2.1 - L’Ouest pressé

Si l’armée de l’Ouest est mise à contribution de manière raisonnable dans le cadre de la formation des armées expéditionnaires, auxiliaires et civils de son théâtre d’opération sont véritablement pressés dans les troupes coloniales ...

2.1.1 - Déportation déguisée des Chouans

Dès le coup d’état de Brumaire, la chouannerie 654 dépose les armes en échange d’une amnistie. C’est le traité de Pouancé, le 12 décembre 1799. Magnanime, le premier Consul ne s’en inquiète pas moins de la présence dans cette région des anciennes bandes armées, souvent contraintes au brigandage par la misère. L’Ouest reste une poudrière, et ces anciens Chouans pourraient être le noyau d’une nouvelle insurrection : il lui faut donc les éloigner avec le plus de ménagement possible. Mais la conscription restant fort impopulaire en Bretagne comme en Vendée, le gouvernement n’ose appeler tout simplement ces hommes sous les drapeaux dans le cadre de cette loi …

L’idée d’une formation particulière, réunissant ces hommes ayant combattu ensemble et tirant profit de leurs compétences particulières, germent rapidement dans l’esprit des dirigeants. Un mois et demi à peine après le traité de Pouancé, Berthier propose aux Consuls la formation de deux légions dans l’Ouest « pour recueillir les individus ayant fait partie des bandes de Chouans qui, licenciés et abandonnés à eux-mêmes, seraient très dangereux [et qui] ayant contracté l’habitude des armes, s’ils étaient assouplis par la discipline militaire, pourraient être employés avec succès dans les opérations maritimes et même aux armées continentales » 655 . Tout y est : des hommes suspectés d’être « dangereux » si livrés à eux-mêmes, et la volonté affichée de les éloigner. Toutefois, si l’idée des deux légions (Légion expéditionnaire et Légion de la Loire) levées dans l’Ouest sera menée à terme, elle ne concernera que marginalement les Chouans et Vendéens. Ceux-ci doivent entrer dans la composition de quatre bataillons, dit francs (ou des Francs) de l’Ouest, imaginés quelques jours plus tard : « Vous aurez reçu (…) le règlement pour la levée de quatre bataillons francs dans les 3 divisions qui composent l’armée de l’Ouest, ainsi que dans la 14 e . Vous chargerez le général Lefebvre du dernier, et le général Brune des trois premiers, vous autoriserez les généraux à nommer les officiers de ces corps, et leur ferez connaître que, l’intention du gouvernement étant de tirer tous les individus sans aveu, déserteurs, ancien contrebandiers, etc. de ces départements, ces généraux sont autorisés à confier le commandement de ces corps même à des hommes qui se seraient distingués dans les chouans. Il n’est pas besoin de dire que, dès l’instant que ces corps seront formés, on les dirigera sur l’armée du Rhin » 656 . Encore une fois est évoquée clairement l’intention de débarrasser l’Ouest de ces hommes jugés indésirables ou dangereux. Les quatre bataillons sont répartis équitablement : les 1e et 4e bataillons dans les 12e (Nantes) et 22e (Tours) divisions militaires, soit exactement la Vendée militaire ; les 2e et 3e bataillons dans les 13e (Rennes) et 14e (Caen) divisions militaires, secteur de la Chouannerie. Mais les anciens de l’armée catholique et royale ne sont pas les seuls indésirables dont le gouvernement voudrait se débarrasser : en novembre 1800, le premier Consul ordonne au ministre de la Guerre par intérim de former une nouvelle légion, dite Légion de la Loire. « Le 1 er bataillon du Finistère, la légion nantaise, les compagnies franches à pied et à cheval des Deux-Sèvres, et les autres compagnies isolées qui se trouveraient dans les 12 e , 13 e & 22 e divisions militaires, seront incorporées et formeront une légion, sous la dénomination de Légion de la Loire » 657 . Ces compagnies franches étaient le pendant républicain des bandes de chouans et vendéens : des volontaires violents, incontrôlables, indisciplinés, … devenus davantage brigands que soldats au fil de la guerre, et dont la conduite passée ne laisse pas augurer de la tranquillité future … Déjà, le général Brune avait eu cette idée : « je me sers des compagnies franches, inutiles et onéreuses, dans l’état où elles sont [pour] former une légion qui pourra bientôt aller aux frontières et mettre les jeunes gens de ce pays en goût de servir dans les armées de la République » 658 . Si Napoléon a distingué les bataillons francs des compagnies franches, c’est par calcul : « Je crains (…) qu’il n’y ait de l’inconvénient à amalgamer la Légion nantaise et les compagnies franches avec les bataillons de l’Ouest. Ces corps sont très opposés en principes et en habitudes. Si on proposait de faire deux corps différents, je verrais encore beaucoup d’inconvénients à réunir des individus de la nature de ceux qui composent les trois bataillons de l’Ouest en un seul corps qui pourrait avoir une opinion quelconque de sa force. Il vaut mieux les tenir séparés et n’ayant rien de commun entre eux » 659 . Non seulement il ne voit pas d’un bon œil, et c’est bien compréhensible, la réunion d’anciens frères ennemis au sein d’une même unité, ce qui aurait davantage tendance à exacerber les passions qu’à les atténuer, mais encore il se refuse à former une seule légion des anciens Chouans et Vendéens, de peur que cette unité, gagnant de l’assurance par sa force, ne puisse se retourner contre le gouvernement. Il préfère donc plusieurs petites entités, qu’il pourra aisément disperser.

Tout au long de l’année 1800, le premier Consul n’a de cesse de hâter la presse des Chouans. Dans les bataillons francs bien sûr, mais également dans les expéditions partant, ou censées partir, pour l’Egypte : « Comme il paraît que le nombre [de la Légion expéditionnaire] n’a pas été complété, envoyez [à Brest] sur-le-champ les bataillons de conscrits qui sont dans votre arrondissement, et tous les conscrits que vous pourrez ramasser, ainsi que tous les prisonniers que vous ferez aux chouans, chefs, soldats, etc. Dans le pays où ils iront, ils se trouveront Français et sous des hommes qui leur donneront un bon exemple » 660 . Il ne s’agit même plus là d’engagement volontaire dans les bataillons de l’Ouest, mais de déportation de prisonniers dans le but de les contraindre à combattre une fois arrivés sur le théâtre d’opération extérieur où on les envoie. Le même ordre est donné à l’amiral Bruix, il écrit : « faire passer [à Brest] tous les prisonniers faits sur les chouans » 661 . A défaut de les envoyer outre-mer, il s’agit au moins de faire sortir ces bataillons de l’Ouest le plus tôt possible : « Il faudrait qu'ils pussent sortir le plus tôt possible de l'Ouest, et achever soit à Dijon, soit à Troyes, etc., leur entière formation » 662 .

Pour lui, après avoir fait la paix, il s’agit de « déraciner la guerre », comme il l’explique au général Gardanne, commandant la 14e division militaire, à qui il ordonne de hâter la levée du 3e bataillon des francs : « Le moment est favorable pour déraciner entièrement cette guerre ; ne le laissez pas échapper. Vous aurez rendu un grand service à la patrie si, par votre activité et par les mesures que vous prenez, vous remettez le calme dans la division que vous commandez » 663 .

Mais le recrutement est lent, « un assez grand nombre [de Chouans] parvint à se soustraire à cette mesure qui leur répugnait, et préférèrent continuer leur vie aventureuse et vagabonde » 664 . Le général Brune, chargé de l’organisation de trois de ces bataillons, se montre le plus délicat possible à l’égard des anciens insurgés, de peur de les voir reprendre les armes : « Je ne l’envoie pas [le 2e bataillon franc] à Brest encore parce que cela m’ôterait les moyens d’avoir les autres et détruirait dans tous les départements de l’ouest, l’opinion que le gouvernement veut les laisser tranquilles en ne forçant point la réquisition. (…) Les Chouans rentrent et ce sont eux principalement que j’embataillone. Dans quinze jours je pourrais les mettre en marche … Il m’est revenu un assez grand nombre de déserteurs, hommes vigoureux mais dont l’ardeur et l’égarement appellent une forte surveillance » 665 . En janvier 1801, les 1e, 2e et 4e bataillons francs de l’Ouest sont affectés au corps d’observation de la Gironde, qui doit opérer contre le Portugal ; le 3e étant plus tard envoyé en Italie. Fortement réduit par la désertion, les trois bataillons au Portugal sont regroupés en octobre 1801 sous le numéro 1, alors que le 3e prend dès lors le numéro 2. Ces bataillons reformés seront tous deux envoyés à Saint-Domingue avec la première vague de troupes : Chouans et Vendéens sont donc définitivement déportés de l’Ouest, but recherché par le gouvernement depuis les origines de ces bataillons. A Saint-Domingue, ils disparaissent des états de situation en à peine six mois, décimés par la maladie et les survivants amalgamés dans les unités de ligne …

Notes
654.

Ne pas confondre avec la Vendée militaire, plus au Sud, qui restera active encore quelques temps …

655.

Berthier aux Consuls, 27 janvier 1800, cité in Chassin, Op. Cit., p.597

656.

Napoléon à Berthier, 6 février 1800, Corr. de Napoléon n°4658

657.

Napoléon à Lacuée, 2 novembre 1800, Corr. de Napoléon n°5257

658.

Brune à Napoléon, 10 février 1800, cité in Chassin (Charles-Louis), La Vendée et la Chouannerie, Paris, Paul Dupont, 1900, p.597

659.

Ibid

660.

Napoléon à Berthier, 14 février 1800, Corr. de Napoléon n°4592

661.

Napoléon à Bruix, 18 février 1800, Corr. de Napoléon n°4607

662.

Napoléon à Brune, 2 mars 1800, Corr. de Napoléon n°4631

663.

Napoléon à Gardanne, 20 février 1800, Corr. de Napoléon n°4610

664.

Patu-Deshautschamps (lt.-col F. L.), Dix années de guerre intestine, Paris, G. Laguionie, 1840, p.608

665.

Brune à Napoléon, 10 février 1800, cité in Chassin, La Vendée et la Chouannerie, Op. Cit., p.597