, respectivement, de Baylen et Cintra, et qui se trouvent alors disponibles. Leur rappel d’Espagne n’est donc absolument pas du fait de Napoléon …

Avec la phase initiale de 1808, c’est surtout à partir de 1810 que les gros contingent d’anciens « coloniaux » font leur apparition en Espagne et au Portugal. La paix avec l’Autriche libère des troupes, qui sont envoyées en renfort, encadrés comme on l’a vu 496 par nombre de vétérans de Saint-Domingue, la Martinique ou la Guadeloupe rentrés en grâce lors de la campagne d’Allemagne. Cette même année 1810 voit également la fin de la disgrâce de Salme. Elle aura duré près de huit ans, et n’a cessé que par l’intervention en sa faveur du général Amey, autre vétéran de Saint-Domingue : réactivité (comme simple général de brigade) à l’armée de Catalogne, Salme ne se ménagera pas pour justifier sa réhabilitation. Il mène en personne une contre-attaque visant à repousser une tentative de percée nocturne de la garnison espagnole du fort d’Olivo, dans la nuit du 27 au 28 mars 1811 lors du siège de Tarragon, et est tué net d’une balle dans la tête. A ces gros contingents de « coloniaux » de 1810 s’ajoutent, peu à peu, d’anciens collègues : Montfort, Dubreton, Cambriels, Morgan, …

Au total, sur les soixante dix-huit généraux rentrés des colonies avant le déclenchement de la campagne de Russie (25 juin 1812, passage du Niémen) et encore vivants lors du déclenchement de la guerre d’Espagne (octobre 1807), vingt-six, soit exactement un tiers, sont engagés dans la Péninsule ibérique entre 1808 et 1813. Toutefois, rapporté au nombre de ces officiers effectivement employés dans cette période, ce pourcentage monte à près de 40%. Certains, comme Thouvenot, (Pierre) Aussenac, Arnauld, et à quelques mois près (Urbain) Devaux et Ramel restent dans la Péninsule pendant la totalité des cinq années de guerre ! Onze d’entre eux gagneront un galon. L’un, Dubreton, passé en Espagne comme colonel du 5e léger en août 1811, rentre même à Paris en décembre 1812 avec le grade de général de division : avec seulement deux mille hommes, il a tenu en échec pendant plus d’un mois Wellington en personne devant les murs de Burgos, le forçant même à lever le siège et faire retraite !

Parmi les vétérans des colonies engagés sur ce théâtre d’opération qui fit trébucher plus d’une carrière ascendante, à commencer par le grand Masséna lui-même, un officier sera parvenu à se démarquer particulièrement par ses talents : Bertrand Clauzel. Inemployé pendant deux ans après son retour de Saint-Domingue, errant encore près de trois années sur des théâtres secondaires (Hollande, Italie, Naples, Dalmatie), il arrive dans la péninsule ibérique en 1810 comme simple divisionnaire, pour la quitter trois ans et demi plus tard commandant de corps d’armée, baron et doté sur le Hanovre. Il poursuivra sa carrière jusqu’à commander en chef à deux reprises en Algérie (1830 et 1835-36), et accédera au maréchalat en 1831. Sa carrière militaire prendra fin avec l’échec du siège de Constantine en 1836, et la désastreuse retraite qui s’ensuivit …

Notes
495.

Napoléon à Clarke, 25 août 1808, Corr. de Napoléon n°14273

496.

cf. Infra, chapitre précédent