2.2.2 - La Légion de la Loire

Le décret officiel de formation de la Légion de la Loire est publié au Bulletin des lois de la République du 13 novembre 1800. Il est spécifié que celle-ci sera formée de deux bataillons d’infanterie légère et d’un escadron de cavalerie, à partir du 1e bataillon du Finistère, de la Légion nantaise (dite aussi Légion de la Loire Inférieure), des compagnies franches à pied et à cheval des Deux-Sèvres, et de toutes les compagnies isolées des 12e, 13e & 22e divisions militaires. Pourtant, la meilleure et la plus importante de ces unités, la Légion nantaise, est finalement intégrée à la 24e demi-brigade légère de seconde formation, la Légion de la Loire ne récupérant éventuellement que son dépôt. Pour atteindre l’effectif qui lui a été fixé à sa création, la Légion de la Loire se rabat donc sur les dépôts des troupes coloniales, qu’elle amalgame, pour alimenter le sien à Saint-Martin-de-Ré. C’est dire la valeur des recrues, comme en témoigne une revue du dépôt en 1802 : « s’il y a quelques hommes de la Légion de la Loire Inférieure, la majeure partie est formée avec tous les mauvais sujets de dépôts de recrues de l'armée et de la Marine et en outre de tous les hommes de couleur qui se sont trouvés dans les ports de la République » 732 . Alors que la Légion s’organise, le général Desfourneaux reçoit l’ordre de former un bataillon expéditionnaire pour Saint-Domingue et « pioche » dans son dépôt : vingt-huit hommes sont prélevés le 31 janvier 1801, le 3 mai ce chiffre est passé à quatre cents, et encore soixante hommes de plus sont embarqués sur la flotte de l’amiral Villaret-Joyeuse le 26 juin. Cette affectation ne semble pas être du goût des heureux élus, car le ministre de la Guerre précise que « tout officier qui refuserait de s’embarquer sera considéré démissionnaire » 733 et d’inviter l’amiral à dénoncer ceux se trouvant dans ce cas. Comme on l’a déjà vu, le 21 septembre, le général Chabot reçoit l’ordre d’injecter cinq cents recrues des bataillons auxiliaires dans les éléments de la Légion pour compléter ce qui est désormais le premier bataillon de celle-ci. Le ministre de la Guerre reçoit en réponse que le bataillon est déjà entièrement composé de soldats inexpérimentés, peu à même d’encadrer de nouveaux conscrits sans un fond de sous-officiers expérimentés. Le 23 novembre 1801, le général Leclerc nommé à la tête de l’expédition passe son armée en revue : « [L’armée expéditionnaire] est assez bien composée, à l’exception du 2 e bataillon de la Légion de la Loire, du dépôt de la Légion Expéditionnaire et de l’escadron de la Légion de Loire qui sont de mauvaises troupes ; sa force est de 7.600 hommes tout compris » 734 . Quelques lignes plus loin, il qualifie ces mêmes bataillons et escadrons de « mauvaises troupes ». Rappelons que le premier bataillon est composé presque entièrement de recrues … et il est pourtant le seul élément de cette légion à trouver grâce aux yeux du général en chef ! Trois jours plus tard, Leclerc enfonce le clou : « Je suis content de l’esprit des troupes. La légion expéditionnaire et celle de la Loire me fourniront 800 hommes que j’aurai bien de la peine à rendre bons » 735 .

En route pour Saint-Domingue, la Légion de la Loire est rebaptisée Légion du Cap, et devra une fois sur place amalgamer les restes de l’ancienne légion du même nom. Toujours alors que la Légion est en mer, en janvier 1802, le premier Consul ordonne qu’on envoie à Saint-Domingue tout ce qui reste au dépôt de celle-ci, et que ce dernier soit transféré dans l’île. Le problème, c’est que la Légion de la Loire à la particularité d’avoir deux dépôts : celui de l’ancienne Légion nantaise à Morlaix et celui des troupes coloniales à Saint-Martin-de-Ré, ce qui semble poser d’insolubles difficultés au capitaine Mutel, commandant ce dernier. Pendant tout le mois de janvier, il va harceler le gouvernement de lettres 736 pour faire fermer le dépôt concurrent : il sait que celui des deux qui subsistera ne partira pas immédiatement au Cap, contrairement aux ordres, car il doit recevoir sous peu les débris du bataillon des Antilles et de plusieurs autres unités coloniales. Mutel espère assurer ainsi son poste et rester en métropole le plus longtemps possible … Il ne gagnera qu’à moitié, puisque le ministre de la Guerre décidera le maintient des deux dépôts : l’un à Saint-Martin-de-Ré et l’autre au Cap, où celui de Morlaix est transféré, par ordre du 5 février 1802. Au moins le commandant du dépôt de Saint-Martin-de-Ré est-il maintenu à son poste en métropole, ce qui était vraisemblablement sa principale préoccupation …

A Saint-Domingue, contrairement à sa consoeur la Légion expéditionnaire, la nouvelle Légion de la Loire se distingue en plusieurs occasions, notamment ses carabiniers qui, réunis sous le commandement du capitaine Fontal, aide de camp du général d’Arbois, font l’avant-garde des troupes qui libèrent les villes du Sud : Petit Goave, l’Anse-à-Veau, Les Cayes, Jérémie. Bien qu’ayant évité les combats les plus meurtriers (Ravine aux Couleuvres, Crête-à-Pierrot, etc.), l’effectif 737 des deux bataillons d’infanterie est tombé, à la soumission de Toussaint, à seulement sept cent cinquante hommes, principalement du fait de maladies, soit exactement 50% de leur force initiale ! La cavalerie, détachée à la division Rochambeau, n’est plus comptabilisée avec le reste de la Légion. Postée en garnison dans la partie espagnole, elle est renforcée par les restes du bataillon de soldats blancs de l’armée de Toussaint et par les trois cent soixante-neuf survivants de l’ancienne Légion du Cap. Le 1er juin 1802, Leclerc ordonne d’amalgamer le second bataillon de l’ancienne 11e demi-brigade coloniale de Toussaint à la Légion du Cap, en tant que troisième bataillon de celle-ci. Mais malgré les efforts pour les maintenir à un niveau normal, les effectifs de la Légion fondent à vue d’œil : dans une lettre au premier Consul, Leclerc rapporte le 12 juillet qu’« un bataillon de la Légion du Cap a 300 hommes sur 600 après trois jours de marche » 738 . Le 23 septembre 1802, au plus fort de la période des fièvres, un état de situation 739 de l’armée de Saint-Domingue donne la Légion du Cap (premier et second bataillon, et l’escadron de cavalerie) à un total de trois cent trente-six hommes. Le récemment constitué troisième n’apparaît plus, les soldats noirs le composant auraient, selon la version officielle, tous optés pour l’auto strangulation : sur cent soixante seize soldats noirs qui restaient à ce bataillon, cent soixante treize « se sont étranglés en route, le chef de bataillon en tête » 740 lors d’un transfert par mer de Jacmel à Port-au-Prince.

A la mort de Leclerc, Rochambeau choisit de réorganiser ses unités décimées en les fondant les unes dans les autres. La Légion du Cap se renforce donc par amalgame de divers débris et connaît alors sa première augmentation d’effectif depuis longtemps, puisque les deux bataillons d’infanterie et l’escadron totalisent quatre cent cinquante-six hommes 741 . Le 2 mai 1803, elle amalgame encore les restes de plusieurs unités étrangères décimées : 2,/113e demi-brigade (ex-3e demi-brigade polonaise), le 3,/3e demi-brigade helvétique et 3e bataillon de déserteurs étrangers (essentiellement autrichiens). Par contre, l’escadron n’existe plus : la Légion est réduite à deux bataillons. Toujours en poste dans la partie orientale, donc espagnole, de l’île, la Légion du Cap échappe au désastre retentissant des troupes de Rochambeau, forcées de capituler devant les Anglais et emmenées en captivité. La Légion continue d’amalgamer toutes sortes d’unités décimées, des rescapés de la partie occidentale, comme quelques éléments de la Légion de Saint-Domingue (ex-Légion expéditionnaire), ou même une cinquantaine de marins britanniques capturés. Pendant plus d’un an, la garnison de Santo Domingo, formée de rescapés français et de gardes nationales ou volontaires espagnols, garde la frontière entre les parties françaises et espagnoles, la guerre se limitant alors à des escarmouches d’avant-postes …

Début février 1805, l’armée de Dessalines attaque ces avant-postes et pénètre en territoire anciennement espagnol. Le 13 mars 1805, les derniers éléments des troupes frontalières rejoignent Santo Domingo. La ville est fermée, et Ferrand dresse un état de ses moyens de défense : sept cent trente cinq soldats de ligne français (dont cent quatre-vingt douze à la Légion du Cap), et près de deux mille miliciens français ou espagnols, dont la moitié armée seulement de lances, ainsi qu’une cinquantaine d’artilleurs. Pendant deux semaines, la garnison va soutenir le siège de l’armée de Dessalines, forte d’environ huit mille hommes. Dégagée par l’arrivée inopinée de la flotte de l’amiral Missiessy, la garnison reçoit le renfort d’un bataillon de la Légion du Midi. Celle-ci est rapidement dissoute et ses éléments répartis entre les 5e Léger, 89e de Ligne et la Légion du Cap, alors que les cadres sont renvoyés en France à la première occasion. Suit une période de trois ans de calme, où les Haïtiens fraîchement indépendants sont plus occupés à se disputer le pouvoir qu’à chasser les derniers débris de l’armée française. Quelques escarmouches ont toutefois lieu, et c’est ainsi que la Légion du Cap perd encore un officier tué et quelques hommes dans un accrochage le 11 mars 1807.

Mais en 1808, l’annonce aux Antilles de l’invasion de l’Espagne par la France achève de détacher la population hispanique du camp français, et une expédition militaire menée par le gouverneur de Puerto-Rico débarque à Santo Domingo à la mi-septembre. Ferrand, au 1er septembre, dispose alors d’exactement mille cinq cent trente-huit hommes (dont deux cent soixante-sept soldats et onze officiers de la Légion du Cap) en tout, milices comprises. Dédaignant les conseils de prudence du colonel don Augustin Franco, commandant de la région du Cibao et resté fidèle, qui l’informe du ralliement massif des populations rurales aux troupes de Puerto-Rico, le général français marche droit sur l’ennemi avec une force dérisoire de trois cent cinquante hommes, dont soixante légionnaires, qu’il renforce en chemin d’une centaine de miliciens espagnols. La rencontre a lieu à Ceybo (ou Palo-Inclinado pour les chroniqueurs français) le 7 novembre 1808. Malgré le rapport de force extrêmement défavorable (plus de un contre quatre), Ferrand lance immédiatement ses troupes à l’assaut, à la baïonnette : c’est un désastre, les milices espagnoles changeant de camp au cours de l’assaut et la cavalerie espagnole chargeant le flanc des maigres troupes françaises, semant la panique plus que la mort. Ferrand se suicide le soir même, et ses troupes rentrent par petits groupes désordonnés à Santo Domingo : au total, seule une cinquantaine d’hommes manquent à l’appel, non compris les milices qui se sont ralliés aux envahisseurs. La Légion du Cap a ce jour-là quatre tués et trois blessés.

Santo Domingo est de nouveau assiégée. La garnison, sous le commandement du général du Barquier qui a succédé à Ferrand, se défend avec vigueur, lançant des contre-attaques qui forcent à plusieurs reprises les Espagnols à lever le siège. Le 25 janvier 1809, au cours de l’une d’elles, la Légion du Cap a trois tués, un mortellement blessés et trois blessés. C’est sa dernière apparition sur un état officiel : lors d’une autre sortie le 27 février, la Légion n’y est déjà plus portée. A la capitulation, la garnison comptait cent cinquante officiers et administrateurs et trois cent vingt sous-officiers, soldats et marins. Là encore, la Légion du Cap n’apparaît plus sur l’état de situation dressé alors par le capitaine Lemonnier-Delafosse. Elle a sans doute été dissoute en février 1809, quoique aucune date précise ne soit nulle part mentionnée …

La Légion de la Loire ressemble en de nombreux points à sa consoeur la Légion expéditionnaire, c’est en tout cas ce qui ressort de l’étude de sa composition à Saint-Domingue au moment de sa transformation officielle en Légion du Cap le 11 mars 1803 742 . Un peu plus de la moitié (53%) des légionnaires, soldats ou officiers, sont originaires des départements compris dans les quatre divisions militaires délimitant l’Ouest insurgé, particulièrement le Finistère. Les étrangers y représentent environ 18% de l’effectif, presque tous d’origine germanique (Prusse comprise), les quelques autres provenant de la mosaïque autrichienne, voire de Suisse, de Russie ou même de Turquie. Toutefois, on note par rapport à la Légion expéditionnaire l’absence complète de Belges, très nombreux dans cette dernière mais inexistants à la Légion de la Loire.

Mais si la troupe des deux légions est somme toute assez semblable, il n’en est rien du corps des officiers : ceux-ci ont en moyenne presque quatre années d’ancienneté dans le grade de lieutenant. Et si l’on s’en tient aux seuls chefs de bataillon et capitaines, cette moyenne monte à près de six années et demi. En fait, il apparaît probable que les officiers chargés de diriger bataillons et compagnies aient été choisis parmi ceux des compagnies franches républicaines ayant déjà fait la guerre en Vendée, les autres parmi les officiers sans emploi ou en retraite des divisions militaires concernées ; alors que la plupart des lieutenants et sous-lieutenants proviennent des bataillons auxiliaires, et n’ont que rarement derrière eux deux années de service dans le grade d’officier. Seul 4% du corps des officiers sont étrangers, et comme de coutume, ce sont les Suisses qui sont seuls jugés dignes de cette marque de confiance … Chez les sous-officiers en revanche, pas un étranger, et près de 90% proviennent des compagnies ou légions franches des départements de l’Ouest. Les antécédents militaires des autres ne sont pas mentionnés, à l’exception du tambour-major, Philippe Munich, un Alsacien de trente-neuf ans dont vingt passés sous les drapeaux.

Un état de situation du dépôt de la Légion de la Loire à l’île de Ré, en mars 1802, dont certains des hommes ci-dessus sont sans doute issus, indique que légionnaires noirs et mulâtres représentent un peu plus de 27% du total des deux cent soixante-quatre hommes du dépôt, et le même pourcentage d’officiers et de sous-officiers. Mais ces derniers sont tous mulâtres … Sans doute s’agit-il là du dépôt des Antilles amalgamé par celui de la Légion. Ces hommes n’apparaissent pourtant plus dans la composition de la Légion de la Loire lorsque celle-ci est transformée en Légion du Cap, comme on l’a vu plus haut. Nul doute que la plupart auront déserté au profit des rebelles, ou auront été massacrés ou déportés « préventivement » …

Sur le total du dépôt, presque 20% des légionnaires sont considérés infirmes et en état d’être réformés, dont un peu plus du tiers est noté comme « mauvais sujets ». Une observation en marge du tableau d’effectif précise : « les hommes portés dans la colonne des mauvais sujets, quoique dans le cas de la réforme, sont dangereux pour la société. Il y en a 15 en jugement pour vol, dont 10 susceptibles d'être utilisés et 5 à réformer comme infirmes » 743 . Même infirmes, les pensionnaires des dépôts des troupes coloniales restent considérés comme des menaces contre la société ! On a vu que, de l’aveu même du commandant du dépôt de la Légion à l’île de Ré, le capitaine Mutel, celui-ci est « composé en presque totalité que de mauvais sujets dont le corps et la société ont été purgés par les conseils de guerre » 744 , et qu’il serait « très dangereux de le sortir d’ici où il est mieux tenu que partout ailleurs » 745 .

Un autre état de juin 1802, alors que le dépôt de la Légion à l’île de Ré doit être entièrement embarqué pour Saint-Domingue, indique que celui-ci est de « 301 hommes dont 127 noirs » 746 . Parmi ceux-ci, treize sont sur le point d’être réformés, six de recevoir leur retraite, neuf sont infirmes, un n’est qu’un enfant et trente-six sont aux hôpitaux. Sur les deux cent trente-six qui restent aptes au service, on en trouve dix en jugement au corps pour crime et « 55 mauvais sujets chassés de différents corps pour inconduite. (…) L’officier qui le commande [le dépôt] observe qu’ils n’ont rien qui les dispensent de servir, et que s’ils en étaient exempts, à cause de leur inconduite, cet exemple serait dangereux » 747 . Comme à la Légion expéditionnaire, il apparaît dangereux pour le conseil d’administration du corps de relâcher dans la société civile les individus qui composent ce dépôt de troupe coloniale …

Notes
732.

Revue de la Légion de la Loire, s.d. (1802)

733.

Berthier à Villaret-Joyeuse, 26 juin 1801, S.H.A.T B71

734.

Leclerc à Napoléon, 23 novembre 1801, Lettres du général Leclerc n°6

735.

Leclerc à Napoléon, 26 novembre 1801, Lettres du général Leclerc n°7

736.

Mutel à Berthier, 7 janvier 1802, S.H.A.T B72

737.

Etat de situation de l’armée de Saint-Domingue, 8 mai 1802, Lettres du général Leclerc n°60

738.

Leclerc à Decrès, 12 juillet 1802, Lettres du général Leclerc n°101

739.

Situation par ordre numérique des troupes à Saint-Domingue à l’époque du 1er Vendémiaire an XI, 23 septembre 1802, S.H.A.T B77

740.

Leclerc à Napoléon, 7 octobre 1802, Lettres du général Leclerc n°145

741.

Récapitulatif par colonie, s.d. (décembre 1802-janvier 1803), S.H.A.T B79

742.

Légion de la Loire incorporée dans la Légion du Cap le 20 Ventôse an XI, 11 mars 1803, S.H.A.T 43Yc152

743.

Dépôt de la Légion du Cap, 13 mars 1802, S.H.A.T 43Yc153

744.

Mutel à Berthier, 7 janvier 1802, S.H.A.T B72

745.

Ibid

746.

Lapoype à Berthier, 13 juin 1802, S.H.A.T B75

747.

Ibid