2.1.2 - Le recours massif aux conscrits locaux

La loi du 28 juin 1799 créait les « bataillons auxiliaires » : tous les conscrits éligibles pour le service et non compris dans la levée des 200.000 hommes décidée l’année précédente, devaient néanmoins être regroupés en bataillons par département. Chaque bataillon prenait le nom de son département, et s’il y avait suffisamment de conscrits, plusieurs bataillons numérotés étaient créés. Leur rôle était de servir à l’intérieur des frontières de leur département, libérant ainsi les troupes régulières appelées en urgence sur les frontières, principalement en Italie, suite aux désastres du début de l’année 1799. Arrivé au ministère de la Guerre le 13 septembre 1799, Dubois-Crancé voulait les utiliser pour renforcer les unités régulières, moribondes, bien que la loi l’empêchât d’intégrer ces bataillons auxiliaires directement dans les demi-brigades. Il mit alors au point un artifice, consistant à « attacher » chaque bataillon auxiliaire à une demi-brigade existante, en tant que quatrième bataillon, ou bataillon de dépôt. Ainsi, les blessés et infirmes seraient transférés dans les bataillons auxiliaires, dont l’existence se poursuivrait, mais leurs membres pouvaient ainsi passer de ces bataillons à la ligne sans difficulté. Toutefois, le coup d’état de Brumaire ne lui permit pas de mener à bien complètement cette opération.

Réunissant entre ces mains bien davantage de pouvoirs que les précédents gouvernants, le premier Consul Bonaparte ne prend pas tant de précautions pour puiser dans ce réservoir humain : il fait simplement modifier la loi par le nouveau ministre de la Guerre, Berthier. Le 24 janvier 1800, une nouvelle loi autorise l’incorporation des bataillons auxiliaires dans les demi-brigades de l’armée.

Figure 12 : Soldats des bataillons auxiliaires (par Bernard Coppens)

Sitôt ce nouveau texte voté, les bataillons auxiliaires de l’Ouest 666 deviennent l’une des principales matières premières des troupes coloniales. Chaque fois qu’un détachement de troupes régulières sur le point de partir aux colonies ou en Egypte doit être augmenté à la dernière minute, les généraux en charge de l’organisation de ces expéditions puisent dans les bataillons auxiliaires plutôt que de perdre du temps à faire compléter les bataillons de ligne via leur dépôt. Le premier Consul lui-même prescrit cette méthode (qu’il emploiera sans ménagement pour constituer l’armée de réserve qui mènera quelques mois plus tard en Italie) : « faire passer à Brest des bataillons de conscrits, faisant 2 à 5.000 hommes. (…) Il serait bien essentiel qu’ils fussent à Brest ; ils retardent notre expédition navale » 667 . On a vu également plus haut les ordres du 14 février 1800 à Brune, consistant à « envoyez [à Brest] sur-le-champ les bataillons de conscrits qui sont dans votre arrondissement » 668 pour porter l’effectif de la Légion expéditionnaire à trois mille six cents hommes. A Bruix, il écrit : « que tous les conscrits et troupes de marine qui se trouvent dans la 13e division militaire se rendent sur le champ à Brest » 669 , et à Najac, commissaire ordonnateur à Brest, chargé d’équiper les troupes sur le point de s’embarquer : « Je désirerais que l’amiral Bruix embarquât au moins 3.000 hommes. Le général va envoyer, pour cet objet, tous les conscrits à Brest » 670 .

Lorsqu’il est décidé de gonfler le dépôt de la Légion de la Loire pour en faire un bataillon expéditionnaire, le ministre de la Guerre ordonne au général Chabot d’en porter l’effectif à cinq cents hommes, et « de ne prendre que des conscrits » 671 , ce qui fait dire au général Houdetot, commandant les troupes d’expédition : « ce bataillon étant absolument tout composé de nouvelles recrues, il serait bien important que vous lui fissiez un fond de 150 à 200 hommes qui eussent fait la guerre, et connaissent un peu le service » 672 .

Ces mesures sont d’ailleurs les mêmes à Toulon, où les généraux Meyer de Schauensee et Cervoni se voient féliciter par le ministre de la Guerre pour le zèle qu’ils mettent à réunir les troupes expéditionnaires devant partir de ce port, et les invite à « compléter les 3.000 hommes de l’expédition par des conscrits, dans le cas où les bataillons ne pourraient être portés au nombre (…) prescrit » 673 . Néanmoins, les effectifs expéditionnaires réunis à Toulon étant bien moindres que ceux réunis en vue d’embarquement dans l’Ouest, les bataillons auxiliaires locaux ont moins à subir le poids de ces expéditions …

Dans sa première lettre appelant à l’incorporation, le premier Consul donne le chiffre de « deux à cinq mille » conscrits de l’Ouest employés pour compléter les effectifs des troupes embarquées pour les colonies, particulièrement la Légion expéditionnaire. Estimation vague, la seule toutefois qui soit donnée : dans son acceptation la plus mince, cela représente environ un sixième de la première vague d’assaut de Saint-Domingue, et presque la moitié dans son acceptation la plus large. Mais « le corps expéditionnaire, plusieurs fois déjà embarqué et ne pouvant quitter Brest, se dissolvait de lui-même. Les bataillons [auxiliaires] de jeunes gens du pays et la légion franche [Légion expéditionnaire] de Humbert avaient disparu en partie » 674  : mobilisés très tôt, dès l’expédition avortée de renforts pour l’Egypte, dans les rangs de la Légion expéditionnaire, beaucoup des premiers incorporés sont morts de maladie sur les bâtiments de Ganteaume, encombrent les hôpitaux ou ont déserté avant le départ des différents convois pour Saint-Domingue à partir de décembre 1801 …

Toutefois, ils s’en trouvent encore en grand nombre à cette date dans les rangs des deux légions, comme le démontre la présence du capitaine Savart à la Légion expéditionnaire. Créole de la Guadeloupe, il avait été fait prisonnier par les Anglais en 1794 avec le grade de lieutenant. Libéré en 1799, il se trouvait sans emploi en France quand il fut utilisé pour encadrer les conscrits du bataillon auxiliaire d’Indre-et-Loire, à l’armée de l’Ouest. Mais « le 19 août 1800, affecté à la Légion expéditionnaire de Saint-Domingue, il y est nommé capitaine de 2ème classe à la 6ème compagnie de Fusiliers du 1er bataillon. Ses adjoints, Soulier et Revel, qui l'accompagnaient déjà au bataillon d'Indre-et-Loire, sont toujours à ses côtés, respectivement lieutenant et sous-lieutenant » 675 , de même que la majeure partie de son bataillon … Savart participe ainsi à l’expédition manquée de Ganteaume en Egypte et est du nombre des très nombreux malades ramenés par celui-ci à Toulon. Rétablis, il est alors de l’expédition de Saint-Domingue, où il s’illustre à la défense du poste Bayonnais. Il passe ensuite en juin ou juillet 1802 à la Martinique où se sont installés ses parents, mais son épouse et sa fille décèdent au cours du voyage. Embarqué pour la France à bord de la frégate Cléopatra en 1805, il est fait prisonnier en route par les Anglais, et ne sera libéré qu’en 1814, après la première abdication …

Notes
666.

Les départements de la Sarthe, l’Orne, la Mayenne, l’Ille-et-Vilaine, le Morbihan, la Loire-Inférieure et le Maine-et-Loire, encore en proie à la guerre civile, bénéficient d’une exception : en lieu et place de bataillons auxiliaires, ces départements formeront des compagnies franches, dont on a vu plus haut le sort …

667.

Napoléon à Brune, 9 février 1800, Corr. de Napoléon n°4576

668.

Napoléon à Berthier, 14 février 1800, Corr. de Napoléon n°4592

669.

Napoléon à Bruix, 18 février 1800, Corr. de Napoléon n°4607

670.

Napoléon à Najac, 18 février 1800, Corr. de Napoléon n°4608

671.

Berthier à Chabot, 21 septembre 1801, S.H.A.T B71

672.

Houdetot à Berthier, 8 octobre 1801, S.H.A.T B71

673.

Berthier à Meyer de Schauensee, 17 novembre 1801, S.H.A.T B72

674.

Beaudoin, Op. Cit., p.37

675.

Chaneaux (Jacqueline), « Marie Antoine Savart (1768-1845) », in Généalogie et Histoire de la Caraïbe n°40, juillet-août 1992, p.620