2.1.4 - Indésirables et aventuriers

En plus de vider les prisons et de faire nettoyer les routes par la gendarmerie, le gouvernement, les officiers supérieurs de l’expédition et de la flotte autorisent le passage à bord des bâtiments de guerre d’une foule de personne sans emploi, aventuriers désargentés persuadés de faire fortune aux colonies. La plupart ne seront que des poids morts pour les expéditions, prenant la place de soldats sur les navires, et se faisant employer dans les colonies dans l’administration, où ils démontreront généralement leur incompétence et leur malhonnêteté dans divers trafics. Quelques autres se battent à titre personnel, comme Norvins qui débarque et fait le coup de feu avec la division Hardÿ, vêtu et équipé en corsaire !

Moreau de Jonnès parle de « trois mille aventuriers, sortis la plupart de la capitale, [qui] s’étaient attachés au général Leclerc, et quand j’avais quitté le Cap Français, presque tous, au lieu de la fortune, avaient trouvé la mort qui les attendait sur le rivage » 690  ; puis plus tard lors de la préparation de l’expédition de la Martinique, « il vint à la suite de l’armée une foule d’individus qui, sans destination, prétendaient être bons pour tout emploi et qui avaient les protections les plus superbes. Le général Devrigny ne comptait pas moins de six secrétaires, dont pas un seul ne pouvait écrire sous dictée ; en sorte que, lorsque j’organisais les bureaux de l’état-major général, je dus recourir au service des fourriers des troupes. Ce fut partout à peu près ainsi, et chez le capitaine général, qui avait amené quarante écrivains, on se plaignait de n’avoir personne pour expédier une lettre » 691 . Fréminville, décrivant la gêne causée à bord des navires par les soldats, n’oublie pas non plus cette autre catégorie de passagers : « Je ne dois pas oublier (…) une quinzaine d’aventuriers, de ces chevaliers d’industrie qui battent le pavé de la capitaine en vivant aux dépends de qui il appartiendra et qui allaient chercher à faire des dupes dans les colonies. Je ne sais à quel titre ces messieurs avaient obtenu un passage sur les vaisseaux de l’Etat, mais ils n’étaient pas les moindres incommodes de la bande » 692 . Plus tard, il est chargé de les mener à terre : « on débarqua (…) les passagers isolés qui étaient venus chercher fortune dans le nouveau monde, et avec une telle confiance que ces messieurs n’avaient pas apporté de France un sol vaillant, persuadés qu’ils étaient qu’à leur arrivée en Amérique, ils n’auraient qu’à se baisser pour y ramasser l’or à pleines mains. (…) Ils furent très embarrassés en y arrivant [à terre], ne sachant où aller gîter ni que devenir » 693 .

Le général Hardÿ, mentionnant ces hommes qui pullulent soudainement à Saint-Domingue dans les bureaux de l’administration, se lamente auprès de sa femme au sujet de « ces coquins d’administrateurs qui, pendant notre absence, ont mis le vol et le gaspillage à l’ordre du jour » 694 . Pourtant, ces aventuriers sont presque assurés de trouver un emploi dans l’administration militaire ou coloniale dès leur arrivée tant la maladie fauche leurs rangs : « Mes comptables sont morts les uns après les autres et les morts successives n’ont pas permis de dresser des inventaires, ce qui a donné lieu à des friponneries sans nombre » 695 , « les pertes que nous faisons en officiers et employés d’administration, sont hors de toute proportion avec celles que la troupe éprouve » 696 .

Mais la carrière de fonctionnaire n’est qu’une étape pour ces hommes, qui se tournent bien vite vers la spéculation privée, le plus souvent en lien avec les marchés militaires, au point que le premier Consul prend un arrêté à leur sujet : « Beaucoup d’individus n’ont sollicité de l’emploi dans l’administration que pour obtenir leur passage dans la colonie aux frais du gouvernement ou pour se procurer des moyens d’existence momentanés et qu’ils se croient autorisés à se retirer du service lorsqu’ils trouvent celui de se livrer à des spéculations particulières » 697 . Sur place, Leclerc essaye d’enrayer cet afflux d’indésirables en jugeant ceux qui sont pris la main dans le sac, comme le citoyen Denayve, « ex-administrateur de la Marine » 698 , déféré devant une commission militaire aux Cayes. Benoît Chassériau, dont j’ai évoqué le cas plus haut 699 , en est un autre exemple. La seule sanction, quand une sanction est prononcée, semble être le renvoi en métropole …

Pourvus de recommandations, certains entrent dans l’armée comme officiers ou sous-officiers, principalement dans les légions coloniales 700 ou dans la garde nationale. Les administrateurs survivants après la capitulation de Rochambeau sont eux aussi mis sous les armes, puisque le général Ferrand à Santo Domingo les réunit en une « compagnie administrative » 701 de soixante sept hommes qui fait le service au sein de la garnison de la ville. Habiles courtisans, ils obtiennent sans difficulté à Paris, dans les ministères, des commissions dans les troupes coloniales. Leclerc enrage : « Comment peut-on penser à envoyer des hommes qui ont été renvoyés de leur corps par défaut de moralité ou de capacité, pour être employés comme commandants de place ou officiers de gendarmerie, dans un pays qui ne connaît pas d’autre dieu que l’argent » 702 . Rochambeau n’en pense pas moins : « je vous supplie de n’envoyer ici que des officiers jeunes, actifs, et avides de gloire, et non quelques mannequins dont on se débarrasse avec plaisir » 703 .

Sous couvert d’amnistie et de pacification douce des anciens départements insurgés de l’Ouest, le gouvernement entreprend une authentique épuration de cette région. Ce ne sont pas seulement les vaincus, envers lesquels le premier Consul s’est montré officiellement si magnanime, qui sont exilés mais également une partie de leurs anciens adversaires. Outre les unités les plus jacobines de l’armée de Bernadotte, cette mesure frappe également les soldats indisciplinés des légions franches, les conscrits auxiliaires, les vagabonds, les prisonniers de droit commun … En bref, tout ce qui porte une arme, est susceptible d’en porter une ou même suspecté de pouvoir un jour porter atteinte à l’ordre public est arraché à cette région pour être envoyé hors des frontières dans un premier temps (Italie, Espagne, vers l’Egypte ou simplement de garde sur les vaisseaux), puis aux colonies dans un second. En plus de ces mesures coercitives, gouvernement et leaders militaires (sans doute sur ordre) laissent librement passer aux colonies des milliers d’aventuriers désargentés, parasites de la capitale qui vivent aux crochets des ministères ou de mécènes, parmi lesquels nombre de petits nobles rentrés d’émigration ou d’anciens membres des services administratifs des armées révolutionnaires, licenciés avec les réductions d’effectif amenées par la paix. Comme au temps de l’implantation en Nouvelle France ou, dans le futur, de la conquête de l’Algérie, le gouvernement n’hésite pas non plus à envoyer en exil aux colonies, hors du cadre des armées, des individus de peu de moralité ou des prostituées, les fameuses « coquines » mentionnées par Leclerc. Comme le soutient Leclerc, cette politique pouvait porter ces fruits lorsqu’il existait aux colonies un gouvernement civil capable d’intégrer ces nouveaux arrivants, mais en 1802 ou 1803, l’envoi de ce type d’individus est doublement dommageable : non seulement il n’existe plus, dans le chaos de l’insurrection et de la maladie, d’autorité civile nécessaire à l’encadrement de ces personnes ; mais surtout les places occupées à bord des navires de transport par ceux-ci sont autant de soldats de renfort en moins pour les généraux, et davantage de problèmes ! On comprend alors les charges violentes de Leclerc et Rochambeau contre ces envois …

Ainsi, les colonies servent, dès l’avènement du régime consulaire, de soupape de sécurité servant à « assurer la tranquillité de l’intérieur en éloignant des individus justement suspects » comme cela est parfaitement explicite dans la note de Berthier à tous les préfets : c’est une véritable purge nationale, destinée à renforcer la sécurité à l’intérieur du pays et à imposer le Consulat comme un régime d’ordre en une période troublée.

Notes
690.

Moreau de Jonnès, Op. Cit., p.370

691.

Ibid

692.

Herpin, Op. Cit., p.61

693.

Ibid, p.77-78

694.

Hardÿ à son épouse Calixte, 3 avril 1802, Corr. intime du gal Jean Hardÿ, p.280

695.

Leclerc à Napoléon, 15 août 1802, AN Colonies AF IV 1713

696.

Leclerc à Decrès, 11 juin 1802, Lettres du général Leclerc n°76

697.

Arrêté du premier Consul, 18 mai 1802, S.H.A.T B74

698.

Dugua à Rochambeau, 4 juin 1802, S.H.A.T B74

699.

cf. Infra, p.98-99 & 125

700.

Alors qu’elles faisaient voiles vers Saint-Domingue, la Légion expéditionnaire et la Légion de la Loire furent respectivement rebaptisées Légion de Saint-Domingue et Légion du Cap, et leurs dépôts transférés dans l’île.

701.

Ferrand à Decrès, 10 avril 1805, S.H.A.T B711

702.

Leclerc à Napoléon, 6 juin 1802, Lettres du général Leclerc n°72

703.

Rochambeau à Napoléon, 14 avril 1803, cité in Branda & Lentz, Op. Cit., p.329