2.3.1 - Les déserteurs étrangers

Après avoir initialement supprimé les régiments de mercenaires jugés contre-révolutionnaires, les divers régimes qui vont se succéder à la tête de la France de 1792 à 1800 vont faire leur maximum pour attirer à eux les soldats des armées ennemies. La technique du débauchage n’est pas nouvelle, mais elle en appelle cette fois davantage à la fibre politique ou nationaliste de ces étrangers, qu’à l’appât du gain : « la nation française adopte d’avance tous les étrangers qui, abjurant la cause de ses ennemis, viendront se ranger sous ses drapeaux et consacrer leurs efforts à la défense de sa liberté ; elle favorisera même, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, leur établissement en France » 784 . Quelques mois plus tard, l’Assemblée Nationale « considérant que les hommes libres ont une seule patrie ; que celui qui abandonne une terre asservie pour se réfugier sur celle de la liberté ne fait qu’user d’un droit légitime, (…) que si la cause de la liberté appartient à tous les hommes, et s’il est de leur devoir et de leur intérêt à tous de se dévouer à sa défense, la France n’en doit pas moins (…) des marques de sa reconnaissance à ces guerriers étrangers qui viennent se ranger sous ses drapeaux » 785 , est prête à accorder à ses étrangers cocardes, brevets, pensions viagères, grades, … s’ils rejoignent ses rangs. Belges et Allemands répondront immédiatement et massivement à cet appel, comme plus tard les Polonais.

Que reste-t-il de ces troupes sous le Consulat ? La plupart des troupes étrangères de 1792 et des premières années de guerre a été amalgamée une ou deux fois dans les troupes françaises. Les principales formations étrangères à subsister à la paix de Lunéville et ses conséquences sont les trois légions polonaises d’Italie, les trois demi-brigades helvétiques et le bataillon allemand, ce dernier au Corps d’observation de la Gironde. Mais dans le même temps, les dépôts de la Marine regorgent de déserteurs le plus souvent autrichiens ou allemands dont le gouvernement ne sait plus que faire. Après avoir été invités à déserter à grands renforts de rhétorique révolutionnaire, ces hommes sont désormais une gêne. Très vite, alors qu’il s’agit encore d’envoyer des renforts à Toussaint, le premier Consul n’hésite pas à s’en servir pour compléter ses expéditions : « Faites également presser le départ des déserteurs autrichiens » 786 . Mais ces hommes ne sont pas dans un état de préparation idéal, « point armés ni habillés » 787 . Pourtant, il insiste pour les faire embarquer au plus vite : « faire passer [à Brest, pour embarquement] tous les prisonniers faits sur les chouans, et tous les déserteurs autrichiens. (…) Vous pourrez incorporer les prisonniers autrichiens dans les cadres de conscrits, afin de pouvoir exercer une surveillance sur eux » 788 . Le premier Consul ne semble pas leur accorder une grande confiance. Les proches du ministre de la Guerre mettent même celui-ci en garde contre l’emploi de telles troupes aux colonies, les jugeant inutiles, voire préjudiciables à la colonie de Saint-Domingue où on compte les envoyer, ces hommes étant « la plupart épuisés, exténués, et dont le sang est irréparablement vicié » 789 . Une centaine d’entre eux sera pourtant embarquée et partira dès le 14 décembre 1801, d’autres détachements étant destinés à les suivre à intervalles réguliers.

Le « bataillon allemand » qui sert déjà dans l’armée française depuis deux ans en 1801, embarque à Cadix le 18 janvier 1802, fort alors de huit cent treize hommes. Là aussi, cette affectation ne semble pas faite pour leur plaire, puisque « les bataillons français et allemands qui doivent s’embarquer à Cadix font beaucoup de difficultés » 790 . Contrairement à leurs confrères des dépôts de la Marine mentionnés plus haut, les soldats du bataillon allemand s’attireront des éloges, si ce n’est pour leur esprit d’initiative, au moins pour leur bravoure : « u n bataillon allemand qui formait la tête de la colonne d’assaut fut repoussé trois fois au pied du fossé et soutint le feu le plus meurtrier avec l’intrépidité calme et froide qui caractérise ces soldats étrangers » 791 . C’est que les Allemands, à l’instar plus tard des Polonais, marchent à l’ennemi comme en Europe, en colonne serrée, et se font tailler en pièces sans fléchir ni penser à se battre en tirailleurs … De telles hécatombes associées aux débuts de la maladie voient la diminution rapide des effectifs, malgré les renforts successifs envoyés du dépôt des déserteurs étrangers. Le 1er mars 1802, sur les quelques huit cents hommes du bataillon, ils ne sont déjà plus que cent quatre-vingt treize survivants, dont environ un quart aux hôpitaux, incapables du moindre service 792 . Pourtant le commandant de l’unité, le chef de bataillon Boyer, affirmait qu’ils étaient encore deux cent quatre-vingt cinq à cette date, ce qui lui vaut un rappel à l’ordre de la part du général Desfourneaux, qui a vérifié ses chiffres. Boyer espérait-il ainsi empocher la solde et les rations de la centaine de « fantômes » qu’il avait fait apparaître sur les registres ? Un mois plus tard, l’effectif réel a triplé, sans doute sous l’effet de compagnies de renfort envoyées de France 793 . Un mois plus tard, apparaissant sous le nom de « Légion allemande » comme elle est souvent mentionnée dans les mémoires de contemporains, le bataillon a de nouveau perdu plus d’un tiers de ses effectifs 794 . De nouveau renforcé en mai 1802, il aligne désormais six cent dix-sept hommes 795 . Au plus fort de la saison des fièvres, le bataillon est anéanti : ils ne sont plus que cent quatre-vingt quatre en septembre 1802 796  ; puis cent soixante-dix huit hommes dont seize enfants de troupe et trente-six malades le 7 octobre 797  ; cent vingt-cinq dont onze malades cinq jours plus tard 798  ; etc. Le mois suivant, ses débris sont versés dans la 11e demi-brigade légère.

Figure 13 : Bataillon allemand (d’après H. Knötel)

Pendant ce temps, en France, le gouvernement continu de faire partir des compagnies d’une centaine d’hommes chaque fois que les dépôts de la Marine ont réuni ce nombre. Finalement, un arrêté du 23 mars 1802 porte qu’il sera « formé au Havre un bataillon de dépôt composé de déserteurs étrangers et que ce bataillon sera embarqué pour rejoindre l’armée de Saint-Domingue » 799 . Il prend le nom de « 1e bataillon étranger » et a pour mission d’envoyer des renforts aux colonies par détachements de cinquante hommes. Le même jour, deux autres bataillons sont institués en Italie, à Gênes et Alexandrie, baptisés premier et deuxième « bataillons de déserteurs étrangers ». Le 21 juillet 1802 est créé un « bataillon de déserteurs allemands » à Crémone, encore en Italie, rapidement rebaptisé « 3e bataillon de déserteurs étrangers » pour ne pas le confondre avec le « bataillon allemand » organisé en 1799 et parti de Cadix avec l’armée expéditionnaire de Saint-Domingue. Ces similarités de noms posent de gros problèmes d’identification, car les officiers chargés de tenir le compte des troupes embarquées pour les colonies abrègent souvent les « bataillons de déserteurs étrangers » en « bataillon étranger », créant de fait la confusion entre ces deux formations. Ainsi, lorsque le « 1e bataillon étranger » est indiqué comme partant pour Saint-Domingue, il s’agit bien de celui du Havre ; par contre le « 3e bataillon étranger » embarqué à Gênes en février 1803 est en fait le « bataillon de déserteurs allemands » ou « 3e bataillon de déserteurs étrangers ».

Figure 14 : Bataillons de déserteurs étrangers (d’après H. Knötel)

Alors que les précédentes compagnies d’étrangers envoyées à Saint-Domingue étaient tirées du millier de déserteurs autrichiens ou allemands qui se trouvaient réunis à Aix avant le Consulat et qui avaient été déplacés à Brest par ordre du premier Consul, les nouveaux dépôts accueillent des recrues de toutes les nationalités, et provenant de toute la France et même de l’Italie. Le jour même où il annonce la création des deux premiers bataillons de déserteurs étrangers, le ministre de la Guerre transmet également personnellement l’ordre aux généraux commandant les divisions militaires frontalières de l’Allemagne, les plus susceptibles de recevoir des déserteurs étrangers, de les mettre en route sur Rocroy, où ils seront regroupés avant transfert au dépôt étranger 800 .

Deux mois plus tard, deux compagnies de cent hommes ont été rassemblées au Havre, mais dans quel état ! Le ministre de la Marine alerte son collègue de la Guerre sur le fait que « presque tous ces individus sont perdus de gale, qu’ils sont sans vêtements et qu’ils traînent à leur suite 40 ou 50 femmes avec 70 ou 80 enfants dans la plus grande misère. Le préfet observe, avec raison, que ce nombre considérable de femmes et d’enfants, augmentera sans utilité celui des consommateurs dans la colonie, et quant aux hommes, leur état est tel, qu’il faudrait dès le moment de leur débarquement les transférer dans les hôpitaux » 801 . Et de conclure que selon lui, « le meilleur parti à prendre, serait de garder en France ces étrangers dans quelque ville de l’intérieur et de les remplacer par des troupes déjà formées et bien portantes ». Berthier, à la lecture de ce rapport, l’annote en ces termes avant de le présenter au premier Consul : « Propose de suspendre l’embarquement des 200 déserteurs étrangers qui sont couverts de gale, sans vêtement & traînant à leur suite femmes & enfants. Propose de la garder dans l’intérieur et de faire embarquer 200 hommes ailleurs ». Mais ce dernier se contente de parapher : « Il est très important de les tous rembarquer ». Berthier s’exécute, et répond au directeur de l’Administration de la guerre que « l’intention du gouvernement est que ces troupes soient embarquées le plus promptement possible, je vous invite (…) à donner les ordres nécessaires pour qu’il soit pourvu à ce besoin et pour que les galeux soient traités sur les lieux » 802 . Les prisonniers traités, le ministre de la Guerre transmet à son homologue de la Marine l’ordre de « faire embarquer les femmes et les enfants des militaires du corps des étrangers qui embarque au Havre » 803 . Mais le problème sanitaire ne semble pas avoir été résolu, puisque Berthier revient sur le sujet une dizaine de jours plus tard, avec les mêmes réponses du premier Consul : les soigner sur place et les embarquer au plus vite avec femmes et enfants. Les deux compagnies de déserteurs étrangers, leurs femmes et leurs enfants sont finalement embarqués et font voile à partir du 3 août, bien que « quelques mauvais sujets mécontents, sans doute, de s’embarquer, [aient] cherché à opérer un soulèvement séditieux parmi cette troupe, en alléguant pour prétexte qu’il leur était dû quelque argent du chauffage et de leur décompte. (…)Les auteurs de ce mouvement ont été de suite arrêtés et mis aux fers où ils resteront pendant toute la traversée » 804 . Peu avant leur départ, les deux compagnies avaient été renforcées d’une cinquantaine de marins anglais, anciennement prisonniers de guerre et dont le caractère volontaire de l’engagement dans les armées françaises n’est pas assuré …

Dans le même temps, le centre de regroupement de Rocroy reçoit des recrues de toutes nationalités provenant des frontières de l’Est. Ceux plus proche du Havre les envoient directement au dépôt, comme Vaufreland 805 qui envoie de Caen des déserteurs français et étrangers du régiment de Mortemart. Les déserteurs provenant d’Angleterre sont d’ailleurs de plus en plus nombreux, mais ne concernent pas des soldats britanniques : celle-ci se débarrasse de nombre de ses mercenaires étrangers, qu’elle licencie à la paix, en les débarquant dans les ports français, comme le signale le secrétaire du préfet de la Manche au ministre de la Guerre : « Depuis quelques temps le gouvernement anglais congédie un grand nombre de militaires, étrangers de nation, qui étaient à son service : quoiqu’ils ne soient pas déserteurs, l’autorité administrative le remet à la disposition des chefs militaires » 806 . Et puisqu’ils n’ont aucun moyen d’existence, « il est à craindre que le besoin ne les mette dans le cas de se répandre dans les campagnes et de s’y livrer au brigandage » 807 . Dans la Manche, le préfet s’inquiète de ce que « depuis la paix maritime surtout, un grand nombre de déserteurs des troupes anglaises arrivent dans ce département. Ils sont tous hollandais ou allemands et avaient débarqué, jusqu’à ce jour, de la côte de Cherbourg » 808  : une semaine plus tard, il lui est prescrit « de les réunir aux autres déserteurs qui sont au Havre en attendant d’être embarqués, de manière à être également transportés à Saint-Domingue » 809 . De même, à Caen, le général Vaufreland reçoit un afflux de soldats français ou étrangers licenciés de la Légion d’Orange britannique, parmi lesquels il opère un tri entre Français et étrangers, les ventilant sur les dépôts adéquats 810 .

Le 17 août 1802, deux semaines après le départ des deux premières compagnies de déserteurs étrangers, les 3e et 4e compagnies sont organisées au dépôt du Havre 811 . Une semaine après, cinq cents hommes sont tirés du dépôt pour former un bataillon expéditionnaire pour la Louisiane, et dirigés sur la Hollande où le général Victor réunit un corps expéditionnaire pour cette destination. L’expédition, on le sait, n’aura jamais lieu du fait de la cession de cette colonie aux Etats-Unis.

D’abord limité aux frontières du Rhin et aux principaux ports, le recrutement des déserteurs étrangers s’étend à toute la France avec la fameuse circulaire de Berthier aux préfets 812 , dans le cadre de la création des dépôts coloniaux qu’il faut alimenter en permanence : il n’est pas jusqu’au commandant de la division militaire de Toulouse, Gudin, qui ne soit mis à contribution dans ce grand effort de ratissage des soldats étrangers résidant sur le sol français, envoyant une poignée d’anciens mercenaires suisses, allemands ou anglais de l’armée espagnole 813 . Car la source semble se tarir : le Havre n’est pas encore affecté, mais les dépôts d’Italie ont du mal à remplir les rangs de leurs compagnies. Le premier Consul, par l’organe du ministre de la Guerre, invite donc le général Murat, qui commande dans cette péninsule « à prendre toutes les mesures nécessaires afin que le [3e] bataillon de déserteurs étrangers qui se forme à Crémone soit le plus tôt possible porté au complet de 600 hommes ; il pourra, si cela est nécessaire, y faire entrer des Polonais et des Suisses, et même des italiens. Cette formation offrirait ainsi le moyen d’éloigner les hommes turbulents dont la présence peut nuire à la tranquillité de l’Italie » 814 .

Comme pour les troupes hors ligne françaises déjà mentionnées plus haut, la décision du gouvernement d’employer ces bataillons de déserteurs ou d’isolés étrangers aux colonies relèvent clairement d’une volonté délibérée de « nettoyer » la France et ses états satellites, principalement ceux récemment annexés à la République ou l’Empire, de tous les éléments potentiellement perturbateurs, qu’ils s’agissent d’opposants politiques ou simplement de criminels.

Notes
784.

Déclaration de guerre de la France à l’Autriche, 20 avril 1802, cité in Fieffé (Eugène), Histoire des troupes étrangères au service de la France, Paris, C. Terana, 1990, t.2, p.5

785.

Décret du 2 août 1792, cité in Fieffé, Op. Cit., p.6

786.

Napoléon à Brune, 9 février 1800, Corr. de Napoléon n°4576

787.

Napoléon à Berthier, 18 février 1800, Corr. de Napoléon n°4606

788.

Napoléon à Bruix, 18 février 1800, Corr. de Napoléon n°4607

789.

Rapport anonyme au ministre de la Guerre, 23 mai 1800, S.H.A.T B71

790.

Leclerc à Napoléon, 14 décembre 1801, Lettres du général Leclerc n°10

791.

Villaret-Joyeuse à Decrès, 4 mars 1802, cité in Auguste, La participation étrangère … , Op. Cit., p.130

792.

Situation du bataillon allemand au 10 Ventôse an X, 1er mars 1802, S.H.A.T B72

793.

Situation des troupes composant la division à l’époque du 8 Germinal an X, 29 mars 1802, S.H.A.T B73

794.

Etat de situation quintidaire des troupes cantonnées dans l’arrondissement faisant parti de la division commandée par le général de division Salme à l’époque du 10 Floréal an X, 30 avril 1802, S.H.A.T B73

795.

Etat de situation de l’armée de Saint-Domingue, 8 mai 1802, Lettres du général Leclerc n°61

796.

Situation par ordre numérique des troupes à Saint-Domingue à l’époque du 1er Vendémiaire an XI, 23 septembre 1802, S.H.A.T B77

797.

Situation du-dit bataillon à l’époque du 15 Vendémiaire et des hommes tués et blessés par les brigands à la prises du grand fort du Port-de-Paix, 7 octobre 1802, S.H.A.T B78

798.

Etat de situation du-dit bataillon au 19 Vendémiaire an XI, 11 octobre 1802

799.

Berthier à Saint-Hilaire, 1er avril 1802, S.H.A.T B73

800.

Berthier aux généraux commandants les 2e, 3e, 5e et 15e divisions militaires, 1er avril 1802, S.H.A.T B73

801.

Decrès à Berthier, 5 juin 1802, S.H.A.T B74

802.

Berthier à Dejean, 11 juin 1802, S.H.A.T B74

803.

Berthier à Decrès, 19 juillet 1802, S.H.A.T B75

804.

Saint-Hilaire à Berthier, 5 août 1802, S.H.A.T B76

805.

Vaufreland-Piscatory à Berthier, 31 juillet 1802, S.H.A.T B75

806.

Clément à Berthier, 3 août 1802, S.H.A.T B76

807.

Ibid

808.

Montalivet à Berthier, 11 juin 1802, S.H.A.T B75

809.

Rapport anonyme,19 juin 1802, S.H.A.T B75

810.

Vaufreland-Piscatory à Berthier, 3 août 1802, S.H.A.T B76

811.

Arcambal à Lomet, 17 août 1802, S.H.A.T B76

812.

cf. Infra, p.260-261

813.

Gudin de la Sablonnière à Berthier, 28 août 1802, S.H.A.T B76

814.

Napoléon à Berthier, 9 février 1803, Corr. de Napoléon n°6574