Les conditions de transport sont dramatiques, les soldats entassés des semaines durant dans les cales des bâtiments, sans presque pouvoir sortir de toute la traversée, ou sur le pont pour les plus chanceux : « les pauvres soldats passagers, à demi morts du mal de mer, n’avaient pas la force de se soutenir et roulaient sur le pont comme des barriques. Leurs officiers ne se montraient pas ; encore plus malades qu’eux, ils restaient dans leur hamac, sans mouvement ni sentiment, vomissant les uns sur les autres et maudissant la mer et la marine » 575 . Mais comme on l’a vu, le navire portant le chevalier de Fréminville, auteur de ces remarques, dû faire demi-tour pour cause d’avaries. Embarqué sur un autre bâtiment, il décrit les conditions de voyage des nouveaux passagers : « Les cinq cents soldats passagers ajoutés aux six cents hommes qui composaient notre propre équipage formaient un total de onze cents, nombre trop considérable, aussi ne pouvait-on presque se retourner ni dans les batteries ni sur les gaillards » 576 . Enfin, voici l’avis « de l’intérieur » de l’un de ces soldats, le capitaine polonais Bolesta de la 3e demi-brigade polonaise : « l’expédition a été calculée avec la plus grande économie, tant en ce qui concerne le nombre de bateaux de transport qu’au point de vue approvisionnement ; les hommes installés le plus incommodément et comme des harengs en caque » 577 . Stefan Zeromski, écrivain polonais, est l’auteur en 1904 d’un roman intitulé « Les Cendres », dans lequel il relate l’épopée des Polonais ayant servi Napoléon. Pour rédiger cet ouvrage, l’auteur a consulté les centaines de volumes du « Mémorial d’officiers, de sous-officiers et de soldats polonais du temps du Grand-duché de Varsovie et du Royaume de Pologne » 578 , contenant les documents officiels et mémoires des vétérans des guerres napoléoniennes, dont il cite de nombreux passages dans son roman : « nous n’avions ni nourriture ni boisson. Celui qui était allongé, inconscient, roulant d’un bout de la cabine à l’autre, sous le pont, ne pouvait pas être mis au travail par le capitaine. Mais celui qui pouvait au moins tenir sur ses jambes, filait sur le pont, aux cordages ! Nombreux sont ceux qui, frappés d’une vague, furent avalés par l’océan pour les siècles des siècles » 579 . De plus, les capitaines de navire se voient affectés plus d’aspirants qu’il ne leur en faut ou même qu’ils peuvent loger, du fait du retour massif des émigrés ou des aventuriers qui par relations ont obtenu de pouvoir passer à bord des navires de guerre aux colonies, où ils espèrent faire fortune.
L’état des navires de transport est généralement déplorable, particulièrement pour les malheureux embarqués sur des transports espagnols. Déjà en janvier 1801, lorsqu’il organise son bataillon expéditionnaire, Desfourneaux écrit au ministre de la Guerre : « C’est une frégate [l’Embuscade] de dernier rang, très mauvaise (…) et qui d’après les observations du général Martin compromettrait l’expédition » 580 . Le général Pierre Boyer n’est pas mieux loti durant son voyage : « J’étais sur le vaisseau le Duquesne (…) Il faisait cinquante quatre pouces d’eau à l’heure. On lui fit signe de manœuvre indépendante ». Le Duquesne se détourna donc sur Cadix pour réparer ses avaries. Fréminville, lors de sa première tentative de traversée vers Saint-Domingue, connaît les mêmes déboires suite à une tempête : « le maître charpentier, en faisant la visite de la mâture, s’aperçût que la caisse de notre grand mât de hune était toute fendue et que probablement le mât lui-même n’allait pas tarder à tomber. Sur le compte qu’il en rendit aussitôt, notre capitaine fit faire un signal pour demander au commandant de l’escadre la permission de relâcher afin de réparer cette avarie car le temps ne permettait pas de le faire à la mer. Cette permission fut accordée ; presque aussitôt les autres bâtiments firent la même demande et le commandant Meyne accorda à tous liberté de manœuvre » 581 . Ainsi au premier grain, toute la flotte s’égaye pour cause d’avaries, ce qui signifie plus de temps à bord pour les passagers, dans les conditions que l’on sait, car de peur que les troupes ne profitent d’une relâche pour tenter d’échapper à ce calvaire en désertant, nul n’est autorisé à descendre à terre.
Toutefois, ces relâches ne sont pas toujours dues à des avaries, mais à la malhonnêteté de certains capitaines de navire qui, prétextant des réparations urgentes à faire, gardent ainsi à leur table les officiers passagers à son bord : « Ne pensez pas à m’envoyer des troupes sur des vaisseaux hollandais. Comme les capitaines sont chargés de pourvoir à la subsistance des passagers et qu’ils font un bénéfice à raison du temps de passage ils allongent la traversée et ne sont jamais moins de trois mois en route ; témoin l’escadre hollandaise qui m’a portée la 7 e DB de ligne, et la Sybille-Antoinette qui, partie du Texel le 15 Prairial a touché en Angleterre, à Madère, aux Canaries, aux Iles du Cap Vert et enfin à la Guadeloupe à la fin Fructidor » 582 . De même, d’autres officiers de marine, recevant des fonds avec lesquels ils sont censés acheter les vivres pour les passagers, réduisent les rations au strict minimum pour empocher le reste …
Les équipages des navires semblent également souvent mal formés car, outre le naufrage au sortir du port de Livourne d’un navire de transport à bord duquel se trouvaient deux compagnies d’infanterie polonaises et la collision de deux bâtiments de guerre dès le début de la campagne à Saint-Domingue, deux mémorialistes rapportent des incendies à bord durant leur traversée. Le capitaine Noguès, tout d’abord, sur le bâtiment le conduisant à la Martinique : « le feu ayant prit à bord en vue de la Martinique et de la Dominique, nous courûmes les plus grands dangers. Ce sinistre fut causé par une chaudière de goudron qu’on fondait pour peindre l’extérieur du vaisseau. Si le koc (le cuisinier) n’avait promptement mouillé ma couverte de laine et n’en avait recouvert la chaudière en se couchant dessus, nous étions tous perdus » 583 . Quant à Beaudoin, à bord du Pellayo : « Le feu a prit dans la cambuse, très rapidement, dans l’eau de vie à huit heures du matin, par imprévu du cambusier. Etant à faire la distribution de l’eau de vie pour le déjeuner, en mouchant la chandelle, elle tomba dans la baille d’eau de vie, ce qui causa de suite une grande flamme. Le cambusier, saisi de ce spectacle affreux, d’un coup de pied renversa la baille dans la cambuse, ce qui a fait le malheur plus grand » 584 . Il faudra douze heures à l’équipage et aux passagers de ce navire pour éteindre l’incendie, puis vider la cale de toute l’eau utilisée contre les flammes qui s’y était accumulée par infiltration … Plusieurs mémorialistes, dont Fréminville, signalent également l’indiscipline des équipages, y compris parmi les officiers de la marine elle-même. Les soubresauts de la Révolution ont fait le plus grand tort à la « Royale », et les réformes du Consulat n’ont pas encore eu le temps de produire leurs effets …
Herpin, Op. Cit., p.47
Ibid, p.61
Bolesta à Dombrowski, Arch. centrales de Varsovie, cité in Darné-Crouzille, Op. Cit., p.162
Le seul exemplaire de ce mémorial fut détruit lors de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1944, rendant impossible l’identification des citations in extenso de cet ouvrage et les éléments de fiction intégrés par l’auteur des « Cendres » …
Zeromski (Stefan), cité in Rutkiewicz (Jean), Les Polonais à l’expédition de Saint-Domingue, 2 e partie, in Tradition Magazine n°210, avril 2005, p.5-6
Desfourneaux à Berthier, 11 janvier 1801, S.H.A.T B71
Herpin, Op. Cit., p.48
Leclerc à Napoléon, 7 octobre 1802, Lettres du général Leclerc n°146
Noguès, Op. Cit., p.152-153
Beaudoin, Op. Cit., p.42-43