1.4.2 - Les réfractaires au mirage colonial

A côté de ces quelques enthousiastes, la très grande majorité des unités désignées pour le service colonial n’acceptent cette destination que la mort dans l’âme … voire ne l’accepte pas du tout !

L’exemple le plus flagrant est celui de la 82e demi-brigade de ligne. Celle-ci est formée tardivement (février 1799) à l’armée de l’Ouest à partir du noyau du vieux 2,/141e de ligne, autour duquel s’amalgament des détachements de la 58e demi-brigade de ligne et de la 28e légère, et de la 31e division de gendarmes à pied de première formation, ainsi que de très nombreux conscrits. Le 2,/141e de première formation devient alors 2,/82e de seconde formation, et fournit des cadres aux conscrits des autres bataillons. Or ce vieux bataillon revient justement de quatre années passées à Saint-Domingue et « trois années de solde sont dues aux officiers et soldats dont ils n’ont pu obtenir le paiement, quoique leurs pièces soient en règle ; la 141 e à son arrivée en France, qui a eu lieu le 27 Frimaire an VII [17 décembre 1798], a jeté une grande défaveur sur Saint-Domingue » 613 . Dûment informé par les nombreux vétérans coloniaux de la demi-brigade de ce qui les attend à Saint-Domingue, les conscrits n’hésitent pas à déserter dès qu’on leur parle d’embarquement : « Toutes les fois que la 82 e reçut l’ordre de marcher sur Brest elle éprouva une défection considérable » 614 . Il ne s’agit là encore que d’une forme de résistance passive, de désobéissance militaire, et lorsque la ponction reste limitée à deux compagnies du troisième bataillon, pour l’expédition de Saint-Domingue, le chef de brigade Pinoteau parvient à réunir le détachement demandé. Mais lorsqu’il est question d’expédier quatre nouvelles compagnies du 3,/82e, à la Martinique cette fois, et de convertir la demi-brigade de ligne en demi-brigade coloniale dans cette même île, celle-ci est prête à prendre les armes. L’occasion lui en est donnée lors de la fameuse « conspiration des libelles », ou plus communément « conspiration des pots de beurre », en juin 1802. Plusieurs demi-brigades gagnées à la cause de Bernadotte et opposées au Concordat et à la dérive autoritaire du régime, devaient au cours d’une revue à Rennes se déclarer contre le gouvernement, et entraîner par leur exemple toute l’armée de l’Ouest, voire plus. Pour déclencher le mouvement, c’est la 82e demi-brigade et son chef Pinoteau qui doivent se déclarer les premiers. Mais l’opération est éventée, et l’arrestation de Pinoteau met fin au projet. S’il faut en croire Marbot, on frôla les combats de rue entre « putschistes » (82e demi-brigade) et « loyalistes » (79e demi-brigade et demi-brigade de gendarmerie) dans les rues mêmes de Rennes ! Napoléon fait arrêter Pinoteau, se penche personnellement sur l’affaire, puis destitue quatre nouveaux officiers. A cette occasion, il écrit à Berthier : « Mon intention est de purger ce corps de tous les mauvais sujets » 615 . Par conséquent, ce qui reste du troisième bataillon est expédié aux colonies, alors que les premier et second sont respectivement incorporés en mai 1803 dans les 10e et 106e demi-brigades, le numéro étant repris pour reconstituer la nouvelle 82e demi-brigade à la Martinique. Il s’agit là d’un licenciement plus ou moins déguisé … Plus tard reformé en France, la 82e demi-brigade coloniale devenue entre-temps 82e régiment de ligne ira, comme beaucoup de rescapés des colonies, soldats ou officiers, expier dans la Péninsule sa participation à ces malheureuses expéditions outre-mer. Elle y sera rejointe par Pinoteau, finalement gracié et lui aussi envoyé au Portugal se racheter une conduite …

Les déserteurs étrangers réunis dans les dépôts coloniaux ne sont pas plus satisfaits de leur nouvelle destination. S’ils ne prennent pas les armes contre le gouvernement comme la 82e, ils refusent d’embarquer : « Quelques mauvais sujets mécontents, sans doute, de s’embarquer, ont cherché à opérer un soulèvement séditieux parmi cette troupe, en alléguant pour prétexte qu’il leur était dû quelque argent du chauffage et de leur décompte ». C’est une mutinerie. A vrai dire, en cas d’échec de leur action, la sanction qui les attend en temps de paix pour ce crime est … le dépôt colonial ! Ils n’ont donc pas grand-chose à perdre. Mais les autorités ne s’en laissent pas compter, et les fauteurs de troubles sont rapidement embarqués.

Il se peut que la 66e demi-brigade de ligne, également marquée pour le service colonial par la note du 7 octobre 1801, ait elle aussi eut un mouvement d’humeur. Malheureusement, la seule référence à l’évènement est assez vague, et ne garantit pas que cela ait un lien avec son embarquement : « La 66e demi-brigade (…) doit continuer sa route. Je ne vois pas dans le rapport qui m'a été fait sur l'affaire de Caen la raison pour laquelle on a fait changer la 43e, ni la raison de ce désordre. Envoyez un courrier extraordinaire pour avoir des détails sur cette affaire, afin qu'on puisse prendre une mesure qui rétablisse la tranquillité » 616 . La 66e était alors en marche sur Brest en vue de former le noyau de l’expédition de la Guadeloupe, et plus tard d’être convertie en demi-brigade coloniale. L’affaire ne peut-être un combat, puisque alors la Vendée elle-même est pacifiée … S’est-elle mutinée en route, de passage à Caen, pour ne pas être embarquée ? La chose n’est pas impossible …

Les mesures extrêmes de la 82e demi-brigade ne sont toutefois pas chose courante. La plupart des autres réfractaires optent pour une résistance plus passive. Ainsi, souhaitant laisser à d’autres l’honneur de ramener Saint-Domingue dans le giron de la métropole, le sergent Beaudoin se fait porter pâle 617 . Le 14 décembre, jour de départ de la flotte de Brest, il va la voir sortir puis « je m’en fus boire une bouteille, du contentement que j’avais d’être exempt de l’expédition » 618 . Le 7 février 1802, un détachement laissé en arrière de sa demi-brigade part à son tour : Beaudoin qui est toujours à l’hôpital, en cheville avec un chirurgien, craint que son exemption finisse par ne plus le protéger. Le 23 mars suivant, la ruse est éventée : « M. Billard, médecin en chef de marine, de Brest, est venu passer la revue de l’hôpital de Morlaix, et a visité tous les malades. D’après sa visite, il en a fait sortir au moins les trois quarts, et tous destinés pour Saint-Domingue, dont je me trouve du nombre ; il n’a laissé absolument que ceux qui sont très malades » 619 . D’autres encore, surtout dans les unités disciplinaires enfermées dans leurs transports depuis des mois, tentent de déserter, avec plus ou moins de bonheur.

En Italie, les soldats de la 3e demi-brigade polonaise, ignorants leur destination finale mais récalcitrants au service outre-mer, sont embarqués sous la surveillance de deux autres demi-brigades, françaises celles-ci : « on fit venir les 5 e et 63 e demi-brigades en armes, disposant d’ordres leur permettant d’utiliser la force en cas de notre résistance. Nous fûmes encerclés par ces forces supérieures en nombre et, sous la menace des gueules des canons chargés, on nous fit monter à bord des frégates » 620 . Le déploiement de force est néanmoins inutile, les Polonais embarquant sans effusion. Par contre deux capitaines, Gieystztor et Slezynski, ainsi que quelques officiers subalternes, profitent de ce que les transports de la demi-brigade fassent relâche à Cadiz, en Espagne, pour déserter. Pour les Polonais, le commandement emploie la menace, pour d’autres, c’est l’ivresse : les hommes de la 98e qui embarquent le 17 décembre 1801 sur le bâtiment de Fréminville sont « la plupart ivres (…) plusieurs de ces soldats embarrassés de leurs armes, de leur bagage et étourdis par la boisson tombèrent à la mer. (…) Leur arrivée à bord et celle de leurs officiers y causa un désordre, une confusion qui désespéraient les marins occupés alors à des manœuvres pressantes » 621 .

Notes
613.

Pinoteau [chef de brigade de la 82e] à Napoléon, décembre 1801, cité in Arvers (cne P.), Historique du 82 e de ligne, Paris, Lahure, 1876, p.55

614.

Delaborde (commandant la 13e division militaire) à Berthier, janvier 802, cité in Arvers, Op. Cit., p.56

615.

Napoléon à Berthier, 13 septembre 1802, Napoléon Bonaparte. Correspondance générale n°7153

616.

Napoléon à Berthier, 13 novembre 1801, Napoléon Bonaparte. Correspondance générale n°6639

617.

cf. Infra p.211-212

618.

Beaudoin, Op. Cit., p.37

619.

Ibid, p.40

620.

Zeromski, Op. Cit., p.16

621.

Herpin, Op. Cit., p.42