On lit encore très fréquemment aujourd’hui que les colonies, et particulièrement Saint-Domingue, furent le tombeau de l’armée du Rhin 557 , l’armée de Moreau, trop fidèle à ce dernier et aux principes républicains pour ne pas être une menace pour le régiment de Bonaparte. Fait établi ou propagande de la légende noire de Napoléon ? Pour répondre à cette question, il faut déterminer l’affectation des bataillons désignés pour les colonies …
Au moment où elles reçoivent l’ordre de s’embarquer, les bataillons de la première vague de troupes pour Saint-Domingue proviennent pour quatre 558 d’entre eux de l’armée de Batavie, sept 559 de l’armée du Rhin, onze 560 de l’armée de l’Ouest, trois 561 du corps d’observation d’Italie ou de l’ancienne armée d’Italie récemment dissoute, quatre 562 du corps d’observation de la Gironde et cinq 563 de diverses garnisons. Par la suite, jusqu’à la capitulation de Santo Domingo en 1809, les bataillons de renforts seront tirés des armées de Batavie pour trois 564 d’entre eux ; du Rhin pour cinq 565 ; de l’Ouest pour trois 566 ; d’Italie pour treize 567 ; de diverses garnisons pour quatre 568 autres. Toutefois, ce résultat est à nuancer par le fait qu’en 1801, de nombreuses unités venues du Rhin ou d’Italie avaient été dirigées en renfort vers l’Ouest pour mater l’insurrection dans cette région, les frontières étant alors en paix … Certaines comme la 31e demi-brigade de ligne était même sur le Rhin en 1799, en Italie en 1800 avant de passer dans l’Ouest l’année suivante … Pour chercher l’ancrage véritable des demi-brigades les plus mobiles, il faut remonter à leur formation au second amalgame de 1796. L’armée française est alors encore constituée de très nombreuses unités de volontaires, de tailles très variables, et de beaucoup de débris de demi-brigades de précédentes formations, décimées et peu renforcées. La nouvelle loi de réorganisation militaire prévoit la refonte de l’armée en cent (très vite, ce chiffre sera porté à cent dix) demi-brigades de ligne et trente légères. « Cette opération, confiée aux généraux commandants en chef des armées et mise à exécution dans les cinq premiers mois de 1796, fut réglée (…) sans avoir égard aux numéros des anciennes demi-brigades ».Ainsi les demi-brigades étaient-elles formées par les chefs d’armée, avec des troupes servant déjà sur place. C’est à partir de cet amalgame que se crée véritablement l’esprit de corps des demi-brigades, et plus tard régiments, de l’armée française. La 31e de ligne, citée plus haut, est sans conteste une unité de l’armée du Rhin, malgré sa présence dans l’Ouest.
Ainsi, lorsque Bernadotte, commandant de l’armée de l’Ouest, propose de remplacer les bataillons épars des 30e demi-brigade légère, 31e, 71e, 77e, 79e et 82e demi-brigades de ligne, désignés pour Saint-Domingue, par la totalité de la 31e de ligne et un bataillon de la 5e légère, il offre généreusement une unité (la 31e de ligne), certes de son armée, mais qui vient de lui être transférée du Rhin, et un détachement de la garnison de Gand de passage dans sa zone de commandement ! Il en est de même des 2,/56e et 3,/68e de ligne, eux aussi des renforts de l’armée de Moreau, désignés cette fois par le gouvernement …
L’armée de la Guadeloupe compte sept bataillons tout au long de 1802 : quatre 569 tirés de l’armée du Rhin, et trois 570 de l’armée de l’Ouest. Par la suite, deux bataillons furent acheminés en renfort en 1804 : le premier d’Italie (1,/26e de ligne) et le second de l’ancienne armée de l’Ouest (3e bataillon colonial).
La marine transporte en 1802 vers la Martinique six bataillons d’infanterie : un seul provient de l’armée du Rhin (3,/84e de ligne), deux 571 de l’armée de l’Ouest, deux 572 des troupes d’Italie, et un (3,/90e de ligne) de la garnison de Paris. Le seul bataillon supplémentaire que recevra la colonie dans le courant de la guerre (hors des détachements de renforts pour ceux préexistant) prendra la forme du 1,/Légion du Midi, tiré d’Italie.
L’armée du Rhin a-t-elle été ponctionnée outre mesure ? Si l’on s’arrête aux seules premières vagues de troupes, celles de décembre 1801 à avril 1802 pour Saint-Domingue et 1802 en général pour les autres expéditions, l’armée de Moreau est indubitablement celle qui paye le plus lourd tribut aux armées expéditionnaires. Toutefois, une partie de celles-ci sont désignées pour cette affectation non pas par le gouvernement, mais par Bernadotte : celui-ci n’hésite pas à sacrifier les renforts récemment reçus des autres armées, ou même seulement des unités en transit par sa zone de commandement, au profit de la conservation de ses propres prétoriens. C’est bien à un véritable jeu d’échecs que se livrent, au moins pendant les préparatifs de l’expédition de Saint-Domingue, le premier Consul et le commandant de l’armée de l’Ouest, à ceci prêt que les deux camps jouent alors avec les mêmes pions, que l’un disperse alors que l’autre tente d’en conserver un noyau dur autour de lui, sacrifiant ses demi-brigades les plus inexpérimentées ou de moindre valeur (71e, 79e de ligne, etc.) au profit de ses troupes les plus aguerries (30e légère) ou plus fidèles (82e de ligne)…
Mais par la suite, la donne change complètement. L’armée du Rhin est délaissée aux profits de troupes d’Italie, souvent hors ligne et étrangères. Au final, l’armée du Rhin et l’armée d’Italie (puis ces « descendants » après la dissolution de celle-ci) contribuent à peu près au même niveau à la composition des trois armées expéditionnaires et de leurs renforts, soit une vingtaine de bataillons chacun. L’armée de l’Ouest vient juste derrière, avec environ dix-sept bataillons embarqués pour les colonies. Néanmoins, on peut comprendre l’apparition de cette légende concernant l’exil de l’armée du Rhin du fait que celle-ci fut mise à contribution de la manière la plus visible, lors de la réunion de la première vague, la plus importante et celle à qui fut fait le plus de publicité. Les nombreux renforts envoyés par la suite furent plus discrets. Par contre, il est indéniable que les troupes françaises employées aux colonies furent essentiellement prises sur les armées des opposants au premier Consul : celles du Rhin et de l’Ouest. Si les renforts d’Italie passèrent inaperçus, c’est aussi parce que la majorité d’entre eux s’embarquèrent dans les ports étrangers ou insulaires : Italie, Corse, Elbe, …
Le sacrifice volontaire de l’armée du Rhin est donc une construction de la « légende noire », quoique à l’époque, compte tenu des moyens d’information, elle ait pu être propagée de manière sincère par les opposants au premier Consul puis à l’Empereur. On ne peut nier que le gouvernement consulaire a sans doute sciemment éloigné de France plusieurs demi-brigades, ou du moins des détachements de celles-ci, trop attachées à ses adversaires, à l’annonce du Concordat et peu de temps avant le plébiscite sur le Consulat à vie : « Le dernier acte commandé à l’armée de l’Ouest est le vote sur la question de savoir si Bonaparte serait Consul à vie, le 10 mai 1802. L’opposition se serait manifestée très vive, si la masse des républicains convaincus, qui y avaient passé, n’avait disparu, expédiée à Saint-Domingue et à la Guadeloupe » 573 . Par ce moyen, ces unités placées sous des chefs favorables au nouveau régime, il eût été plus facile de museler l’opposition de cette partie de l’armée à l’accession de Bonaparte à davantage de pouvoir personnel. Leclerc comprendra bien le message, lui qui fera de son mieux pour s’assurer un maximum de votes positifs. Ses officiers n’hésiteront pas à faire pression sur ceux des soldats qui voteraient par la négative au plébiscite, comme en témoigne cette lettre du chef de bataillon Parnageon au général Thouvenot : « J’ai fait venir les deux hommes chez moi, et leur ai demandé le motif qui les avait engagés à mettre ‘Non’. Ils m’ont répondu que Bonaparte les avait fait venir ici et qu’ils ne l’aimaient point. Enfin, ces enfantillages des hommes qui ne réfléchissent point : le caporal parle de la présente où on est » 574 . De la même manière qu’il éloigne ces demi-brigades trop républicaines des armées de l’Ouest et du Rhin, le premier Consul exile pareillement plusieurs de ces généraux les plus turbulents : Lannes envoyé comme ambassadeur au Portugal, Victor au Danemark, Brune en Turquie, Ney en Suisse ; Bernadotte à qui le gouvernement propose le commandement de la Louisiane, puis de la Guadeloupe, et enfin toujours en vain l’ambassade d’Autriche ; Augereau et Masséna qui se trouve sans commandement ; etc. Tous ces hommes pouvaient gêner la direction autoritaire que prenait le régime consulaire, le premier Consul les a donc envoyés autant qu’il a pu se « rafraîchir les idées » quelques temps au loin, sans perdre de vue qu’il pourrait avoir de nouveau besoin de leurs services dans un avenir proche. Le mécanisme d’éloignement des armées expéditionnaires relève, selon moi, du même principe : les éléments les plus revendicatifs sont éloignés le temps pour eux d’apprendre la leçon de leur «jacobinisme », réel ou suspecté, dans l’espoir de les voir revenir plus tard plus dociles lorsqu’ils reprendraient leur place dans les rangs de l’armée métropolitaine.
« Bonaparte décida d’envoyer là-bas [à Saint-Domingue] une importante armée, l’armée du Rhin, sous le commandement de son beau-frère. (…) Ce faisant, il poursuivait un triple but : reconquérir Saint-Domingue et se débarrasser de Toussaint-Louverture, éliminer l’armée du Rhin, ancienne armée de Moreau dont les sentiments républicains n’étaient pas sans l’inquiéter » (Dr. Marcel Mouquin, « La mort du général Leclerc à Saint-Domingue 1802 », in La Presse médicale, 56e année, n°5, 24 janvier 1948, p.2-3)
« Les régiments destinés à l’expédition de Saint-Domingue furent presque tous pris parmi ceux de l’armée du Rhin » (Marcellin de Marbot, Mémoires, Paris, 1983, Mercure de France, t.1, p.181)
« L’expédition de la Guadeloupe, comme celle de Saint-Domingue, est aussi l’occasion de mettre à l’écart les soldats de l’armée du Rhin, réputés républicains et certainement peu favorables à une dérive monarchique du régiment consulaire » (Claude Ribbe, Le crime de Napoléon, France, 2005, Editions Privé, p.96)
1,2,3,/11e demi-brigade légère ; 3,/98e demi-brigades de ligne.
1,2,3,/7e et 3,/38e demi-brigades de ligne ; 3,/14e et 1,2,/15e demi-brigades légères.
3,/30e demi-brigade légère ; 3,/21e , 1,2,/31e , 2,/56e , 3,/68e , 3,/71e , 1,2,/79e demi-brigades de ligne ; 1,2,/Légion de la Loire (sans compter le dépôt de la Légion expéditionnaire).
3,/12e , 1,/19e et 1,/28e demi-brigades légères.
2,3,/Légion expéditionnaire ; bataillon allemand ; 1er bataillon franc.
1,2,/5e demi-brigade légère à Gand (Belgique) ; 2,/74e et 2,/90e demi-brigades de ligne respectivement à marseille et Paris ; 1,/Légion expéditionnaire dans les îles d’Hyères.
3,/49e et 2,3,/110e demi-brigades de ligne.
2,/20e , 2,3,/83e et 2,3,/89e demi-brigades de ligne.
Un bataillon de la 77e demi-brigade de ligne ; un bataillon de gardes-côtes et le 1er bataillon étranger.
1,2,3,/86e demi-brigades de ligne ; 2e bataillon franc ; 1,2,3,/2e et 1,2,3,/3e demi-brigades polonaises ; 3,/3e demi-brigade légère ; 3e bataillon étranger et le 2,/Légion du Midi.
3,/7e , 3,/23e et 3,/60e demi-brigades de ligne à marseille, Paris et l’île d’Elbe respectivement, et le 3,/3e demi-brigade suisse en Corse.
3,/15e , 3,/37e et 2,3,/66e demi-brigades de ligne.
Un tiers du 3,/82e demi-brigade de ligne ; un bataillon de gardes-côtes et un bataillon expéditionnaire (sans compter un détachement de grenadiers de la 77e demi-brigade de ligne).
3,/82e demi-brigade de ligne et un bataillon colonial.
2,/107e demi-brigade de ligne et 3,/4e demi-brigade de marine.
Chassin (Charles-Louis), La pacification de l’Ouest, t.3, Paris, Paul Dupont, 1899, p.715
Parnageon à Thouvenot, 23 août 1802, S.H.A.T B76