2.1.3 - Les routes nettoyées, les prisons vidées

En plus du recours aux Chouans et Vendéens, et aux conscrits des bataillons auxiliaires, le premier Consul donne des ordres pour que la gendarmerie ratisse les départements de l’Ouest afin d’enrôler de force dans les troupes coloniales tous les marginaux ou délinquants qu’elle trouverait, mais également des prisonniers de droit commun, « l’intention du gouvernement étant de tirer tous les individus sans aveu, déserteurs, ancien contrebandiers, etc. de ces départements » 676 . Les « individus sans aveu » sont des vagabonds, ouvriers saisonniers dont personne ne peut attester clairement de l’identité, … Deux semaines plus tard, il réitère ceux-ci, indiquant clairement l’emploi qu’il compte faire de ces hommes pressés dans les troupes coloniales : « arrêter tous les gens sans aveu, et lorsque vous en aurez deux ou trois cents, les envoyer sous bonne escorte à Brest, où il y a des ordres pour les enrôler dans les troupes de Saint-Domingue » 677 . Le même sort est réservé « aux malandrins normands que Lefebvre enrôle de force sur les quais de Rouen » 678 .

La mesure aurait pu être dictée par l’urgence, lors de l’arrivée au pouvoir du triumvirat des Consuls, confronté au péril de l’invasion étrangère et se trouvant dans l’incapacité de se départir du moindre soldat pour des opérations maritimes. Pourtant, la méthode va s’affiner, dévoilant une purge parfaitement organisée des plus basses classes de la société française. Disparaissant de la correspondance du premier Consul ou des généraux de l’Ouest pendant un temps, les « sans aveu » sont de nouveau mentionnés lors de la mise en place de six dépôts coloniaux le 11 décembre 1802 : «  faire diriger sur ces dépôts, d’abord tous les hommes de bonne volonté, ensuite tous les soldats déserteurs de leurs corps, et enfin tous les hommes en état de servir et qui seraient sans aveu » 679 . Quelques semaines plus tard, cette mesure, jusqu’alors limitée aux seuls départements où se trouvent ces dépôts coloniaux, est étendue à la France entière, comme le prouve cette note du ministre de la Guerre au préfet de Saône-et-Loire, pourtant bien loin des opérations coloniales : « Je dois vous prévenir que l’intention du gouvernement est qu’indépendamment des hommes de bonne volonté et des déserteurs qui seront conduit à ces dépôts, ils puissent aussi servir à recevoir (…) les déserteurs étrangers qui n’ont pas un domicile fixe et des moyens connus d’existence, ainsi que les gens sans aveu en état de servir qui sont répandus sur le sol de la République. Cette mesure doit à la fois assurer la tranquillité de l’intérieur en éloignant des individus justement suspects, et faciliter le recrutement des troupes dans les colonies. Vous sentez qu’elle doit être exécutée sans qu’aucune publicité en avertisse ceux qu’elle puisse concerner et qui doivent être, en route et au dépôt, l’objet d’une surveillance particulière » 680 . Par la suite, elle s’étend également aux territoires récemment annexés sur le Piémont, et particulièrement la région de Nice : « Faites envoyer, par la gendarmerie, au dépôt de Marseille tous les gens sans aveu ou que vous soupçonneriez avoir été dans les Barbets, et qui seraient cependant capables de servir ; et si le nombre en devenait considérable, je ne verrais pas d’inconvénient à former un nouveau dépôt à Nice » 681 . Les Barbets étaient ces Niçois tentant de résister, et ce jusque pendant l’Empire, à l’intégration de leur comté dans la République française.

Dans le même temps, des ordres sont donnés pour que des recrues soient tirées des prisons. Outre les prisonniers de guerre fait aux Chouans et Vendéens, le premier Consul ne rechigne pas à employer des droits communs : « prendre à Brest tous les hommes qui seraient en prison ou détenus pour une raison quelconque, hormis les galériens, condamnés pour crime. Tout Français en prison, pour désertion ou autre délit contre la discipline, doit être embarqué » 682 . En novembre 1802, on recourt de nouveau à cet expédient : « Donner des ordres pour que les cent prisonniers qui étaient aux fers au Havre et auxquels on a fait grâce, soient formés en compagnie et envoyés sous le moindre délai à Saint-Domingue pour être incorporés dans les différents corps. Faire connaître au général Leclerc les raisons pour lesquelles chacun de ces individus était aux fers et pour lesquelles on leur a fait grâce, en le prévenant que ceux qui avaient été punis pour quelques délits déshonorant en ont été extraits et envoyés aux galères à Brest » 683 . Ce mode de recrutement rejoint celui des « Légion des francs de l’Ouest » et les fameux « galériens d’élite » du général Hoche, que le commandement français voulait tout simplement déverser dans les campagnes anglaises pour les ravager …

Le commandant du dépôt de la Légion de la Loire à l’île de Ré, qui devient par la suite l’un des six dépôts coloniaux, décrit ainsi ses pensionnaires : « de mauvais sujets dont le corps et la société ont été purgés » 684 . Les capitaines généraux qui reçoivent ces renforts ne peuvent s’empêcher de prendre la plume pour s’en plaindre. Leclerc en appelle directement à son beau-frère pour se plaindre des « garnements » : « Je suis extrêmement mécontent de la manière dont les expéditions de la Marine se font pour Saint-Domingue. Le vaisseau Le Zélé vient d’arriver, il portait 351 hommes appartenant à divers corps de l’armée ; ils sont arrivés ici sans fusils, sans souliers et sans habits. Il portait en outre 60 garnements & 50 coquines. Il était possible que l’ancien gouvernement voulu se débarrasser de la crasse de la nation en l’envoyant dans ses colonies, où il existait un régime assez fort pour les comprimer ; mais envoyer aujourd’hui cette espèce de gens à Saint-Domingue, qui n’a pour habitants que la lie de la nation française, c’est assurément compromettre l’existence de cette colonie. (…) Les Ministres de la Guerre et Ministres de la Marine et des Colonies m’envoient ici tous les hommes dont ils ne savent que faire » 685 . Mentionnant plus spécifiquement le dépôt de la Légion expéditionnaire, il écrit : « 300 [hommes] faisant partie du dépôt de la Légion Expéditionnaire, sont un composé de brigands de la Provence, moitié a déserté avec les brigands et l’autre moitié est incapable de rendre aucun service » 686 . Quant à Rochambeau, on a vu son opinion des passagers du Théobald, portant « 150 hommes (…) ramassés dans les prisons, les hôpitaux (…) sans contrôle » 687 .

A la Guadeloupe, Richepance en arrive localement à la même mesure, puisqu’il choisit parmi les insurgés prisonniers dans les cales de la flotte « 600 hommes qui furent incorporés dans les bataillons français et auxquels on confia naturellement les corvées les plus pénibles » 688 .

Et quand ils ne sont pas incorporés de force, certains prisonniers n’en sont pas moins envoyés aux colonies à titre de peine. Rochambeau se voit notifier, alors que les effectifs de son armée fondent à vue d’œil, que « le gouvernement vient d’ordonner que le nommé Antoine Dubois de la Motte, frère du préfet du Gard, serait mis en surveillance au-delà des mers. C’est un mauvais sujet, déshonoré par des escroqueries et des faux (…) Il appartient à une famille considérée par le gouvernement (…) » 689 . Cette lettre nous révèle deux éléments: tout d’abord que l’envoi aux colonies était très officiellement utilisé comme sanction pénale ; la seconde, c’est qu’en février 1803, le gouvernement semblait toujours ignorer la situation sanitaire réelle à Saint-Domingue, puisqu’elle y envoie un membre, certes peu scrupuleux, d’une famille « considérée par le gouvernement ». Eut-il agit ainsi s’il avait été réellement informé de la mortalité réelle parmi les Européens envoyés outre-mer ?

Notes
676.

Napoléon à Berthier, 6 février 1800, Corr. de Napoléon n°4658

677.

Napoléon à Gardanne, 20 février 1800, Corr. de Napoléon n°4610

678.

Morvan (Jean), Le soldat impérial, t.1, Paris, Librairie Historique F. Teissèdre, 1999, p.9

679.

Napoléon à Berthier, 11 décembre 1802, Corr. de Napoléon n°6486

680.

Berthier à Roujoux, 3 janvier 1803, AD de l’Ain

681.

Napoléon à Menou, 9 avril 1803, Corr. de Napoléon n°6675

682.

Napoléon à Bruix, 18 février 1800, Corr. de Napoléon n°4607

683.

Berthier à Lomet, 24 novembre 1802, S.H.A.T B78

684.

Mutel à Berthier, 7 janvier 1802, S.H.A.T B72

685.

Leclerc à Napoléon, 1er avril 1802, Lettres du général Leclerc n°41

686.

Leclerc à Decrès, 13 septembre 1802, Lettres du général Leclerc n°127

687.

Rochambeau à Berthier, 30 juin 1803, AN Colonies AF IV 1213

688.

Poyen, Op. Cit., p.235

689.

Regnier à Decrès, 9 février 1803, AN Colonies CC9B 21