2.2.3 - Bataillons et dépôts coloniaux

Depuis le 25 juillet 1781, un « bataillon auxiliaire des régiments des colonies », ayant son dépôt à la citadelle de l’île de Ré, en face de La Rochelle, avait pour but d’alimenter en recrues les régiments du Cap, de Port-au-Prince, de Martinique, de Guadeloupe, de l’Isle-de-France, de l’Isle-Bourbon, de Pondichéry et de Port-Louis, en garnison dans les colonies de la couronne. Ce dépôt vit les débuts militaires de deux gloires de la Révolution et de l’Empire : Jean-Baptiste Jourdan, vainqueur de Fleurus et futur maréchal, et Dominique Vandamme, futur général de division et comte d’Unsebourg. Mais le 29 juin 1792, les régiments des colonies cessent d’exister, leurs survivants formant les régiments d’infanterie de ligne 106 à 111 au service de l’armée de terre : il n’existe plus de troupes officiellement désignées comme coloniales ! Le « bataillon auxiliaire des régiments des colonies » disparaît, mais la citadelle est maintenue : elle sert successivement de prison pour les prêtres réfractaires ou les officiers de l’armée Catholique et Royale, d’antichambre de Cayenne pour les prisonniers girondins ou jacobins selon les soubresauts de la Révolution, … Le 25 octobre 1795 sont instituées sept demi-brigades d’artillerie de marine, chargées de tenir garnison dans les ports et sur les vaisseaux, ayant leurs dépôts à Brest, Lorient, Rochefort (île de Ré) et Toulon : la citadelle de Saint-Martin-de-Ré, si elle ne perd pas son rôle de prison, redevient dépôt de troupes de Marine, et accueille en plus des prisonniers politiques des conscrits réfractaires. Se recrutant théoriquement comme les troupes de terre, c'est-à-dire par enrôlements volontaires et par voie de conscription, les troupes de la Marine suscitent toujours aussi peu de vocation et en reviennent aux méthodes anciennes d’engagements comme sanction disciplinaire pour des militaires de la ligne. A Saint-Domingue, Leclerc qui pourra compter tout au long de son commandement sur le soutien d’environ quatre mille de ces hommes écrit lors de son débarquement : « J’ai bien des matelots qui sont à bord de l’escadre, mais je crois qu’il serait dangereux de les employer par l’exemple de l’insubordination et du pillage qu’ils donnent tous les jours » 748 . Le dépôt du « bataillon des Antilles » 749 qui était à Landernau et réunissait la plupart des volontaires de couleur, est également transféré à l’île de Ré. C’est dans ce même dépôt que le général Desfourneaux est autorisé à prélever des éléments pour constituer son bataillon expéditionnaire, en janvier 1801, quoiqu’il eut préféré ne pas en prendre du tout tant il en juge la composition mauvaise. Par la suite, en novembre 1801, le dépôt de la Marine de l’île de Ré est rattaché à la Légion de la Loire (qui possède un autre dépôt à Morlaix) : elle amalgame ainsi les conscrits réfractaires et les soldats de couleur du bataillon des Antilles. Le bâtiment sur lequel sert le chevalier de Fréminville en juillet 1802 porte à son bord cinq cents soldats, ainsi qu’ « une vingtaine de mauvais sujets de soldats tirés du dépôt colonial de l’isle de Ré et qui rejoignaient je ne sais quel corps à Saint-Domingue. Le moins coupable de ces ‘honnêtes gens’ avait mérité les galères » 750 .

Pendant ce temps, un nouveau dépôt colonial voyait le jour au Havre, par décret du 25 décembre 1801 : là encore, il s’agit de regrouper des déserteurs français ou étrangers, des réfractaires, des soldats de couleur, … Ce dépôt sert pour la première fois à compléter l’effectif du « bataillon colonial de la Guadeloupe » 751 , créé par arrêté du 9 janvier 1802, sous le commandement du chef de bataillon Pillet, et embarqué en février. « Composé  des compagnies de gardes-côtes les plus rapprochées de Brest, complétées à cinq cents hommes » 752 , il aligne même cinq cent quatre-vingts soldats au total lors de son embarquement 753 . 72% de ce bataillon d’infanterie est alors composé d’artilleurs, c'est-à-dire des gardes-côtes, le reste ayant été prélevé sur le dépôt colonial. On ne trouve qu’une faible proportion d’étrangers (5%), d’origines germaniques ou slaves, dont la moitié est placée comme sous-officiers, l’autre souvent dans les grenadiers : il s’agit d’encadrer les gardes-côtes manquant d’expérience et peu habitués au service d’infanterie. Quelques sous-officiers sortis de l’artillerie sont pourtant des anciens du Corps royal de l’artillerie des colonies. Au milieu de ces étrangers et de ces gardes-côtes se trouvent même quelques volontaires ! Ainsi, le ministre de la Marine signalait-il en juin 1802 la présence à l’île de Ré d’un « détachement d’environ onze sous-officiers et soldats blancs revenus dernièrement des prisons d’Angleterre, qui demandent à être transportés à la Guadeloupe pour rejoindre le 1 er bataillon de la Réunion auquel ils déclarent appartenir » 754 . Ceux-ci adressent même une pétition 755 directement au ministre de la Guerre pour lui demander de leur accorder ce passage ! Leur demande est entendue, et Berthier ordonne leur embarquement le 24 juin. Le bataillon sera par la suite dissout et les survivants incorporés dans les 15e et 66e demi-brigades, ou dans l’artillerie pour les canonniers.

Le nouveau dépôt du Havre fournit aussi divers détachements et compagnies de déserteurs à la Martinique, qui furent réunies sur place en mai 1802 en un « bataillon colonial de la Martinique », ainsi qu’aux deux légions coloniales.

Finalement, devant l’afflux de déserteurs français rentrant au pays, un bataillon en est officiellement formé par arrêté du 22 mars 1802 756 , ayant toujours son dépôt au Havre, plus tard déplacé à Dunkerque. Un centre de regroupement est même organisé à Rocroy pour réunir ces déserteurs et les diriger ensuite sur le dépôt. Les préfets des départements ou commandants des divisions militaires de l’Est et du Nord donnent régulièrement le détail de ces hommes rentrés après avoir servi dans l’émigration, l’armée autrichienne ou même britannique, voire s’étant seulement réfugiés à l’étranger. Ils sont d’abord réunis à Rocroy, avant d’être transférés sur le dépôt au Havre, voire parfois directement sur Dunkerque pour embarquement immédiat, sans passer par le dépôt. Le commandant de la division militaire de Strasbourg, celle par laquelle rentre le plus de déserteurs venant d’Autriche, écrit ainsi au ministre de la Guerre : « J’ai l’honneur de vous informer que le 5 de ce mois, j’ai fait diriger sur Rocroy, pour y être à votre disposition, le nommé Louis Clément Mello, âgé de 66 ans, natif de Métairie, département de la Vendée, maréchal des logis au ci-devant régiment de Royal-Picardie. Lequel, suivant sa déclaration, ayant été forcé en sa qualité de gentilhomme, de quitter son corps en 1792 pour passer à l’étranger, vient de rentrer en France en vertu de l’amnistie accordée aux émigrés qui n’ont point porté les armes contre leur pays » 757 . Arrivant d’abord isolément, les déserteurs rentrent de plus en plus en nombreux : Leval envoie donc régulièrement des rapports au ministre pour lui signaler la mise en route pour le centre de réunion de détachements de déserteurs français, tous « rentrés en France dans la persuasion que la loi concernant l’amnistie leur était favorable » 758 . Le 10 juillet, il en envoie un autre groupe, là encore « rentrés en France dans la persuasion que l’amnistie leur était favorable » 759 . Environ dix jours plus tard, nouvel envoi et même remarque : « tous ces hommes sont rentrés sur le territoire français dans la persuasion que la loi portant amnistie leur était favorable » 760 , … Et ainsi de suite : à partir de juillet les envois se font environ trois fois par semaine depuis Strasbourg, et portent toujours sur des détachements d’une dizaine d’hommes au plus, à une écrasante majorité français, qui croyaient tous être amnistiés à leur arrivée. De Vérone, c’est le chef d’état-major de l’armée d’Italie en personne qui se charge de cette opération, rendant compte de l’envoi sur Toulon d’un détachement de « déserteurs impériaux » 761 composé de dix-huit Autrichiens (dont un certain Andrew Smith, sans doute un mercenaire anglais), cinq Hongrois, quatre Polonais, deux Navarrais, un Savoyard, un Tyrolien et un seul Français, qui servait dans le régiment d’infanterie de l’archiduc Joseph. De Caen, le général Vaufreland-Piscatory envoie au Havre « dix-sept Français et huit étrangers, tous déserteurs du régiment de Mortemart » 762 , l’un des régiments d’émigrés au service de l’Angleterre, etc. A l’été 1802, les déserteurs français semblent rentrer en masse, attirés par les sirènes de l’amnistie …

Mais le bataillon ne sera jamais réuni, puisque chaque compagnie de cent hommes est envoyée séparément aux colonies et amalgamée sur place. Formées de « tous les déserteurs français qui ont servi dans les armées autrichiennes  » 763 et qui doivent « être composées d’autant de compagnies qu’il y aura de fois cent hommes et toutes destinées à passer à l’armée de Saint-Domingue » 764 , ce sont les équivoques « compagnies de centenaires » ! L’une de ces compagnies, partie le 22 mars 1803 765 et forte de trois officiers et cent hommes de troupe, nous révèle qu’environ 90% d’entre eux reviennent en effet du service étranger, principalement l’Autriche, quelquefois l’Angleterre. En fait, seuls les officiers et sous-officiers ne sont pas dans ce cas. Les recrues de l’Ouest, à la différence des légions coloniales, y sont rares. Seuls les départements du Nord et du Pas-de-Calais émergent comme entités régionales fortes, représentant près de 18,5% du total, sans doute parce que la guerre ayant longtemps été sur leur sol, ils ont été mobilisés dès le début de la guerre, et s’en sont lassés plus vite et en plus grand nombre … Les autres recrues françaises proviennent de tout le pays. Les étrangers forment un peu plus de 23% de l’effectif, les Belges à eux seuls comptant pour 16,5%. Les trois officiers (un capitaine, un lieutenant, un sous-lieutenant) sont des volontaires de l’an I ou II, voire des anciens de l’armée royale. Comme toujours, on trouve un créole parmi la structure de commandement, en l’occurrence le lieutenant Guillaume Villon, originaire de la Martinique. La moitié des sous-officiers provient de la ligne (4e régiment d’artillerie, 24e et 28e demi-brigades légères), l’autre moitié étant tirée des troupes de la Marine (1e et 4e demi-brigades d’artillerie de la Marine). Il semble que l’administration de ce corps ait cherché à fournir à ces compagnies un encadrement solide, expérimenté, capable de faire face à la mauvaise volonté de leur troupe souvent récalcitrante.

Le 11 décembre 1802, Napoléon se plaint auprès de Berthier de ce qu’on ne le tienne « pas assez instruit (…) des mesures qui ont été prises pour le recrutement des corps dont les bataillons sont à Saint-Domingue » 766 . Le jour même, ordre est donné de vider le dépôt colonial du Havre et d’expédier ses pensionnaires aux colonies, alors que le dépôt des légions coloniales à l’île de Ré subit ou a déjà subi le même sort : le gouvernement fait place nette afin de réorganiser le recrutement des troupes pour les colonies. Ce même 11 décembre 1802, un arrêté établit finalement la formation de six dépôts pour les colonies : le 1e à Dunkerque, le 2e au Havre, le 3e à Nantes (au château), le 4e à Rochefort (à l’île de Ré), le 5e à Bordeaux et le 6e à Marseille (au château d’If). Si les 3e, 4e et 6e dépôts disposent déjà d’infrastructures capables d’éviter toute « déperdition » de recrues par voie de désertion, il n’en est pas de même des trois autres, qui reçoivent par conséquent la consigne de tenir « un bâtiment amiral à Dunkerque, au Havre et à Bordeaux pour enfermer les individus que les commandants des dépôts auraient lieu de craindre qu’ils ne s’échappassent » 767 . Le registre-matricule 768 du dépôt de Dunkerque pour l’an XI fait ressortir que sur six cent neuf recrues passées par ce dépôt entre le 17 janvier et le 2 avril 1803, quatre cent cinq (66,5%) l’y ont été conduits de force, parfois enchaînés, par la gendarmerie. Quarante-trois sont spécifiquement des déserteurs repris, dont vingt-neuf re-déserteront du dépôt (et seulement trois ou quatre seront repris de nouveau et ramenés) ; quant aux autres, d’après les motifs indiqués, il s’agit de conscrits réfractaires dénichés par les forces de l’ordre et de sans aveux, mais également de voleurs et de mendiants. Trois déserteurs Prussiens et un Polonais s’engagent volontairement, alors que deux Autrichiens et un Anglais, sans doute moins enthousiastes, sont menés au dépôt entre des gendarmes … Deux autres hommes sont spécialement transférés au dépôt par le général Vandamme : sachant que celui-ci est passé par un dépôt colonial au début de sa carrière, on peut imaginer que les deux hommes qu’ils destinent à cette même institution ne devaient pas être des anges. Le tiers restant ne porte malheureusement pas de mention particulière : si on peut envisager que quelques-uns se soient engagés volontairement, sans doute la plupart d’entre eux ont-ils également été placés là par mesure disciplinaire … D’ailleurs, il est à noter qu’à l’exception des sous-officiers, tous portent la mention « enrôlé volontairement », y compris ceux amenés par la gendarmerie et qui tenteront de nouveau de déserter au cours de leur séjour au dépôt. Les sous-officiers quant à eux, au nombre de treize, sont tous transférés de demi-brigades de ligne par le ministre de la Guerre en personne.

Le premier Consul attache de l’importance aux préparatifs de ces renforts pour les colonies, lorsqu’il dépêche le général Lauriston : « Vous vous rendrez au Havre (…) Vous verrez la situation du dépôt colonial, celle de son habillement, de son armement ; les bâtiments préparés pour l’embarquer (…). De là vous vous rendrez à Caen , aux îles Marcouf, à la Hougue et à Cherbourg. Vous y prendrez des renseignements sur les mêmes objets » 769 . Il semble ainsi que Napoléon eut alors le projet d’embarquer en une fois tous les bataillons coloniaux, et l’affaire semble suffisamment sérieuse pour qu’il envoie en tournée d’inspection auprès des dépôts coloniaux son propre aide de camp. Cette mission ne peut avoir été un leurre, comme celle destinée à couvrir les préparatifs de renforts pour l’Egypte en 1800, car à l’inverse de cette époque où le gouvernement fit courir des bruits d’expédition vers Saint-Domingue, il est cette fois bien spécifié à Lauriston de tout observer « sans inquisition et sans exciter d’alarme » 770 .

Mais la reprise de la guerre avec l’Angleterre en mai 1803 vient chambouler cette nouvelle réorganisation et les projets de renforts. Les dépôts ayant dès lors des difficultés à faire passer leurs détachements aux colonies, les recrues s’accumulent dans les dépôts coloniaux. Pour les désengorger, particulièrement celui de Marseille, deux nouveaux sont créés : le 7e à Villefranche-sur-Mer le 15 juillet 1803, complètement subordonné à celui de marseille dont il n’est en fait que l’extension, et le 8e à Ajaccio peu après. Dans le même temps, le rêve colonial de Napoléon s’estompe alors qu’il arme contre l’Angleterre : ces dépôts deviennent donc un réservoir de recrues rapidement disponibles pour les régiments métropolitains. Ainsi le premier Consul écrit-il à Lacuée, conseiller d’Etat : « Vous avez donné, pour le Hanovre, à peu près 500 hommes de la réserve par demi-brigade, c’est suffisant. D’abord, il faut les habiller ; ensuite 2.000 hommes des dépôts coloniaux ont augmenté l’effectif des corps » 771 . Les troupes destinées à passer aux colonies sont alors une nouvelle fois réorganisées par arrêté du 16 août 1803 772 : le 5e dépôt, à Bordeaux, est supprimé et amalgamé dans le 4e à Rochefort, et chacun des quatre dépôts coloniaux de la façade atlantique doit dès lors former un bataillon colonial de cinq compagnies de cent hommes et trois officiers, qu’ils doivent envoyer aux colonies par détachements de trente hommes en profitant du départ de n’importe quel navire, fût-il marchand ou corsaire. Le reste des recrues est prélevé pour renforcer les régiments 773 de l’armée de terre. Les dépôts coloniaux ne reçoivent alors plus que les conscrits réfractaires et les déserteurs repris, les déserteurs français rentrés volontairement du service étranger et les étrangers eux-mêmes étant dès lors complètement séparés. D’ailleurs, le dépôt du 1e bataillon colonial est rapidement transféré de Dunkerque à Flessingue, en Hollande, cette première ville devenant le lieu de réunion des déserteurs français rentrés. Les 1e et 2e bataillons coloniaux envoient des détachements à Saint-Domingue, le 3e à la Guadeloupe et le 4e à la Martinique.

A sa création, d’après son registre-matricule 774 , le 1er bataillon colonial dispose des cadres de trois compagnies de dépôt et un état-major, soit onze officiers (un chef de bataillon, trois capitaines, trois lieutenants, trois sous-lieutenants et un chirurgien-major), quarante-six sous-officiers et tambours, et cent quarante-huit fusiliers. Parmi les officiers, les antécédents du sous-lieutenant Ponce Houillier sont inconnus. Quant aux dix autres, six sont issus de l’ancienne armée royale, le sous-lieutenant Claude Godin, trente-deux ans, étant même enfant de troupe depuis l’âge de sept ans ; les quatre autres sont tous des volontaires de l’an II. Soit un minimum de dix années de service pour tous ces officiers chevronnés. L’un d’entre eux, le capitaine Bockmann, est d’origine suédoise. Comme toujours, on trouve des créoles dans des postes de commandement, le capitaine François Achard et le lieutenant Claude Montegut, tous deux de la Martinique ; ainsi qu’un vétéran des colonies, le chef de bataillon Boyer 775 , tout juste rentré de Saint-Domingue. Il s’agit bien là d’officiers expérimentés, tous nommés sur ordre du ministre de la Guerre, ce qui d’ailleurs ne semble pas plaire à tous, puisque le capitaine Martin Bousquieret n’hésite pas, malgré son grade, à déserter ! Les sous-officiers ne sont pas choisis avec autant de soins : trois sont des conscrits en retard, déserteurs repris et sans aveux (ces deux derniers déserteront) ; cinq obtiennent leur réforme peu après leur nomination ; trois désertent (dont le seul tambour, Michel Coquerot) en plus de deux mentionnés plus haut ; quinze sont rapidement cassés de leur grade, dont l’un, le caporal Melin, est même condamné à deux années de détention dès sa première année au corps, sans que le motif ne soit indiqué. Dix-sept de ces sous-officiers sont des volontaires. En fait, ces derniers sont si rares que beaucoup sont immédiatement promus à des grades de sous-officiers, comme Auguste Provenhere, engagé le 20 avril 1803, promu sergent le jour même malgré son absence d’antécédents militaires, et promu sergent-major le 5 mai suivant ! A défaut d’expérience, le conseil d’administration doit espérer pouvoir compter sur leur motivation : ce n’est toutefois pas toujours le cas, puisque deux de ces volontaires seront du nombre des déserteurs … Néanmoins, la moitié environ des sous-officiers sont de vieux soldats de l’an I ou II, ou même de l’armée royale, comme le sergent-major Louis-Denis Gougis, engagé vingt ans plus tôt. Quant à la troupe, elle est fidèle à elle-même : quarante (27%) déserteurs repris, quarante-trois (29%) conscrits en retard et trente-deux (21,2%) sans aveux ; avec toutefois une nouveauté en les personnes de dix-sept (11,5%) volontaires, la plupart très jeunes (seize ans en moyenne), sans doute attirés par les promesses d’aventures et de richesses exotiques que leur auront servi les sergents recruteurs … Les seize restants ne portent aucune mention de leurs antécédents sociaux, militaires ou judiciaires. La nationalité n’étant pas mentionnée, on ne peut que se fier à la sonorité des patronymes : toutefois, le pourcentage d’étrangers semble nettement moindre que dans les anciennes formations coloniales. Parmi la troupe, deux personnages retiennent l’attention : le fusilier Reÿdre, « déserteur du corps et condamné par contumace à 14 ans de boulet et 1.500 francs d’amende » pour un motif inconnu, peine qu’il purgera après avoir été repris ; et le fusilier Aimable Cousin, un conscrit en retard amené par la gendarmerie, qui déserte du dépôt, est repris, gracié puis réintégré au corps … dont il re-déserte, avant d’être repris de nouveau et cette fois condamné à une lourde peine. Un soldat flamand récemment transféré de prison au 1e bataillon colonial à Flessingue, en 1806, décrit ainsi son quotidien à ses parents : « Je vous laisse savoir que je suis sorti de prison car j'y suis resté longtemps mais je suis maintenant remis en liberté mais je ne suis plus dans le même régiment, je suis dans le régiment dénommé le Bataillon colonial de Flessingue. Bien chers Père et Mère je fais appel à vous pour que vous ayez la bonté de m'aider à sortir de ce bataillon car c'est pour moi impossible d'y rester. Je fais appel à vous si vous avez quelque connaissance ou ami qui pourrait parler pour moi au préfet pour me remettre dans le même régiment qu'avant. Dans le régiment où je suis, je ne peux pas rester car il n'y a qu'une bande de suppôts de Satan » 776 .

Pour clarifier, l’Etat militaire de l’an XIII (1804-1805) donne l’organisation suivante pour les divers dépôts de troupes coloniales ou assimilées :

- bataillon des déserteurs français rentrés : à Bergues (Dunkerque), commandant Thomas.

- un premier bataillon des déserteurs étrangers : au Fort Impérial.

- un second bataillon des déserteurs étrangers : à l’île d’Elbe.

- 1e bataillon colonial : à Flessingue, en Hollande, commandant Boyer.

- 2e bataillon colonial : aux îles Marcouff (Le Havre), commandant Delespine.

- 3e bataillon colonial : à l’île de Ré (Rochefort), commandant Castex.

- 4e bataillon colonial : à Belle-Isle (Nantes), commandant Lepetit-de-Courville.

- 6e dépôt colonial : à Marseille, commandant Delmas 777 .

- 7e dépôt colonial : à la suite du 6e, commandant Lefevre.

- dépôts militaires où doivent être conduits les conscrits condamnés comme réfractaires avant leur transfert vers les dépôts coloniaux : citadelle de Lille (pour ceux des 1e, 16e et 24e divisions militaires) ; citadelle de Givet (pour ceux des 2e et 25e divisions militaires) ; place de Luxembourg (pour ceux des 3e et 4e divisions militaires) ; citadelle de Strasbourg (pour les 5e et 26e divisions militaires) ; citadelle de Besançon (pour les 6e, 18e et 19e divisions militaires) ; place de Briançon (pour les 7e, 8e, 9e et 23e divisions militaires) ; citadelle de Perpignan (pour la 10e division militaire) ; citadelle de Bayonne (pour les 11e et 20e divisions militaires) ; place de Saint-Martin de l’île de Ré (pour les 12e, 13e, 21e et 22e divisions militaires) ; château de Caen (pour les 14e et 15e divisions militaires) ; citadelle d’Alexandrie (pour la 27e division militaire).

Le 8e dépôt colonial, celui d’Ajaccio, est devenu dépôt du « régiment d’infanterie légère corse », autre unité disciplinaire où le père de Victor Hugo est officier. Le 3e bataillon colonial est entièrement embarqué à bord de l’escadre de l’amiral Missiessy fin 1804, et débarqué à la Guadeloupe en mai 1805. Quelques détachements embarquent encore par la suite, mais la chute des colonies d’Amérique rend bientôt leur existence inutile …

La plupart des bataillons et dépôts coloniaux sont supprimés peu à peu au cours de l’année 1810. Les réfractaires continueront pour leur part d’être regroupés dans des régiments pénaux, ayant leur dépôt là où se trouvaient auparavant ceux de la Marine ou des colonies : régiments de l’Ile de Ré, de Belle-Isle, de Walcheren, 1e et 2e de la Méditerranée.

Quatre bataillons coloniaux sont reformés en 1810 et 1811 à Flessingue, en Corse, à Oléron et à Belle-Isle, mais ils ne servent que d’unités disciplinaires, uniquement destinées à accueillir les pires éléments de l’armée par transfert depuis d’autres unités : conscrits, vagabonds, étrangers, … laissent la place aux criminels les plus endurcis des armées, chargés de tenir garnison dans les îles d’Europe.

Entre sa création et le 27 mars 1809, le 1e bataillon colonial voit passer deux mille quatre-vingt quinze soldats dans ses rangs. Au fil du temps, les principes de sélections restent les mêmes, mais le nombre d’étrangers baisse régulièrement pendant les premières années de l’Empire : Napoléon en fait un bien meilleur emploi dans ses troupes étrangères, formations tant politiques que militaires finalement revenues en grâce. Pour ceux de ses étrangers qui trouvent encore le chemin des dépôts coloniaux les nationalités changent, Belges et Allemands cédant la place aux réfractaires des nouveaux territoires annexés, officiellement français : Piémontais au début de l’Empire, mais surtout Hollandais à partir de 1807, jusqu’à devenir plus nombreux que les Français dès 1808. A partir de 1809, ce sont les prisonniers de guerre ennemis, Espagnols et Autrichiens, qui viennent gonfler les rangs, jusqu’à mettre à leur tour les Français en minorité. Quelques Belges, Polonais ou même Danois subsistent, isolés, dans les rangs de ces unités qui n’ont plus de coloniales que le nom. On y retrouve également régulièrement, sous la dénomination d’« Egyptiens », des recrues originaires du Moyen-Orient, principalement de Syrie, et rentrées en France avec l’armée d’Orient.

Les états de situation 778 des derniers envois de renforts vers les colonies d’Amérique, principalement la Guadeloupe, en 1808 et 1809, confirment cette évolution. Sur les quatre cent douze hommes conduits aux colonies dans cette période, par détachements de deux à cent hommes, tous sont français (ce qui inclus les annexés). Ils ont en moyenne vingt-trois ou vingt-quatre ans, tous conscrits réfractaires de l’an X à 1807 pris par la gendarmerie. Fait rare, le registre-matricule indique leur situation sociale : ce sont essentiellement des laboureurs, viennent ensuite des maçons, puis des tisserands, charpentiers, vignerons ou meuniers. Ils ne viennent plus exclusivement de l’Ouest, mais de toutes les régions du Grand Empire : les treize hommes embarqués pour la Guadeloupe sur l’escadre de l’amiral le 29 mai 1808 sont tous originaires de la Corrèze ou du Lot. La réticence de ces recrues à servir aux colonies ne semble pas s’améliorer avec le temps, puisque le commissaire principal de la Marine à Bayonne signale que sur un contingent de douze hommes partis du dépôt, quatre ont déserté en route et six sont subitement tombés malades en arrivant au port et sont entrés à l’hôpital … laissant seulement deux hommes valides à embarquer pour la Guadeloupe le 13 décembre 1808 779  !

Par la suite, et bien que cela sorte de ce champ d’études, une réorganisation des dépôts et bataillons coloniaux en 1810 en expurge tous les étrangers, ne laissant que des réfractaires et déserteurs français, ce qui inclut toutefois les ressortissants de nations plus ou moins récemment annexées au Grand Empire. Détail surprenant, on y trouve de nombreux soldats transférés de la Garde impériale ! Et non pas, comme on pourrait le penser, dans des postes de sous-officiers visant à encadrer une troupe indisciplinée, mais bien comme simples fusiliers, même pour d’anciens grenadiers ou chasseurs à cheval. Un manquement à la discipline stricte de la Garde aurait-il pour conséquence immédiate un transfert dans les bataillons coloniaux ? La rédemption leur est néanmoins accordée à l’été 1813, période à laquelle les bataillons coloniaux sont vidés de 80% de leurs membres envoyés renforcer les troupes en Allemagne pendant l’armistice. Les étrangers étant de nouveau suspects après les défections successives de 1813, les dépôts coloniaux s’en remplissent de nouveau, issus principalement des régiments allemands de la Confédération du Rhin ou alliés supprimés par le décret du 25 novembre 1813, comme le 2e bataillon colonial qui reçoit les restes du régiment d’Illyrie …

Quant aux régiments pénaux, ils seront convertis en trois régiments de ligne (131e à 133e) et deux légers (35e et 36e) en vue de la campagne de Russie, formant ensemble la 32e division d’infanterie du général Durutte, sorte de « division pénale ». Gardés initialement sur les arrières de la Grande Armée au sein du XI. Corps du maréchal Augereau, ces réfractaires vont se retrouver à couvrir la retraite de celle-ci, s’illustrant particulièrement le 11 novembre 1812 au pont de Wolkowick par leur brillante tenue, eux que rien ne prédisposait pourtant à cela ! Se trouvant, du fait de leur implication seulement tardive dans la retraite de Russie, l’une des formations les mieux conservées de la Grande Armée de 1813, la 32e division d’infanterie prendra une part importante dans la campagne de Saxe : elle sera d’ailleurs la première à subir les effets de la trahison des ex-alliés saxons à la bataille de Leipzig, puisque combattant à leurs côtés quelques instants avant leur défection, elle sera ensuite la cible de leur artillerie …

Officiellement destinés à recevoir des enrôlements volontaires et des conscrits réfractaires, les dépôts et bataillons coloniaux prennent bien vite l’habitude d’accueillir la lie des régiments de ligne, soldats indisciplinés ou même criminels. Ils sont le dépotoir des armées napoléoniennes. Pour preuve, cette requête du maréchal Davout en septembre 1811 780 , demandant à ce que tous les anciens membres de la Légion hanovrienne incorporés dans le 9e régiment de chevau-légers lanciers en soit retirés et transférés vers un bataillon colonial !

Notes
748.

Leclerc à Decrès, 9 février 1802, Lettres du général Leclerc n°20

749.

Bataillon formé à Brest en 1794 à partir de la compagnie franche des Antilles et des hommes de couleur. Elle embarque pour la Guadeloupe le 23 janvier 1795, forte d’environ sept cents hommes, dont deux cents noirs. Parmi eux, deux des futurs héros tragiques de l’histoire guadeloupéenne : Magloire Pélage et Louis Delgrès.

750.

Herpin, Op. Cit., p.61

751.

Plus souvent appelé dans les documents officiels « bataillon expéditionnaire », et parfois même à tort « Légion expéditionnaire à la Guadeloupe ».

752.

Notice des mesures qui ont été proposées par le Bureau des opérations militaires et du mouvement des troupes, relativement à l’expédition réunie en ce moment à Brest sous la direction du général Gobert, 11 février 1802, S.H.A.T. B72

753.

Légion expéditionnaire à la Guadeloupe - an X, s.d. (février 1802), S.H.A.T. 43Yc37

754.

Berthier à Decrès, 16 juin 1802, S.H.A.T. B74

755.

Les sous-officiers et soldats blancs du dépôt de l’île de Ré au ministre de la Guerre, s.d. (entre les 16 et 24 juin 1802), S.H.A.T. B75

756.

Berthier à Dejean, 1er avril 1802, S.H.A.T B73

757.

Leval à Berthier, 27 mai 1802, S.H.A.T B74

758.

Leval à Berthier, 17 juin 1802, S.H.A.T B75

759.

Etat des déserteurs français rentrés de l’étranger par la 5e division militaire, qui ont été dirigés pour y être à la disposition du ministre de la Guerre, s.d. (env. 10 juillet 1802), S.H.A.T B75

760.

Dejean à Berthier, 20 juillet 1802, S.H.A.T B75

761.

Charpentier à Berthier, 25 juillet 1802, S.H.A.T B75

762.

Vaufreland-Piscatory à Berthier, 31 juillet 1802, S.H.A.T B75

763.

Ibid

764.

Ibid

765.

Extrait de revue des centenaires embarqués en ce fort sur le navire particulier le Sully, commandé par le capitaine de frégate Hubert destiné pour Saint-Domingue, 22 mars 1803, S.H.A.T 43Yc160

766.

Napoléon à Berthier, 11 décembre 1802, Corr. de Napoléon n°6486

767.

Napoléon à Berthier, 11 décembre 1802, Corr. de Napoléon n°6486

768.

1er dépôt colonial à Dunkerque (1er volume) - an XI, S.H.A.T 43Yc180

769.

Napoléon à Lauriston, 25 avril 1803, Corr. de Napoléon n°6713

770.

Ibid

771.

Napoléon à Lacuée, 9 août 1802

772.

Belhomme (lt-col Victor), Histoire de l’infanterie en France, Paris, Henri-Charles Lavauzelle, env. 1900, t.4, p.275

773.

Les demi-brigades reprenant l’ancienne désignation de régiments à partir du 24 septembre 1803.

774.

1er bataillon (1er volume) - an XI-1809, S.H.A.T 43Yc208

775.

Que nous avons déjà croisé à Saint-Domingue commandant du bataillon allemand, puis d’une légion de gendarmerie.

776.

Jean La Roij à son père Frans, 28 juin 1806, Vlaamse Soldatenbrieven uit de Napoleontische tijd n°89

777.

Sans doute ici aussi le même officier que celui présent dans l’état-major de Leclerc à Saint-Domingue.

778.

Conscrits réfractaires embarqués pour diverses colonies, (entre le 21 mai 1808 et le 2 octobre 1809), S.H.A.T 43Yc203

779.

Gourband à Clarke, 14 décembre 1808, S.H.A.T 43Yc203

780.

Davout à Clarke, 2 septembre 1811, cité in Dempsey (Guy C.), Napoleon’s mercenaries : Foreign units in the French army under the Consulate and Empire, 1799-1814, Londres, Greenhill books, 2002, p.169