1.3.2 - Santé des passagers

Ces conditions de voyage plus qu’éprouvantes, les hommes entassés et mal nourris, alors que bien souvent les temps de trajet s’allongent du fait d’avaries ou de la malhonnêteté des capitaines, entament la valeur combative des unités. Le futur académicien et géographe Moreau de Jonnès, alors simple aspirant, écrit : « Les troupes de débarquement souffrirent beaucoup ; et quoique leur santé ne parût pas gravement altérée, elles furent mal disposées par cette pénible épreuve à celle plus dangereuse encore de leur acclimatation sous un ciel nouveau » 585 . Fréminville aussi à pitié de ces passagers qu’il jugeait pourtant si encombrants : « On ne laissa à ces pauvres militaires ni le temps de se rafraîchir, ni celui de se reposer des fatigues de leur traversée ; on les rangea en bataille sur le bord de la mer et l’instant d’après on les mit en marche (…). Ils entrèrent ainsi de suite en campagne ; aussi, deux mois après … ! » 586 . Rochambeau mâche moins ses mots : « Il nous arrive toujours de la troupe [les fameux renforts réguliers des dépôts coloniaux], mais il y a bien des abus à réformer de ces embarquements, on paye tant par homme et les armateurs les empilent comme des harengs en baril ; deux provençaux viennent d’arriver avec des cargaisons dans le plus piteux état ayant perdu cent à cent cinquante hommes, mais ceci n’égale pas encore le Théobald du Havre qui est partit avec cent cinquante hommes (…) ramassés dans les prisons, les hôpitaux (…) sans contrôle (…) avec soixante jours de vivres, un chirurgien et point de coffre de chirurgie. Ce malheureux navire a perdu cent cinquante hommes avant d’atterrir. Ces malades ont mit la peste à son bord, l’équipage s’est trouvé réduit devant le Cap à trois heures debout, il ventait gros faix, il n’a pu manœuvrer, il a dépassé le Cap et est allé au Môle où il a débarqué environ cent hommes malades à l’hôpital et de tout le reste il est revenu au Cap avec dix-neuf hommes. Vous voyez bien que cette consommation d’hommes est l’effet de l’imprévoyance impardonnable de ceux qui ont été chargés de cet embarquement et qu’il faut y porter remède si l’on veut avoir des forces à Saint-Domingue, ceci point exagéré, c’est l’exacte vérité … » 587 . Ainsi, bon nombre des renforts tombent malades avant même d’atteindre la colonie, comme le démontre une notice 588 des dépôts coloniaux entre les ports de France et Saint-Domingue : la Comète, à sa sixième rotation, emporte trois cent quatre-vingt dix-neuf hommes, dont trente huit périssent en mer, deux cent vingt-sept entrent aux hôpitaux dès leur arrivée, laissant seulement cent trente quatre hommes en état de tenir les armes immédiatement ; la Sally, lors de sa seconde rotation, emporte cent cinquante deux hommes, en perd quinze en route, a quatre-vingt onze malades en arrivant, laissant seulement quarante-six valides ; le Nécessaire, lors de sa troisième rotation, embarque quatre-vingt treize hommes, en perd dix-sept, a quarante-cinq malades en arrivant, laissant trente et un valides ; le Mars, au cours de sa seconde rotation, embarque trois cent cinquante-six hommes, en perd vingt et un pendant la traversée, a cinquante malades en arrivant, laissant deux cent quatre-vingt cinq valides ; quant au fameux Théobald mentionné plus haut, il embarque trois cent trente trois hommes, en perd cent trente cinq pendant la traversée, en dépose cent trente trois aux hôpitaux, laissant seulement soixante cinq valides. Au total, ce la représente 17% de pertes en mer, 41% de malades à l’arrivée et 42% de valides : plus de la moitié des renforts sont hors de combat avant même de toucher le sol de la colonie ! Or cette hécatombe ne peut être imputée à la fièvre jaune, car que feraient les moustiques, seul vecteur de la fièvre jaune, en haute mer ? De même, quelques jours à peine après leur débarquement, alors en pleine saison sèche, les hommes de Leclerc s’entassent dans les hôpitaux : « J’ai déjà 600 malades ; la plupart de mes troupes étaient embarquées depuis cinq mois » 589 . Une semaine plus tard : « J’ai plus de deux mille malades » 590 . Il y a peu de chance que ces hommes aient contracté la fièvre jaune, qui ne sévit pas à cette période, pourtant ils sont placés dans la colonne des victimes de cette maladie, comme tous ceux morts aux colonies qui ne soient pas tombés directement sous les coups de l’ennemi. Cela laisse à penser que la fièvre jaune n’est pas seule responsable de l’hécatombe sanitaire des années 1802-1803, d’autant que contrairement à la croyance de l’époque, la maladie n’est pas transmissible de l’homme à l’homme, mais uniquement via les moustiques des familles Aedes et Haemagogus.

Les symptômes de la fièvre jaune sont « de la fièvre, des douleurs musculaires (surtout dorsales), des céphalées, des frissons, une anorexie, des nausées et des vomissements. Souvent, la fièvre élevée est paradoxalement associée à un ralentissement du pouls. Au bout de trois à quatre jours, la plupart des malades voient leur état s'améliorer, avec disparition des symptômes. Chez 15% d'entre eux cependant, la maladie entre ensuite dans une phase "toxique" dans les 24 heures. La fièvre réapparaît et plusieurs systèmes sont atteints. Le malade devient rapidement ictérique [c’est-à-dire qu’il développe une jaunisse, principale caractéristique de la fièvre jaune] et souffre de douleurs abdominales accompagnées de vomissements. Des hémorragies peuvent se produire au niveau de la bouche, du nez, des yeux et de l'estomac. A ce stade, on trouve du sang dans les vomissures et les selles. On observe une détérioration de la fonction rénale, qui peut aller d'une protéinurie (albuminurie) à une insuffisance rénale complète avec anurie. La moitié des malades en phase toxique meurent au bout de 10 à 14 jours. Les autres guérissent sans séquelles organiques notables » 591 . Or il existe plusieurs autres maladies présentant les mêmes symptômes, et inconnues à l’époque, qui avaient de grandes chances de sévir également dans les armées expéditionnaires : et parmi elles la leptospirose et le paludisme. Le paludisme présente les mêmes symptômes que ceux de la fièvre jaune, à l’exception des saignements, mais se caractérise par ses accès palustres, ou crises de paludisme, qui peuvent se reproduire sur des mois voire des années, alors que les survivants de la fièvre jaune sont généralement vaccinés. Jacques de Norvins affirme avoir été parmi les premiers atteints de la fièvre jaune (sans doute en avril 1802, quoiqu’il ne donne pas de date) et sauvé par une mulâtresse qui le soigne à base de tisanes. Il « reprend la fièvre » 592 en octobre 1802, puis une autre vraisemblablement en février 1803, période sèche où pourtant les moustiques Aedes et Haemagogus sont inopérants, suite à laquelle crise le préfet Daure l’invite à rentrer en France. Entre les 6 et 12 avril 1803, arrivé à Brest, il fait là encore une crise. Ces fièvres à répétition ressemblent davantage à des accès palustres qu’à des crises de fièvres jaunes, se répétant rarement, surtout en février … De même, Peyre-Ferry parle de sa « première et seconde crises » 593 , puis de ses « crises périodiques ». On peut donc raisonnablement penser que le paludisme, bien plus mortel que la fièvre jaune, mais identifié seulement en 1880, était également à l’œuvre à Saint-Domingue, et sans doute également dans les autres colonies d’Amérique … Le cas de la leptospirose est plus intéressant encore, car il expliquerait les pertes vertigineuses subies par les renforts de métropole au cours de leur transit vers les colonies à bord des vaisseaux de la marine. Là encore, les symptômes sont très proches de ceux de la fièvre jaune : « forte fièvre, de violentes céphalées, des douleurs musculaires, des frissons, une rougeur oculaire, des douleurs abdominales, un ictère [la fameuse jaunisse, source vraisemblablement de tant d’amalgames], des hémorragies des membranes cutanées et muqueuses (y compris des hémorragies pulmonaires), des vomissements, une diarrhée et une éruption cutanée » 594 . Toutefois, le mode de transmission de la maladie est tout à fait différent, puisque celui-ci se fait par « contact direct avec l'urine des animaux infectés ou par contact avec un environnement contaminé par de l'urine, tels l'eau de surface, le sol et les plantes » 595 . Les animaux vecteurs de cette maladie sont, entre autres, les chevaux, les chiens, les ovins, les porcs et les bovins, et surtout … les rongeurs. La transmission interhumaine, quoique rare, est néanmoins possible par contact des plaies. Chaque bâtiment de la Marine transportait au moins les chevaux des officiers passagers du bord, sans compter ceux de la cavalerie ou de l’artillerie qui étaient répartis sur de nombreux vaisseaux ; bien que cela ne soit pas généralisé, des unités d’infanterie avaient des chiens comme mascottes ou même comme chiens de garde ; quant aux bétails, de nombreuses têtes avaient été embarquées pour fournir de la viande fraîche pendant la traversée ; les rongeurs enfin, et particulièrement les rats, sont si indissociablement liés à l’image de la marine à voile que leur présence à bord ne peut être mise en doute. Jean-Baptiste Drinot, aspirant de la Marine à bord de la Furieuse, confirme d’ailleurs que ces derniers fournissaient également un supplément de viande, en plus du bétail : « il y a aussi des bœufs, moutons, cochons, etc. Ainsi que beaucoup de rats. Ces derniers nous procurerons de la viande fraîche moyennant des attrapes » 596 . Ou encore l’officier de santé Guilmot : « Nous étions assourdis par les cris de vingt-quatre cochons entassés sous la chaloupe » 597 .

Face à ces maladies, les armées expéditionnaires sont impuissantes. Comme on vient de le voir, elles assimilent sous le terme « fièvre jaune » à peu près toutes les infections générant l’ictère : la fièvre jaune elle-même, le paludisme, la leptospirose, mais aussi l’hépatite virale et même certains types d’intoxications. Le docteur Gilbert, médecin-chef de l’armée de Saint-Domingue, note scrupuleusement l’évolution de l’état de ses malades : s’il ne trouva pas de remèdes à la fièvre jaune, ses notes furent par contre d’une grande utilité aux générations suivantes. Grâce à lui, nous savons au moins avec certitude que les généraux Hardÿ, Le Doyen & Tholosé ont bien péri de cette maladie, et non d’une autre. Outre leur ignorance des maladies fort différentes qu’ils regroupaient sous le terme de « fièvre jaune », les médecins de Saint-Domingue étaient complètement privés de médicaments puisque ceux-ci, totalement avariés, avaient du être jetés à la mer : « Quelques jours auparavant [avant le départ de la flotte de Brest], j’avais assisté au procès-verbal de réception des médicaments destinés à nos hôpitaux militaires. Cette opération, à laquelle intervint notre conseil médical, l’ordonnateur en chef Hector d’Aure, (…) le préfet colonial Bénézech, le général en chef, etc. eut pour résultat le refus de ces médicaments, dont l’avarie et la mauvaise qualité furent dûment constatées, mais, puisqu’il le faut le dire, inutilement. Car le ministre Decrès, l’autre ennemi de notre expédition, malgré un refus motivé si officiel, osa nous renvoyer au Cap ces mêmes médicaments condamnés à Brest, et on du, après nouveau procès-verbal, les jeter à la mer, où ils purent empoisonner les requins au lieu de nos malades » 598 . Seize mois plus tard, tombant malade à bord du brick l’Argus, l’officier de santé Guilmot se trouve dépourvu : « il est incroyable que sur une frégate, il n’y ait presque rien dans le coffre à médicaments » 599 . Le cas n’est donc pas limité à la seule expédition de décembre 1801 … Livrés à eux-mêmes, les médecins militaires tâtonnent, observant et testant de nouveaux procédés, très souvent au prix de la vie des « cobayes », condamnés de toutes manières faute de soins. Certains patients survivent néanmoins à ces traitements de choc, comme le jeune Fréminville, à qui on fait avaler un « clystère de gomme adragante » 600 pour lutter contre la dysenterie, autrement dit un lavement à base de colle de bureau ! D’autres promulguent des mises en garde farfelues, comme cette interdiction de « se baigner dans la Rivière Salée, au clair de lune dont l’influence est très dangereuse » 601 . Mais le seul traitement qui semble efficace reste celui employé par les femmes du pays, bien souvent des mulâtresses, qui prennent à leur charge des malades, le plus souvent par simple humanité, parfois contre argent, et les soignent en les abreuvant de tisanes : Norvins est sauvé par une certaine Zabo Larivière ; Beaudoin par sa chère Sophie ; Fréminville est constamment veillé par la femme d’un soldat déserteur ; Sarazin par une vieille domestique noire ; Peyre-Ferry par une créole, Mme Latour, qu’il avait « le bonheur d’intéresser » 602  ; etc. Elles seules semblent en mesure de stopper la progression de la maladie : « elle me fit prendre un bain, après je me couchai et elle me fit de la tisane très bonne à boire. J’étais tenu d’en boire autant que je le pourrais. Au bout de quatre jours, je me sentais déjà soulagé. La tisane me faisait déjà aller comme une médecine (…). Le cinquième jour, elle me donna une médecine qui me purgea si bien que je me sentais déjà moitié guéri. (…) au bout de quinze jours je ne sentais plus aucun mal, il ne me manquait plus que les forces. Pour me fortifier, elle me donnait du chocolat deux fois par jour, ce qui me fortifia bien l’estomac » 603 . Dans presque tous les cas, ces médecines traditionnelles sont à base de tisanes. Quelles vertus prêter à ces plantes ? Sans référence plus précise, impossible de le dire, mais l’hydratation permanente du malade permettait de compenser les pertes en eau générées par les fortes fièvres, ce qui leur donnait une plus forte chance de survivre à l’épreuve que leurs camarades restés à l’hôpital de la Providence …

C’est donc, selon toute vraisemblance, autant des maladies contractées à bord des bâtiments de la Marine que de celles nombreuses sévissant dans les colonies qu’ont péri les armées expéditionnaires de 1802 et les nombreux renforts qui leur furent envoyés. Comme on l’a vu, moins de la moitié de ceux-ci étaint en état de tenir les armes à leur arrivée, les malades débarqués directement aux hôpitaux passant généralement très vite de vie à trépas. Les conditions de transport, les errements de certains bâtiments mal commandés ou en piteux état, et le manque de préparation, voire la criminelle avarice, des cadres de la Marine sont pour une bonne part dans le développement de ces infections, et ont ajouté aux difficultés des services de santé à endiguer ces phénomènes en ne leur fournissant pas les moyens de lutter efficacement. Décimés avant même d’avoir touché le sol, affaiblis de corps et d’esprit, ces renforts composés bien souvent de rebuts de dépôts coloniaux n’étaient que de peu d’utilités dans les colonies … Quelle part attribuer à Decrès dans ces malheurs ? Norvins le croit acharné à la perte de l’expédition et de ses survivants, pourtant il répond personnellement à chaque dépêche de Leclerc, l’assurant qu’il travaille de son mieux à satisfaire ses requêtes. Le capitaine général Rochambeau l’accuse d’asphyxier son armée en n’honorant pas les lettres de change qu’il envoie à Saint-Domingue, et que Rochambeau emploie comme mode de paiement avec les puissances voisines : « Notre crédit est anéanti par les opérations du ministre de la Marine, nous sommes sans vivres, sans marine, sans argent puisqu’on laisse protester les lettres de change qu’il expédie avec peu de troupes » 604 . Toutefois, dans l’affaire des médicaments avariés réexpédiés après qu’ils aient été une première fois refusés, il écrit : « J’ai vu avec peine que vos médicaments se sont trouvés avariés ; les envois ultérieurs qui ont eu lieu par La Danaë et autres transports étant partis dans une saison moins dure, seront probablement plus heureux » 605 . Soit il fait là la preuve d’un cynisme terrible, puisque par deux fois il a reçu le procès-verbal de refus de ces médicaments, soit il ignore ce qui se passe dans son propre ministère, et quelques subalternes en profitent pour détourner des fonds destinés aux services de santé de l’armée expéditionnaire ! Dans un cas comme dans l’autre, sa crédibilité et sa compétence sont largement en cause …

Notes
585.

Moreau de Jonnès, Op. Cit., p.342

586.

Herpin, Op. Cit., p.79

587.

Rochambeau à Decrès, 30 juin 1803, A.N. Colonies, AF IV 1213

588.

cité in Darné-Crouzille, Op. Cit., p.202

589.

Leclerc à Napoléon, 9 février 1802, Lettres du général Leclerc n°22

590.

Leclerc à Napoléon, 17 février 1802, Lettres du général Leclerc n°28

591.

Définition de la fièvre jaune par l’OMS : http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs100/fr/

592.

Norvins, Op. Cit., t.3, p.42

593.

Peyre-Ferry, Op. Cit., p.177

594.
595.

Ibid

596.

Drinot à ses parents, 18 septembre 1801, cité in Mourir pour les Antilles, Op. Cit., p.70

597.

Guilmot, Op. Cit., p.52

598.

Norvins, Op. Cit., t.2, p.329

599.

Guilmot, Op. Cit., p.91

600.

Herpin, Op. Cit., p.102

601.

Ordre du jour des divisions du Nord, 18 mai 1802, S.H.A.T B74

602.

Peyre-Ferry, Op. Cit., p.176

603.

Beaudoin, Op. Cit., p.67

604.

Rochambeau à Napoléon, 9 juillet 1803, cité in Branda (Pierre) & Lentz (Thierry), Napoléon, l’esclavage et les colonies, Paris, Fayard, 2006, p.332

605.

Decrès à Leclerc, 18 mars 1802, Lettres du général Leclerc n°III, annexe II