4.4.6 - 1815 : les Cent-Jours

Au retour de l’île d’Elbe de Napoléon, le corps des officiers supérieurs français est déchiré entre ceux qui restent loyaux aux Bourbons (par conviction ou par clairvoyance politique) et ceux qui viennent se remettre au service de l’Empereur.

A l’armée du Nord, qu’il commande en personne en Belgique, Napoléon est entouré d’un fort contingent d’anciens coloniaux. Au sein même de la Garde impériale, on trouve le général de division François-Antoine Lallemand 500 (Chasseurs à cheval), émissaire particulier de Napoléon à Saint-Domingue, et le général de brigade Poret de Morvan (3e Grenadiers), un ancien officier de la Garde de Leclerc. Dans la ligne le général de division (honoraire) Pamphile de Lacroix, chef d’état-major du général Reille (IIe Corps d’armée) ; le général de division Bachelu (5e division d’infanterie) ; le chroniqueur et colonel Lemonnier-Delafosse, chef d’état-major du général de division Foy (9e division d’infanterie) ; l’adjudant-commandant Victor-Frédéric Chassériau 501 , chef d’état-major du général de division Milhaud (IVe Corps de réserve de cavalerie) ; l’adjudant-commandant Lefebvre-Desvaux, chef d’état-major du général Berthezène (11e division d’infanterie) ; le colonel Bro (4e régiment de chevau-légers lanciers). Deux généraux de division, vétérans de Saint-Domingue, furent également appelés à servir à l’armée du Nord, mais ne purent malheureusement rejoindre celle-ci avant l’ouverture de la campagne : Allix de Vaux (1e division d’infanterie) et le cousin de l’Empereur Ornano (Dragons de l’impératrice), ce dernier ayant été grièvement blessé en duel par le général Bonet, quelques semaines plus tôt.

Quant au brillant Clauzel, fort de son expérience de l’Espagne, il est placé à la tête du Corps d’observation des Pyrénées Occidentales, chargé de défendre la frontière avec l’Espagne.

Epaulant Clauzel, le Corps des Pyrénées Orientales est commandé par le général Decaen, qui s’il ne fait pas parti des officiers revenus des Antilles, a commandé à la même époque une expédition similaire vers les Indes, et a connu à son retour la même mise à l’écart que ses collègues d’Amérique (passage par les armées d’Espagne et de Hollande) avant de revenir sur le devant de la scène dans les heures tragiques de 1813-1814. Il a sous ses ordres le général de division Fressinet (27e division d’infanterie).

Le colonel d’artillerie Lalance sert à l’armée du Rhin (Ve Corps) sous les ordres du général Rapp.

Le général Lecourbe, commandant le Corps d’observation du Jura (VIIIe Corps), compte dans ses rangs le général de brigade Montfort (son chef d’état-major) et le général de division Abbé (18e division d’infanterie), ainsi que le colonel Zevort (commandant l’artillerie).

De plus, plusieurs garnisons, dont certaines de première importance, sont confiées à d’autres vétérans des colonies : les généraux de division Desbureaux à Haguenau, La Poype à Lille, Bourke à Givert-Charlemont, Dalton à Toulon, de Thouvenot à Bayonne ; le colonel guadeloupéen Aurange à Montmédy.

Si la garnison de Paris est confiée à Sébastiani, qui n’a jamais mis les pieds aux colonies, elle compte néanmoins dans ses rangs nombre de vétérans de ces expéditions lointaines : le général de brigade Reynaud (brigade de tirailleurs fédérés de la garde nationale) et l’adjudant-commandant Louis Aussenac (poste indéterminé). Ils y sont rejoints, quelques jours à peine avant l’entrée en campagne de l’Empereur en Belgique, par le général de division Ambert (poste indéterminé). L’adjudant-commandant Cachedenier se trouve également dans la capitale, comme attaché du ministre de la Guerre, le maréchal Davout. Plus tard, le général de division Brunet, ayant passé onze années en captivité, rejoint les défenseurs de Paris après l’annonce de la défaite de Waterloo, tout comme le général de brigade Cambriels, à l’armée de la Loire.

Enfin, une foule d’autres vétérans coloniaux se pressent pour reprendre du service ou conserver leur place actuelle auprès de Napoléon : Amey, Poinsot, Dutruy, (Pierre) Devaux, Ménard, (Pierre) Boyer, Hénin, Ramel, (Pierre) Aussenac, Moulut, Lapointe se rallièrent également à l’Empereur pendant les Cent-Jours, et furent employés dans l’intérieur, au commandement de troupes de la garde nationale, de dépôts ou de divisions militaires. Même Morgan se rallia à Napoléon, mais ne fut employé que très tardivement. Berger et Pageot, quoique ayant prêté serment de nouveau, restèrent également sans emploi. On peut concevoir que les réticences de Morgan en 1812 et 1813 et les exactions de Berger à Saint-Domingue aient pu leur conserver la rancune de Napoléon, mais Pageot fut en tout point exemplaire lors de sa campagne de Saint-Domingue.

A l’inverse, le général de division Ernouf, qui eut à subir les foudres impériales à son retour de captivité en 1811 et une instruction militaire de près de trois ans, car suspecté d’être responsable de la chute de la Guadeloupe, prit les armes contre Napoléon sous les ordres du duc d’Angoulême. Il combat les partisans de l’Empereur dans les Hautes-Alpes, avant d’être successivement trahi par ses troupes et repoussé sur la Durance. Il se rend finalement, pour être destitué et voir ses biens mis sous séquestre. Le général de division Claparède, qui ne fut pourtant pas le plus à plaindre des vétérans coloniaux, sert pour sa part sous les ordres du duc de Berry. Il ne fut que tenu à l’écart pendant les Cent-Jours, ce qui tranche avec la sévérité avec laquelle fut traité Ernouf, et qui démontre une fois de plus que Claparède devait être protégé par quelques puissants personnages de l’entourage de l’Empereur … Quant à Kerverseau, Dubreton et Arnault, ils refusèrent de reconnaître l’Empereur. Madier de la Martine fut purement et simplement relevé et mis à la retraite lors des Cent-Jours. Sarrazin, enfin, est arrêté puis laissé en liberté sous surveillance dès le retour de Napoléon, pour sa trahison de 1810.

A cette date, vingt des officiers d’un grade au moins égal à celui de colonel recensés précédemment comme rescapés des colonies étaient déjà morts 502 ou incapables 503 de reprendre du service. Sept, mentionnés plus haut, se sont opposés au retour de Napoléon ou ont été cassés de leur grade par lui à son retour.

Ainsi, sur les quatre-vingt cinq officiers supérieurs rentrés des colonies entre 1802 et 1814 dans les grades de colonel ou général, ou avec la fonction d’adjudant-commandant, soixante-cinq seulement restaient susceptibles d’être employés, sans considération d’âge : trente-quatre, soit un peu plus de la moitié d’entre eux se rallièrent sans réserve à Napoléon, alors que seuls deux prirent les armes contre lui, et trois lui tinrent tête politiquement.

Le corps des officiers supérieurs des armées expéditionnaires de 1802 à 1810 est donc composé initialement de généraux souvent privilégiés à qui cette affectation est accordée sur la base de recommandations et de jeux d’influence, et de vétérans coloniaux dont l’expérience est considérée comme une garantie de succès. Quelques-uns, pris parmi les lieutenants des adversaires du premier Consul, sont également du voyage afin de les éloigner géographiquement de leur mentor, mais également dans le but de se les attacher par cette faveur.

Malheureusement, associant leur nom à la perte de ces colonies, à des exactions contre les colons et à des crimes inhumains dont la rumeur trouve peu à peu le chemin de la métropole, la faveur dont ils ont bénéficié se mue soudainement en une mise à l’index, qui plus est rétroactive : Boudet rentré avant la mort de Leclerc et la reprise de l’insurrection, est honoré à son retour mais se voit peu à peu ostracisé au fur et à mesure que filtrent les nouvelles de Saint-Domingue auprès du gouvernement … Seule une poignée d’officiers, généralement simples colonels ou commandants, le plus souvent aides de camp ou employés dans les état-majors et proches du pouvoir, échappent aux représailles politiques.

Le retour en métropole et la progression ultérieure de leur carrière fut donc pour ces officiers un véritable chemin de croix. A part pour quelques heureux aides de camp ou parents de personnages influents, on peut même parler d’expiation. Pour quel crime ? Celui d’être des témoins gênants, de campagnes mal organisées, mal dirigées, souvent de manière barbare, et pour un motif inhumain. Mais surtout, d’avoir été les témoins ou les acteurs des premières défaites des armées napoléoniennes. Aucune publicité ne devait être faite au sujet de ces fiascos, comme le démontre le cas de Fressinet : arrêté, jugé et cassé de son grade dès son retour en France pour son évacuation infamante de la ville de Jérémie, à Saint-Domingue, il n’est contraint de s’exiler à 40 lieux de Paris que deux ans plus tard, en 1807. Une lettre de Berthier à Napoléon, trois ans plus tard, en donne la raison : « Madame Fressinet vient d’accoucher d’un enfant mort. Je tenais son mari à 40 lieux de Paris pour des propos faits dans un lieu publique mais qu’il nie avec beaucoup de constance » 504 . C’est donc pour avoir parlé à son retour, et non pour ses actes à Saint-Domingue, que Fressinet est contraint de vivre loin de Paris … Norvins a parfaitement saisi la pensée de l’Empereur lorsqu’il écrivait que celui-ci eut voulu que cette campagne n’eut jamais existé, et fit alors tout pour que cela soit ainsi …

Un détail témoigne parfaitement de cette punition collective qui leur est infligé : l’attribution de la Légion d’Honneur. Créée le 19 mai 1802, cette distinction fut largement distribuée parmi les généraux quoique, selon Alain Pigeard : « une cinquantaine de généraux seulement n’avaient pas obtenu cette décoration principale sous l’Empire » 505 . Parmi cette cinquantaine se trouvent vingt-deux officiers ayant servi aux îles d’Amérique avec le grade de général 506 , ou avec le grade de commandant ou colonel 507 et passés plus tard généraux sous l’Empire, et sans compter les généraux de couleur déportés et emprisonnés à leur arrivée. Tous vivants et en activité pendant au moins une partie de l’Empire. A cela s’ajoutent sept 508 officiers généraux décorés seulement à la première Restauration par les Bourbons, un seul (Clauzel) uniquement aux Cent-Jours, et enfin le général Salme, décoré pendant l’Empire, mais après sa mort ! Les généraux rentrés ou issus des armées coloniales représentent donc à eux seuls plus de la moitié des officiers de ces grades n’ayant pas reçu cette décoration de la part de Napoléon, alors qu’ils ne représentent qu’une goutte d’eau sur les tableaux d’état-major de l’Empire …

Heureusement, les guerres impériales allaient permettre à la plupart de redresser le cours de leur carrière. 1809 est le tournant : si quelques-uns trouvent un emploi avant cela, c’est surtout à la fin de 1808 en Espagne et en 1809 en Allemagne que la majorité est de nouveau appelée à un service actif. De plus, l’emploi des armées auxiliaires comme celles de Dalmatie ou d’Italie permet à des officiers relégués dans ces contrées de faire montre de leur valeur. Néanmoins, 1809-1812 reste une période de mise à l’épreuve, généralement sur le front de la péninsule ibérique. L’armée du Portugal et la lutte contre les partisans mobilisent bon nombre des anciens coloniaux, qui comme « Pierre le Cruel » Boyer sont passés maîtres dans l’art de la contre-guérilla, domaine où celui-ci peut exprimer toute la plénitude de sa sauvagerie. Enfin, les années 1813-1814 voient le retour en grâce des vétérans coloniaux, qui passent le temps de la retraite de Russie du statut d’indésirables à celui d’officiers expérimentés en voie de raréfaction. La réhabilitation de Rochambeau ou Desfourneaux, ou dans un autre registre du général Delmas, lui aussi en disgrâce depuis le Consulat pour son opposition au Concordat, en sont les exemples les plus frappants … Le ralliement des « coloniaux » à Napoléon en 1815, s’il ne fut pas général, est néanmoins majoritaire sur la totalité, et sans appel en ce qui concerne ceux seuls qui prirent parti. Pourquoi reprendre du service auprès de celui-là même qui avait largement contribué à freiner leur carrière ? Tout simplement parce qu’à l’inverse des généraux de l’ancienne Grande Armée, qui ne se pressèrent pas pour rejoindre Napoléon, ces officiers issus des armées secondaires n’étaient pas gavés d’honneurs et de titres. Et pour la même raison n’étaient pas non plus les plus courtisés par le nouveau régime. Clauzel, commandant d’armée et simple baron, en est le vibrant exemple … Leur fortune restait à faire, et pour cela, ils ont fait le pari des guerres impériales plutôt que de la paix royale …

Pour beaucoup, de nouveau en disgrâce à la Restauration, ils vont souvent tenter leur chance à l’étranger, le plus fréquemment comme soldat, mais parfois en tant que colon, comme les frères Lallemand qui tentent d’établir une colonie française bonapartiste au Texas, le Champ d’asile, où se réunirent nombre de vétérans ou anciens planteurs de Saint-Domingue. Ce fut un échec … Ceux qui exportent leurs talents militaires s’en vont servir des nations aussi variées que les Etats-Unis (Humbert), l’Egypte (Pierre Boyer), la Russie (Jacques Boyé), … Vétérans des colonies et pour beaucoup, de l’Espagne, et donc particulièrement expérimentés dans le domaine de la contre-guérilla, on retrouve encore plusieurs d’entre eux en Algérie dans les années 1830, dans le cadre de la pacification : Clauzel, Pierre Boyer 509 , …

Il n’en est finalement qu’un seul qui ne fut jamais pardonné, et qui paya toute sa vie sa participation à la funeste campagne de Saint-Domingue : c’est le général de brigade Humbert. Son revers à Port-de-Paix au début de la campagne ne peut expliquer les mesures de représailles que le gouvernement exerça sur lui, ni même les allégations de concussions invoquées dans son rapport par Boyer (celles de lâcheté ne tenant pas quand on connaît le caractère du personnage). On est donc en droit de penser que le motif de l’impériale ire fut plus personnelle, et donc donner crédit à la rumeur selon laquelle Humbert fut l’amant assidu de Pauline Bonaparte, au vu et au su de tous … C’est sans doute là la véritable cause de son renvoi par Leclerc et de la rancune de Napoléon, lui qui avait insisté pour éloigner sa sœur de Paris du fait des scandales que sa conduite légère occasionnait. Voilà qu’à Saint-Domingue aussi elle défrayait la chronique ! Ne pouvant frapper sa sœur d’anathème, ce serait alors son amant qui aurait été puni …

Notes
500.

Ne pas confondre avec son frère cadet, le général de brigade Henri-Dominique Lallemand, qui commande l’artillerie à pied de la Garde impériale au cours de cette même campagne.

501.

Chassériau aurait été élevé au grade de général de brigade le 16 juin 1815, jour de la bataille de Ligny et Quatres-Bras, mais la seconde abdication ne permit alors pas de le confirmer. Néanmoins, ç’eut-été à titre posthume, car Chassériau avait été tué au soir de Waterloo, menant la dernière charge des cuirassiers de Milhaud …

502.

Duveyrier tué à Friedland en 1807 ; Noguès mort dans son lit et Gobert tué à Baylen en 1808 ; Boudet se suicide ou meurt de chagrin et Huin est tué à Wagram en 1809 ; Pélage mort de maladie en Espagne en 1810 ; Salme tué près de Tarragone en 1811 ; Villaret dans son lit, Néraud devant Wilna, Dembowski au cours d’un duel et Grandsaignes en Espagne en 1812 ; Rochambeau tué à Leipzig et Musquinet de Beaupré d’épuisement au retour de Russie en 1813 ; Villet est mort de maladie début 1815.

503.

(Urbain) Devaux est aveugle ; « Hercule » Damingue invalide ; (Jacques) Boyé installé à Saint-Petersburg ; Naverres et Reubell bannis pour des raisons judiciaires ; Dugommier-Dangemont interné en asile …

504.

Berthier à Napoléon, 8 octobre 1810, S.H.AT., B711

505.

Pigeard (Alain), Les généraux de Napoléon, 1 e partie, HS Tradition Magazine n°25, 2e trimestre 2003, p.5

506.

Humbert, Ambert, J. M. Villaret-Joyeuse, La Poype, Brunet, Sarrazin, Ménard, Morgan, Barquier, J. Boyé, P. Boyer, d’Hénin, Houdetot & Ferrand.

507.

Bachelu, Bourke, Dalton, Dubreton, Jumel, Lallemand, Musquinet de Beaupré & A. Noguès.

508.

Desfourneaux, Desbureaux, Kerverseau, Claparède, Pageot, Grenier & Montfort.

509.

Là encore, ce dernier mettra à cœur de mériter son surnom …