On l’a vu, les Belges sont très largement représentés au sein des troupes expéditionnaires, particulièrement les légions coloniales à Saint-Domingue ou les dépôts coloniaux. Il s’agit là le plus souvent de recrues sans expérience, conscrits en retard ou réfractaires des nouveaux départements belges rattachés à la République française. Malheureusement, il n’existe aucun élément dans la correspondance des gouvernants et généraux de l’époque permettant d’expliquer cette surreprésentation de la Belgique dans les expéditions coloniales de 1802-1803 : le fait n’est mentionné nulle part explicitement … Pourtant il ne peut être fortuit, car outre ces très nombreux conscrits incorporés dans les troupes hors ligne, on retrouve dans l’ordre de bataille de l’expédition de Saint-Domingue trois unités « françaises » plus ou moins majoritairement belges : la 71e demi-brigade de ligne, et les 11e et 15e demi-brigade légère.
La 71e demi-brigade de ligne est formée de jeunes conscrits belges 815 issus principalement de la Lys, de l’Escaut et de la Dyle, encadrés par des officiers et des sous-officiers français tirés de la ligne. Ce sont là des conscrits de l’an VII, sous les drapeaux depuis environ deux ans au moment de leur embarquement, le 20 février 1802 816 , mais sans grande expérience. Le fait est confirmé par le capitaine Peyre-Ferry, qui servait au troisième bataillon de cette demi-brigade, celui-là même envoyé à Saint-Domingue : « Nos soldats, composés en grande partie de jeunes Flamands de la première conscription de l’an 7 e , ne trouvant pas suffisamment de vivres pour rassasier leur dévorant appétit, s’occupait tout le jour à faire du café » 817 ; ainsi que Beaudoin : « Est arrivé dans cette ville [Brest] un bataillon de la 71 e demi-brigade de ligne, dont ils sont presque tous Flamands et jeunes gens » 818 . Un autre capitaine de la 71e raconte à Peyre-Ferry comment vingt-deux hommes de sa compagnie, « tous flamand » 819 , ne connaissent pas l’usage des troupes françaises consistant à envoyer quelques hommes chercher de la nourriture pour partager avec ceux qui se chargent des corvées : lorsqu’ils trouvent un bœuf égaré, ils l’abattent et le dévorent cru à pleines mains, jusqu’à s’en rendre malades, plutôt que de partager avec leurs camarades. De constitution fragile d’après leurs officiers, parce qu’encore très jeunes, ces soldats sont balayés encore plus vite que leurs aînés par les maladies : « sans doute tous les corps qui ont fait cette malheureuse expédition n’ont pas autant souffert que le bataillon de la 71 e demi-brigade, par la raison que, nonobstant les fatigues qu’il ne cessa d’éprouver, les privations de tout genre qu’il essuya (…), il était presque entièrement composé de jeunes et vigoureux soldats flamands qui ne perdaient jamais l’occasion de satisfaire leur ardente passion pour les liqueurs fortes » 820 . Peyre-Ferry estime que parti de Brest fort de plus de cinq cents hommes, le 3,/71e de ligne a été porté par l’envoi de renforts successifs de France à mille cinq cents ou mille six cents hommes. Mais malgré de minutieuses recherches de sa part, il ne lui a « pas été possible de découvrir au-delà d’une dizaine d’hommes rentrés en France. Encore étaient-ils blessés, malades ou infirmes » 821 . Et de préciser que « sur quarante-huit officiers qui ont fait partie du 3 e bataillon de la 71 e demi-brigade d’infanterie de ligne, trente-cinq sont morts de la fièvre jaune, deux en combattant l’ennemi, trois assassinés par Dessalines ou par ses ordres, un tué par les sauvages, deux passés dans d’autres corps, deux dont le sort est inconnu, et trois seulement sont rentrés en France » 822 , y compris lui-même. D’ailleurs, sur ces trois officiers survivants 823 , deux dont Peyre-Ferry sont des créoles … Si ces chiffres étaient avérés, cela signifierait que la 71e a été anéantie à 99%. C’est ce que tendrait à confirmer le registre-matricule 824 d’embarquement, puisque sur les cinq cent soixante dix-sept soldats partis les premiers en février 1802, seuls huit noms (1,4%) portent mention de leur retour en France, quoique le sort de trente neuf (6,7%) d’entre eux ne soit pas consigné. Pourtant, ce registre a été tenu jusqu’à la Restauration, puisque certains survivants ne rentrent qu’en 1814. Ainsi dans le plus heureux des cas, cette unité belge n’aura été détruite qu’à 91% environ ! C’est l’anéantissement de la première vague de conscription levée en Belgique, puisque le millier d’hommes de renfort reçu par le troisième bataillon à Saint-Domingue était tiré « des bataillons de ce corps restés en France » 825 , ce qui représente au mieux la moitié de l’effectif total de cette demi-brigade, dans l’hypothèse peu probable qu’elle ait été à son effectif théorique maximum !
La 11e demi-brigade légère, dissoute en 1798 pour mutinerie, est reformée l’année suivante à partir d’un encadrement prélevé sur les 9e et 24e demi-brigades légères, dans lequel sont incorporés les bataillons auxiliaires du Bas-Rhin et de Jemmapes. Ce bataillon auxiliaire de Jemmapes était le seul bataillon de ce type levé en Belgique : la 11e demi-brigade étant envoyée en totalité à Saint-Domingue, ces conscrits n’y échapperont pas …
Quant à la 15e demi-brigade légère, c’est au contraire celle qui regroupe les plus anciennes troupes belges au service de la France. Lorsque les troupes françaises pénètrent en Belgique, dès 1792, de très nombreux régiments, bataillons ou même simples patriotes belges demandent à se battre aux côtés des troupes révolutionnaires pour libérer leur pays de l’occupation autrichienne. Organisés et réorganisés à de nombreuses reprises en 1792 et 1793, ces volontaires sont finalement formés en cinq « bataillons de tirailleurs », qui ne sont pas embrigadés au premier amalgame de 1794. En 1796 toutefois, au second amalgame, ces bataillons sont complètement intégrés dans l’armée française : le 1e bataillon de tirailleurs entrant dans la composition de la 30e demi-brigade légère ; le 2e dans la 13e légère ; les 3e et 4e dans la 15e légère ; le 5e dans la 14e légère : à l’exception de la 13e légère, les trois autres demi-brigades sont concernées par l’expédition de Saint-Domingue. Quant à la 15e demi-brigade légère, la plus belge d’entre toutes, elle envoie ses deux premier bataillons, qui contiennent tous les anciens volontaires d’outre-Quiévrain, puisque le troisième bataillon de cette unité est composé entièrement de chasseurs basques. Quant aux autres demi-brigades, on peut supposer que les patriotes belges y sont également nombreux, puisque les demi-brigades de ligne désignées pour les colonies devaient former leur(s) bataillon(s) d’expédition avec leurs plus anciens soldats, comme dans la 20e demi-brigade de Léopold Hugo : « on tria dans sa demi-brigade tout ce qu’il y avait d’aguerri et d’équipé pour l’expédition de Saint-Domingue » 826 . Nul doute que les vétérans de ces demi-brigades envoyés à Saint-Domingue comptaient une forte proportion d’anciens tirailleurs belges dans leurs rangs !
Les Belges payent donc un très lourd tribut aux expéditions coloniales, et principalement celles de Saint-Domingue. Ils y retrouvent d’ailleurs le « père » des troupes belges, le grand organisateur des bataillons de tirailleurs de 1793 : l’adjudant général Pierre Devaux ! S’agit-il de mater l’opposition à la conscription de ces nouveaux citoyens français en leur donnant très tôt l’exemple de ce qui les attend en cas de résistance à la loi ? Ou bien cette mobilisation massive des Belges est-elle à rapprocher de l’esprit qui prévalut à la création (et au maintien jusqu’à ce jour) de la Légion étrangère : personne ne pleure un étranger mourrant pour la France comme un de ses fils ?
Le Piémont, cédé à la France en 1798, constitue à partir d’avril 1801 la nouvelle 27e division militaire, formée des départements de la Doire, du Pô, de Marengo, de la Sesia, de la Stura et du Tanaro. Malgré la création dès août 1801 des 111e et 112e demi-brigades de ligne à partir des débris des régiments du roi de Piémont-Sardaigne 827 , de nombreux soldats démobilisés et sans emploi de l’ancien régime refusent de rependre du service pour la République, continuant d’infester les routes et de se livrer au brigandage pour survivre. Aussi le premier Consul prend-il coup sur coup deux mesures : il ordonne la création le 20 avril 1803 d’un « Bataillon expéditionnaire piémontais », destiné au service colonial, et le 18 mai de quatre Légions piémontaises, dans l’intention d’y attirer tous ces soldats désoeuvrés, et ainsi ramener la tranquillité et la sécurité dans la région.
Mais de par sa fonction coloniale même, le « bataillon expéditionnaire » rencontre peu d’adhésion. Son nom est changé le 24 septembre 1803 en « Bataillon des tirailleurs du Pô ». Dès sa création, le premier Consul ne cache pas son intention d’employer cette unité pour purger la région des soldats de ses anciens ennemis : « Ordonnez une revue particulière du Bataillon pour en éliminer tous les soldats qui ne seraient pas nés en Piémont ; l’une des principales raisons d’être de cette unité est de me permettre de débarrasser le Piémont des soldats de l’ancien régime qui pourraient favoriser leur ancien prince » 828 . Le bataillon ne sera finalement jamais expédié aux colonies. Après des problèmes de recrutement et une instruction bâclée, il est passé en revue par l’Empereur en octobre 1805, qui s’en trouve fort mécontent. Sur l’avis du maréchal Soult, il place à sa tête le commandant Hulot de Mazerny, qui parle le dialecte de ces hommes. Celui-ci fait des miracles, et en deux mois restaure la discipline et le moral 829 : le 2 décembre à Austerlitz, flanqué du « Bataillon des tirailleurs corses », les Piémontais tiennent Sokolnitz avec une rare ténacité contre des forces éminemment supérieures, perdant la moitié de leur effectif engagé mais jouant une part non négligeable dans le grand succès de cette journée. Le bataillon participe ensuite aux campagnes de 1806-1807, toujours au corps de Soult, puis s’illustre de nouveau particulièrement en 1809 à Ebensberg, Essling et Wagram. Dissout en 1811, il entre alors dans la composition, toujours avec les Tirailleurs corses, d’un nouveau 11e Léger (troisième formation) qui se distinguera encore en Espagne. Les indésirables vétérans du roi de Sardaigne auront finalement bien mérité de la Grande Armée …
Quant aux quatre Légions piémontaises, elles connaissent-elles aussi de telles difficultés de recrutement que le premier Consul en limite l’organisation à une seule, qui prend le 30 juin 1804 le nom de « Légion du Midi ». L’idée qui prévaut à la formation de cette légion est la même que pour le « bataillon expéditionnaire piémontais » : « Il me paraît étonnant qu’il y ait en Piémont un si grand nombre de brigands. Il peut y avoir beaucoup d’hommes avec peu de moyens d’existence qui peuvent entrer dans les légions qu’on lève dans le pays. Activez la levée de ces légions » 830 . Mais le recrutement est de piètre qualité, comme l’indique le général Frésia, chargé de l’organisation de l’unité : « la désertion continue, les hommes ne se sont engagés que par misère, fainéantise, débauche et toutes sortes de vices » 831 . Le commandant Chevillard de Marlioz, ancien de la marine sarde et infirme, n’a pas l’allant d’un Hulot pour transformer ce ramassis de « mauvais sujets » en une troupe disciplinée : la Légion du Midi ne connaîtra jamais de sursaut salvateur comme les Tirailleurs du Pô. Un état de situation 832 du premier bataillon donné par Frésia en juin 1804, indique que neuf cent cinquante-quatre volontaires se sont engagés à cette date, mais que deux cent quatre-vingt quatre ont déjà déserté, treize ont été condamnés aux fers, quatorze sont morts et vingt et un ont été congédiés pour raison médicale. Lorsqu’il signale avoir entamé la formation du second bataillon, le même Frésia précise que « le recrutement est meilleur qu’au 1 er qui a été fait en partie dans les prisons et les dépôts » 833 . Lorsque l’inspecteur Montchoisy passe les quatre premiers bataillons de la Légion en revue à l’Automne 1804, il la trouve « constituée d’une espèce d’hommes généralement belle » 834 , mais « n’a qu’une légère teinte de la tenue et de la discipline des troupes françaises » ; quant aux officiers, ils sont « d’anciens militaires, de bonne volonté, mais peu instruits. En raison de leur âge ; ils perdront difficilement les habitudes contractées au service du roi de Sardaigne ». Début 1805, sur trois mille cent quarante-quatre volontaires engagés dans la Légion, neuf cent quatre-vingt dix-neuf auront déserté, soit un bon tiers ! Malgré tout, la Légion du Midi est considérée apte à prendre du service …
Les premiers emplois qui en sont fait démontrent que Napoléon n’a pas perdu de vue les motivations qui l’ont poussé à lever cette troupe : se débarrasser de ces loyaux serviteurs du roi de Sardaigne. En septembre 1804, le sous-lieutenant Victor Duplan, vétéran de l’armée de Piémont-Sardaigne, est envoyé avec soixante hommes renforcer la garnison du comptoir de Gorée, au Sénégal 835 . Fin 1804, l’intégralité des premier et deuxième bataillons fait route sur Rochefort pour être embarquée sur l’escadre de l’amiral Missiessy : une cinquantaine d’hommes du premier bataillon profite du trajet entre Montpellier et Rochefort pour déserter et gagner la frontière espagnole. En novembre, arrivés à Rochefort, les deux bataillons sont victimes des maladies régnant dans les ports, y compris la gale. Ils n’en sont pas moins embarqués sur l’escadre le 5 janvier 1805, fort respectivement de six cents et six cent quatre-vingt dix-sept hommes, et font voile pour les Antilles le 11. Le premier bataillon est débarqué à la Martinique le 20 février 836 , et le second à Santo Domingo le 27 mars 837 , juste après la levée du siège de cette ville par Dessalines. A peu près au même moment en Europe, les dépôts des deux premiers bataillons sont à leur tour embarqués sur l’escadre du contre-amiral Magon pour renforcer le premier envoi 838 , ainsi que deux compagnies du troisième bataillon qui ne sont pas débarquées et qui forment la garnison des vaisseaux. Très vite, les deux bataillons aux colonies connaissent le sort de toutes les troupes récemment arrivées : ils sont décimés par la maladie ! Sur deux cent vingt-six hommes restant au premier bataillon au 5 août 1805, soit six mois après son arrivée, cent quatre-vingt trois sont malades. Paradoxalement, le bataillon de Santo Domingo semble moins souffrir de la maladie, mais l’état d’esprit est mauvais : dès le lendemain de son débarquement, le commandant du bataillon en personne réclame son retour en France ! Ferrand écrit à propos de cette unité, deux mois seulement après son arrivée : « il y a peu de discipline, les officiers français et piémontais vivent mal ensemble. La plupart ne connaissent pas leur métier, les sous-officiers non plus, les soldats sont insubordonnés » 839 . Rappelons que des deux premiers bataillons, celui-ci est censé avoir bénéficié d’un recrutement de bien meilleur qualité ! Les Piémontais en viennent bien vite à se quereller très régulièrement avec le reste de la garnison de Santo Domingo, jusqu’à ce qu’en mai 1806 l’un d’entre eux tue un soldat français dans une altercation au couteau. Cette fois, Ferrand décide de dissoudre immédiatement le bataillon : ses membres sont versés dans d’autres unités de la garnison (5e Léger, Légion du Cap, 89e de Ligne, …), alors que les officiers sont renvoyés au dépôt en France, presque tous « se prétendant malades, mariés ou fils unique » 840 . Et Ferrand de conclure : « Ne m’envoyez plus de pareilles troupes » 841 . A la Martinique, les survivants du premier bataillon sont incorporés dans le 82e de ligne colonial.
En Europe, Napoléon décide en février 1806 de frapper un grand coup pour ramener de l’ordre dans cette unité, en y remplaçant tous les officiers supérieurs. Le premier bataillon reformé et un détachement du second sont ensuite envoyés au Portugal avec Junot, fin 1807. Par la suite, la Légion du Midi continuera de servir en Espagne, participant à certaines batailles majeures comme Bussaco ou le « siège » des lignes de Torrès Vedras par Masséna. Elle joue un rôle important à Fuentes de Onoro, en faisant partie de la brigade Ferey qui s’empare temporairement du village éponyme, avant d’en être rejetée. La Légion s’est cette fois bien comportée, et laisse la moitié de son effectif de départ sur le champ de bataille. Paradoxalement, c’est peu après cette première action d’éclat que Napoléon décide sa suppression, et le transfert de ses membres aux 11e et 31e Léger.
Le 30 octobre 1802, six mois avant le décret d’organisation du bataillon expéditionnaire piémontais, Napoléon avait déjà envisagé un moyen de se débarrasser des officiers piémontais sans emploi. Dans une lettre à Berthier, il écrivait : « Je vous prie (…) de choisir parmi les officiers réformés piémontais qui ont la solde de réforme deux chefs de brigade, quatre chefs de bataillon, dix capitaines, trente lieutenants et sous-lieutenants auxquels vous donnerez l’ordre de se rendre dans le plus court délai à Saint-Domingue » 842 . L’intention de se purger le Piémont des anciens soldats du roi de Sardaigne n’était donc pas nouvelle … Toutefois, je n’ai pas trouvé trace de leur passage effectif à Saint-Domingue : sans doute le projet fut-il abandonné devant le peu d’entrain des désignés à gagner leur nouvelle affectation …
2.3.3 - Les demi-brigades polonaises 843
En 1772, le royaume de Pologne est une première fois victime des ambitions territoriales de ses voisins, et le traité de partition qui est signé le 17 février entre la Prusse, l’Autriche et la Russie l’ampute d’environ 30% de son sol et 40% de sa population. Le 3 mai 1791, une nouvelle constitution plus libérale, fondée sur le principe de monarchie parlementaire, est instituée. Les opposants à cette constitution se rendent à Saint-Petersburg, et persuadent Catherine II d’intervenir pour restaurer l’ancien régime par les armes. Le 14 mai 1792, ces conspirateurs, rejoints par quelques éléments de l’armée, déclarent la fin de la nouvelle constitution, entraînant quelques jours plus tard l’intervention russe. Lâchée par la Prusse dont elle s’était rapprochée, la Pologne remporte initialement quelques victoires, sous l’égide de Tadeusz Kosciuszko et du prince Jozef Poniatowski, futur maréchal de l’Empire, mais plie finalement sous le nombre. La Pologne capitule, l’armée est dissoute, l’ancien régime restauré. Les Russes occupent les provinces de l’Est et les Prussiens, pour ne pas être en reste, envahissent le Nord du pays. Le second traité de partition, signé par la Russie et la Prusse le 23 septembre 1793, ampute le pays de plus des deux tiers des territoires et plus de la moitié des habitants qui lui restaient. Le 23 mars 1794, une insurrection nationaliste menée par Kosciuszko secoue la Pologne et ses anciens territoires désormais annexés à la Russie. Là encore, la lutte tourne initialement à l’avantage des Polonais, qui libèrent plusieurs villes, mais la révolte est matée dans le sang par les troupes russo-prussiennes. Ce qui restait de la Pologne est complètement annexé en 1795 par la Prusse, l’Autriche, mais surtout la Russie.
C’est alors que de nombreux patriotes polonais, officiers comme soldats, fuient en France, par affinité avec les idéaux révolutionnaires. Le général Kellermann en forme un bataillon complet au sein de la 21e demi-brigade dès avril 1795. Un accord signé par le général Dombrowski et la nouvelle République lombarde, sous l’égide du général Bonaparte, permet en janvier 1797 de lancer un appel à tous les volontaires polonais pour former une légion. Mille deux cents hommes se présentent dans le mois qui suit, et ils sont plus de six mille en mai. La plupart sont des exilés, révolutionnaire de 1794, mais également des prisonniers de guerre ou des déserteurs des armées autrichiennes ou prussiennes, incorporés dans les régiments de ces nations après l’annexion de leur région par celles-ci. L’enthousiasme des patriotes polonais ne se dément pas, et le nombre de légions augmente : une seconde est créée en Italie, une troisième sur le Rhin et un bataillon provisoire de mille hommes à Lille. Au total, environ quinze mille hommes s’engageront dans les différentes légions entre 1797 et 1800. Combattant leurs anciens ennemis autrichiens et russes sur tous les fronts, ces hommes n’aspirent qu’à voir la République française les récompenser de leurs efforts en les aidant à recréer le royaume de Pologne. Leurs attentes sont pourtant déçues lorsque la France, désireuse de faire rapidement la paix avec l’Autriche, signe la paix de Lunéville avec cette dernière sans même évoquer le sort de la Pologne. Le nombre et l’organisation de ces troupes polonaises subissent de profondes modifications de 1797 au Consulat, jusqu’à être réorganisées par ordre 10 décembre 1801 en trois demi-brigades polonaises, qui passent du service français à celui de la République cisalpine (1e et 2e demi-brigades) et du royaume d’Etrurie (3e demi-brigade), pays satellites, pour ne pas irriter les anciens ennemis de la France. « Ce fut là notre dernier beau moment. La paix de Lunéville ! Puis les âmes s’ombragèrent. Nous savions que la dernière pétale était tombée de la corolle de l’espoir. (…) Plus personne ne pouvait dire ce qui se passerait ensuite. D’aucuns prétendaient qu’on allait entrer au service du roi d’Etrurie ; d’autres à la solde transalpine. La populace soldatesque prit peur. Il y eut des désertions ; le désordre régnait. C’est alors qu’arriva au quartier général de Modène le général Vignolle, afin d’y instaurer une nouvelle organisation [la réorganisation en trois demi-brigades] et discipline » 844 .
Les Polonais se sont montrés dans ces campagnes révolutionnaires d’aussi ardents républicains que leurs camarades français, principalement ceux ayant combattu sur le Rhin avec Moreau et formant après réorganisation la 3e demi-brigade polonaise. Ainsi Kosciuszko, commandant en chef nominal de toutes les forces polonaises au service de la France, refuse de servir le gouvernement consulaire depuis le coup d’état de Brumaire, sauf à voir Bonaparte se prononcer ouvertement en faveur de la cause polonaise. Le 3 mai 1801, en signe de protestation, le général Kniaziewicz et « bien d’autres officiers de tempérament avaient laissé tomber l’uniforme » 845 , n’attendant plus rien de Bonaparte en faveur de leur patrie, appelant même à la dissolution des légions, dont la raison même d’être est désormais dévoyée …
Ceux qui restent et continuent à croire que la France se souviendra un jour de leurs aspirations nationales voient leurs espérances bien malmenées lorsqu’ils perdent successivement leurs commandements lors du passage de l’armée sur le pied de paix : le premier d’entre eux, le général Dombrowski, se voit retirer le commandement supérieur de ses Légions polonaises d’Italie pour le titre ronflant mais sans grande autorité d’« Inspecteur général des forces armées polonaises » ; les généraux Wielhorski et Jablonowski de l’ancienne Légion du Danube sont retirés du service actif et placés en demi-solde ; … « Les onze bataillons d’infanterie furent réduits à neuf (…) Près de cent officiers perdirent leur place en récompense de leurs mérites » 846 . On comprend dès lors le ressentiment et la désillusion des troupes polonaises, particulièrement de la très jacobine et républicaine 3e demi-brigade lorsqu’elle passe au service du roi d’Etrurie, monarque d’opérette mais vrai despote, placé sur ce trône par la France pour satisfaire son allié espagnol. Et pour ne rien arranger, ce dernier comme la République cisalpine ne payent les Polonais que très irrégulièrement : « C’est ainsi que [les demi-brigades polonaises] furent dispersées, annonçant le crépuscule des Légions. Lorsque cela fut accompli, durant quelques mois, la solde de la troisième demi-brigade fut suspendue » 847 . La 3e demi-brigade polonaise, la plus revendicative, menace même de se dissoudre elle-même, ce qui aurait poussé le premier Consul à envisager la déportation d’une centaine des plus mécontents à Madagascar. La mutinerie est proche en avril 1802 lorsque le premier Consul la désigne pour le service colonial, en l’occurrence pour faire partie des renforts envoyés à Leclerc à Saint-Domingue.
Officiellement, la destination est tenue secrète jusqu’à ce que les navires de transport aient prit la mer, mais ce n’est qu’un secret de polichinelle, au moins parmi les officiers, comme le fait remarquer ironiquement le commandant du deuxième bataillon, W. Bolesta : « Bien que les Antilles soient notre lieu de destination, il plaît à tous de considérer notre destination comme secrète » 848 . Même pour ceux qui l’ignorent encore, comme le lieutenant Rogalinski, certains détails ne trompent pas : « Personne ne connaît notre destination (…) nous avons trois mois de provisions à bord. Il semble, toutefois, que nous fassions voile vers l’Amérique (…) pour voir les nombreuses merveilles des îles découvertes par Colomb » 849 . Et très vite, beaucoup font le lien entre cette affectation, l’attitude trop ouvertement républicaine et hostile au gouvernement des Polonais, et le coût que représente le maintien de ces unités étrangères pour le trésor de la République ou de ses alliés : le bruit commence à courir que Bonaparte utilise les guerres coloniales pour se débarrasser des éléments de l’armée politiquement indésirables. Un mois à peine après la désignation de la 3e demi-brigade polonaise pour Saint-Domingue, un écrivain allemand, J. G. Seume, qui ne semble rien ignorer de la destination de celle-ci, écrit en conséquence à Dombrowski : « Avec ses manières subtiles Bonaparte veut éliminer les parties de l’armée qui pourrait s’opposer à ses plans de conquête de l’Europe » 850 . O. Orchowski, un républicain polonais, prédit de même une destinée tragique pour « ces malheureux hommes qui ne verront plus jamais leur patrie tourmentée. Leurs os et leurs cendres seront un jour maudits pour ceux qui les envoyés contre leur volonté pour ramener l’esclavage à Saint-Domingue. (…) La France a démontré que la cause polonaise lui est tout à fait étrangère » 851 . Un autre écrit, toujours à Dombrowski, peu après le départ de la 3e demi-brigade polonaise : « Mais ceux qu’on a relégué sur les rochers brûlants de Saint-Domingue pour lutter contre les nègres, les fièvres et le désespoir, ceux-ci ne sont malheureusement que trop à plaindre. Je bénis les contretemps qui s’opposaient sans cesse à mon voyage pour Livourne. Je me suis épargné une des plus cruelles douleurs d’être le triste spectateur de leurs adieux déchirants sans doute » 852 .
Pourtant, afin de faire « passer la pilule », le gouvernement français décide de reprendre la 3e demi-brigade polonaise à son service, puis plus tard de la convertir en 113e demi-brigade de ligne française 853 , accordant ainsi à tous la citoyenneté française et les avantages qui vont avec. Les hommes reçoivent également leur paie du mois de mai, ainsi que cinquante jours de paie en retard, ce qui a l’effet, vraisemblablement recherché, de les rendre plus réceptifs à leur nouvelle affectation. Peu avant le départ, les Polonais touchent également des tenues tropicalisées. Peu d’officiers, pourtant informés de leur destination, cherchent à se soustraire au service colonial : au contraire, ceux qui sont néanmoins dans ce cas sont facilement remplacés par des volontaires provenant des officiers licenciés à la réduction d’effectifs. Ces derniers le regretteront plus tard amèrement, comme le lieutenant Zadora : « Je t’écris probablement pour la dernière fois avant ma mort, car de la 3 e demi-brigade, nous ne sommes restés que trois cents hommes et quelques officiers (…) tout le reste est mort, parmi lesquels ton frère, dont le sort a été de mourir quelque mois après son arrivée de sa propre mort ; je t’écris dans le dernier désespoir, en me reprochant ma sottise, mon désir d’aller en Amérique. (…) Quel malheureux moment, quand je me rappelle la sottise faite par ma propre volonté malgré tant de persuasion ; persuade Téodor (…) qu’il n’embarque pas, que de nous deux au moins il vive » 854 . Et si les officiers polonais manquent, ce sont des Français qui se portent volontaires, comme le capitaine Tyssot, qui obtiendra au sein de la 2e demi-brigade polonaise le commandement par intérim du troisième bataillon, après que le commandant nominal se soit fait porter pâle …
Toutefois, pas mesure de précaution, les quelques deux mille cinq cents hommes de la 3e demi-brigade polonaise sont embarqués à Livourne les 14 et 15 mai 1802, entre « les cinquième et soixante-troisième demi-brigades [françaises] en armes, disposant d’ordre leur permettant d’utiliser la force en cas de (…) résistance » 855 , et emportant avec eux une multitude de femmes et d’enfants qui vont considérablement réduire la place à bord et les rations de voyage. A peine sortie du port le lendemain, la flottille portant les renforts pour Saint-Domingue est prise dans une tempête au cours de laquelle le bâtiment de transport « Madona Saint-Nicolas » sombre avec deux compagnies du troisième bataillon : « de deux cent quatorze hommes tant officiers que sous-officiers et soldats, il n’est sauvé qu’un capitaine, un lieutenant et cent soixante sous-officiers et soldats. (…) J’ai perdu un sergent-major et sa femme, un sergent et son épouse, deux caporaux » 856 . L’expédition commence mal, d’autant que les hommes sont entassés à bord, malgré les recommandations faites par leur commandent, le chef de brigade Bernard, auprès des autorités maritimes. La tempête ayant causé des avaries, la flottille relâche deux semaines à Cadiz où plusieurs officiers en profitent pour déserter, alors que d’autres, parmi lesquels le commandant du premier bataillon, le chef de bataillon Wodzinski, donnent leur démission … qui est refusée. Ce n’est qu’après le départ de ce port que les militaires sont officiellement informés de leur destination, quoique comme on l’a vu, tous les officiers étaient déjà au courant, et l’information avait du transpirer jusqu’aux hommes du rang. Le moral des hommes est alors au plus bas : « à l’œil nu nous pouvions voir le vieux continent. Silencieux, ils faisaient leurs adieux au continent qui les avait vu naître. Une tristesse terrible » 857 .
La 3e demi-brigade polonaise arrive à Saint-Domingue le 2 septembre 1802, après près de trois mois passés à bord des bâtiments de transport. Pourtant, les hommes ne sont pas autorisés à passer à terre : « Cette légion est arrivée depuis deux jours et l’insurrection est si violente dans le Nord que j’ai été obligé de la faire marcher de suite » 858 . Les Polonais sont donc divisés en trois groupements opérationnels, forts d’un bataillon chacun, qui seront débarqués directement sur le point où leur présence est requise 859 , sans leur laisser le temps de s’acclimater et de se remettre de leur long périple. Leclerc n’ignore pourtant pas leur état : « La Légion Polonaise est nue, mal armée et il lui est dû plusieurs mois de solde ». De plus, des officiers de l’état-major ayant passé les Polonais en revue sur les transports, il ressort que ceux-ci sont « émaciés, leurs vêtements en lambeaux, indisciplinés et manquant d’esprit combatif, inspirant difficilement confiance (…) Pendant cent dix jours aucun des soldats n’a posé le pied à terre bien qu’ils aient passé quelques temps à Malaga (…) et la plupart du mois de juillet à Cadiz (…) tant était grande au sein de l’état-major la crainte que les Polonais puissent déserter, comme cela s’était déjà passé en Italie. Durant la longueur d’un voyage chaud et épuisant, les exilés révèrent peu de distinctions militaires. Ni les honneurs ni leur patrie ne seraient leur récompense pour leurs services au-delà des océans. Ils n’aspiraient qu’à sentir un sol ferme sous leurs pieds, à noyer leurs nombreux chagrins dans la boisson, à ressentir la joie du baiser d’une femme » 860 . L’alcool semble en effet faire cruellement défaut à ces hommes, pour que Leclerc mette en garde le général Boudet à ce sujet : « Vous avez aujourd’hui le 1 e bataillon de la Légion polonaise fort de 750 hommes au Haut du Cap, empêchez ces hommes de se livrer à la boisson » 861 . Dès leur arrivée, déjà quatre cent quarante-deux malades sont dirigés sur l’hôpital de la Tortue. Et Leclerc de conclure, comme Ferrand plus tard au sujet de la Légion du Midi : « Ne m’envoyez pas de troupes nues et avec un arriéré considérable comme les Polonais, ils étaient mal armés ».
Engagés immédiatement, les Polonais débloquent en peu de temps la situation, leur arrivée produisant « un bon effet » 862 partout où ils sont engagés : « l’insurrection reprenait par défaut de moyen de compression. (…) L’arrivée de la légion polonaise a un peu changé les choses » 863 ; « depuis l’arrivée des 634 non 700 hommes polonais au Borgne, le général Clauzel a repris toutes les positions qu’occupaient les brigands » 864 . Il faut dire que malgré les privations, trois mois en mer dans des conditions terribles ont transformé leurs appréhensions ou états d’âme à servir dans cette guerre en un désir ardent de poser le pied à terre coûte que coûte ; et à la première vue, l’île tant redoutée de Saint-Domingue leur apparaît même comme un paradis exotique : « Tu [Saint-Domingue] nous es apparue tel un paradis terrestre lorsque nous vîmes de loin le sommet du mont Cibao couronné de pins et de cyprès. La chaleur humide émanait vers nous de tes savanes, tandis que les palmeraies nous faisaient miroiter les éclairs des flamants multicolores, pareils aux fleurs volantes. Où l’œil se posait avec joie, il y avait des figuiers, des champs de canne à sucre, d’arbres à cacao, tabac, riz, seigle, maïs. Mais un cruel réveil viendra assez tôt » 865 .
Pourtant très vite l’opinion à leur sujet s’inverse : les désertions se multiplient, et ceux qui restent se contentent de se faire tuer par devoir pour une cause qu’il leur répugne de défendre : « Les Polonais, quoique braves, sont trop lents et se font tuer par les noirs » 866 (Leclerc) ; « Le général Brunet et les autres commandants de colonne se plaignent avec amertume du peu d’ardeur des Polonais . Ces hommes pesants et apathiques, étrangers à nos cœurs et à notre langue, transportés à une distance si immense de leur patrie, perdent ici toute énergie » 867 (Thouvenot) ; « on ne peut taxer ses étrangers de lâcheté puisqu’ils se font tuer de pied ferme, mais (…) il est impossible de les lancer et de leur donner l’impulsion nécessaire dans les moments difficiles » 868 (Rochambeau) ; « malheureusement les polonais n'ont pas, comme les Français, l'amour de vaincre » 869 (Brunet).
Lents, pesants, apathiques, manquant d’ardeur, d’énergie ou d’impulsion … c’est que le cœur n’y est pas. Quelques jours après sa défection, à la mi-octobre 1802, Dessalines explique dans une lettre les raisons de son geste à son ancien collègue, le général Quantin : il y dénonce la trahison de la France vis-à-vis des anciens esclaves, et affirme compter dans ses rangs « de nombreux soldats européens qui sont inquiets, loyaux et tourmentés parce que ce sont des hommes qui, comme moi, ont pris les armes pour leur propre liberté, et je les considère comme mes amis » 870 . Tout porte à croire, même si Dessalines ne l’indique pas clairement, que ces transfuges sont Polonais : Dessalines ne faisait pas de prisonniers, à l’exception des ces derniers et de quelques Suisses ou Allemands. De plus, les Polonais vont être profondément marqués par un, voire deux massacres, dont ils vont être les témoins ou les acteurs. Les différentes versions de cette affaire sont très confuses : le lieu, la date et l’identité de l’unité qui en fut victime varient grandement, quoique le mode opératoire reste le même, ce qui m’amène à penser qu’il y eut deux massacres que les historiens ou les mémorialistes écrivant longtemps après les faits auraient tendance à mélanger. La première affaire a lieu dès le lendemain de la défection de Dessalines, soit le 17 octobre 1802. Ce dernier appelle les unités de couleur de l’armée expéditionnaire à rejoindre l’insurrection. Toutes les demi-brigades coloniales qui en eurent l’occasion suivirent Dessalines, mais un bataillon de la 12e demi-brigade coloniale (noire), commandé par le chef de bataillon Désiré 871 et fort de quatre cents hommes, n’en eut pas le temps. Il faisait partie de la garnison des Verettes avec le bataillon polonais du commandant Bollesta 872 et la garde nationale (mulâtre) de cette localité, sous le commandement supérieur du chef de bataillon mulâtre Faustin Répussard, commandant cette dernière. Les hommes de la 12e demi-brigade coloniale entendaient bien rejoindre Dessalines. L’apprenant, Faustin Répussard alerta le général Fressinet, commandant la brigade : « Il était impossible pour notre seul bataillon [polonais] de garder efficacement tant de noirs ; ils n’y avaient pas d’autres alternatives que de les exterminer jusqu’au dernier. L’exécution d’un tel plan requérait une application décidée et rapide : le général Fressinet, notre commandant, ordonna aux noirs de se présenter pour l’inspection, sans arme comme à l’ordinaire. Quand ils furent assemblés pour la revue, le bataillon de Bolesta, armes au poing, les entoura soudainement et les tua à la baïonnette. Après avoir accompli une action aussi meurtrière, le bataillon polonais monta sur un navire à Saint-Marc et arriva à Port-au-Prince » 873 . Wierzbicki voit ce massacre comme un meurtre, mais d’autres sont plus fatalistes : « Les laisser libres, c’était renforcer l’armée ennemie ; les traîner derrière soit, c’était s’exposer à la trahison au pire moment. (…) Nous empoignâmes nos armes et, vu qu’ils étaient sans défense, nous les massacrâmes à la baïonnette (…) jusqu’au dernier. Une demi-heure ne s’était pas écoulée, et plus un seul ne respirait. La guerre, c’est la guerre » 874 . Ces faits sont également corroborés par Beaubrun-Ardouin : « Faustin Répussard (…) avait sous ses ordres un bataillon de polonais et un autre de la 12 e coloniale (…). Les soldats de la 12 e laissèrent percer leur satisfaction des évènements de la Petite-Rivière et leur désir de prendre parti avec Dessalines ; (…) et tout ce bataillon, y compris son chef, fut mis à mort » 875 .
Une fois les troupes noires des Verettes exécutées, Fressinet, Répussard, les Polonais et la garde nationale mulâtre de cette localité se replient sur Saint-Marc, où le bataillon de Bolesta embarque pour Port-au-Prince. Soit il laisse deux compagnies derrière pour renforcer la garnison, soit il est contraint de les renvoyer dès son arrivée à Port-au-Prince : toujours est-il que cent quinze polonais sont présents à Saint-Marc le 24 octobre 1802, quand se joue le second massacre. La garnison de la ville est alors formée du 3,/71e demi-brigade de ligne, du 2,/79e, de la garde nationale des Verettes, des deux compagnies du 2,/3e demi-brigade polonaise et de la 4e demi-brigade coloniale (noire). Apprenant, ou suspectant, la trahison imminente de cette dernière unité, Fressinet décide de réitérer la manœuvre des Verettes : il ordonne de faire l’exercice à toutes les troupes sur la place de la ville, avant de sonner l’hallali de la 4e coloniale, comme nous l’avons vu à travers les mémoires de Peyre-Ferry 876 . Or celui-ci ne cite pas les Polonais, certes en petit nombre, dans son récit de ce « fait d’arme », pas plus que Madiou qui corrobore ses dires. Toutefois, ce dernier précise en note : « Nous profitons de l’opportunité pour observer que les troupes polonaises se battaient avec peu d’enthousiasme contre les forces indigènes depuis que des tentatives avaient été faites de réintroduire l’esclavage. Ils déclaraient fièrement que seul le devoir militaire pouvait les contraindre à brûler leur poudre contre la liberté » 877 . Les Polonais participèrent-ils à ce dernier massacre ? Il se peut qu’ils aient refusé, dégoûtés par leur précédente expérience dans ce domaine aux Verettes ; à moins que contraints et forcés, ils aient là aussi obéi en manquant d’ardeur … Ces massacres allaient toutefois laisser des traces dans l’esprit des Polonais, tant ils reviennent souvent dans les lettres et mémoires des participants. Est-ce là l’élément déclencheur de leur prise de conscience ? « En quelques semaines, de notre bataillon, qui comptait mille gaillards ne restaient en vie qu’une vingtaine » 878 . On entrait alors en pleine saison des fièvres, mais ne peut-on également supposer qu’au moins quelques-uns de ces farouches républicains, écoeurés, aient été rejoindre Dessalines ?
La 3e demi-brigade polonaise paye comme toutes les autres unités le tribut à Saint-Domingue : forte de deux mille deux cent soixante-dix 879 hommes à son arrivée le 2 septembre 1802, elle est réduite à neuf cent soixante-six 880 une vingtaine de jours plus tard, par la fièvre ou les combats violents dans lesquels elle est immédiatement jetée ou encore, comme on l’a vu, par la désertion. Dans les semaines qui suivent, le premier et le troisième bataillons sont réduits à environ une centaine d’hommes chacun, seul le second parvenant à stabiliser longtemps son effectif autour de quatre cents hommes. En février, « après d’importantes pertes en officiers, le bataillon premier au nombre de 7 hommes, et le 3 e au nombre de 48, ont été attachés à la 74 e & 31 e demi-brigades. Le 2 e bataillon lui-même reste à ce jour triste de notre désorganisation, outre les maladies qui règnent à l’ordinaire » 881 . Malgré tout, elle est l’une des unités les plus résistantes parmi les renforts : « la maladie les a atteints et à l’exception de la légion polonaise, tous les renforts sont anéantis » 882 . C’est dire l’état des autres bataillons venus en renfort !
Pendant ce temps, en Europe, le premier Consul préparait une nouvelle expédition de renfort. Les terribles nouvelles venant de Saint-Domingue semblent avoir été confinées aux membres du gouvernement, car Murat lui-même se porte volontaire pour en faire partie ! Et lorsque Napoléon lui demande de désigner l’une des deux demi-brigades polonaises restantes pour l’expédition, il choisit sans hésiter la 1e, dont il ne cesse de vanter les mérites et dont le chef de brigade, Grabinski, est un ami. Sans doute n’aurait-il pas montré tant d’enthousiasme s’il avait su ce qui se passait réellement aux Antilles … Par contre, Grabinski, ayant vraisemblablement reçu des nouvelles de ses compatriotes de la 3e demi-brigade via le courrier de ceux-ci ou via Dombrowski, que tous les officiers à Saint-Domingue tenaient largement informés, refuse catégoriquement cet « honneur ». Il se lance dès lors dans une vaste campagne de lobbying pour sauver sa demi-brigade (et lui-même par la même occasion) de la destruction. L’effort semble payant lorsque le gouvernement désigne finalement la 2e demi-brigade polonaise en lieu et place de la 1e. Grabinski et ses hommes sont soulagés, mais n’ignorent rien des conséquences de leur chance, comme l’écrit le capitaine Paul Fadzielski : « Notre bonne fortune fait l’infortune d’un autre (…) [La 2e demi-brigade] laissera la patrie derrière elle, peut-être pour toujours, pour voyager vers des pays vides pour combattre des Nègres pour leur propre sucre » 883 .
Mais ce qu’ils ignorent, c’est que le lobbying de Grabinski n’est pas le seul responsable de ce retournement de situation. Au même moment, la 2e demi-brigade polonaise se faisait remarquer pour son attitude de plus en plus ouvertement républicaine et anti-bonapartiste, au point d’attirer l’attention des polices françaises et italiennes. Une loge maçonnique est mise à jour au sein de l’unité, dirigée par un ex-officier napolitain : H. M. Aurora, ardent républicain qui avait perdu ses illusions vis-à-vis de la France lorsque celle-ci avait fait dissoudre sa Légion napolitaine, dont l’existence heurtait la sensibilité autrichienne. Le Consulat avait autorisé le renouveau en France de la Franc-maçonnerie, dans les cercles militaires principalement, de même qu’en Italie. Mais très vite, le Grand Orient d’Italie avait commencé à montré des marques d’hostilité à l’encontre de la politique française d’occupation de la péninsule. Et Aurora était de ceux-là. Démasqués, lui et ses sympathisants sont accusés de conspiration anti-française, arrêtés, mais les Polonais sont rapidement relâchés. C’est le chef de brigade Aksamitowski, commandant la 2e demi-brigade polonaise, qui a lui-même dénoncé ses hommes ! Seul Aurora est enfermé dans un asile, pour éviter un procès embarrassant. Il n’en fallait pas plus pour convaincre le gouvernement français d’envoyer cette demi-brigade rejoindre la 3e à Saint-Domingue pour méditer sur ses errements politiques. La nouvelle est annoncée officiellement à la 2e demi-brigade fin novembre. Cette fois, personne ne se fait d’illusion sur le sort qui l’attend : ni l’augmentation de la paie de 50% pour service colonial, ni les rêves de pays exotiques ne peuvent contredire les lettres morbides reçues régulièrement de proches de la 3e demi-brigade à Saint-Domingue.
La 2e demi-brigade polonaise quitte ses casernes le 3 décembre 1802 pour se regrouper à Reggio avant d’embarquer à Gênes. A Reggio, une enquête 884 est menée au sein de la demi-brigade pour découvrir qui propage au sein des troupes polonaises des rumeurs concernant l’extermination inutile des Polonais. Le 16 décembre à Parme, où Murat devait les passer en revue avant leur départ, les Polonais traversent une ville vide et aux fenêtres et volets clos : des rumeurs persistantes de mutinerie ont incité les autorités à la prudence, et Murat lui-même n’ose se présenter devant eux comme promis. C’est un de ses aides de camp qui annonce officiellement l’incorporation de la demi-brigade dans l’armée française comme 114e demi-brigade de ligne, et l’attribution automatique de la nationalité française à tous ses membres. La nouvelle semble avoir atténué les rancoeurs accumulées depuis de long mois par les Polonais : les exilés ont de nouveau une patrie, et ils saluent la décision par des cris de « Vive le premier Consul ».
Malgré cette apparente bonne volonté retrouvée, la nouvelle 114e demi-brigade de ligne est escortée jusqu’à Gênes par un détachement du 3e Chasseurs à cheval, officiellement là pour faciliter la liaison avec le haut commandement, mais plus sûrement pour surveiller la colonne. Le commandant Kosinski mentionne « un escadron de cavalerie française gardant notre demi-brigade alors qu’elle marchait (…) au cas où une seule malheureuse victime voulait échapper au coup porté par l’avarice meurtrière d’Aksamitowski » 885 . Peu avant l’embarquement, le général Gardanne passe les Polonais en revue, et découvre que leur armement est dans un état déplorable 886 . Il donne des ordres pour leur faire livrer mille cinq cents nouveaux fusils, mais ceux-ci n’arriveront pas à temps : la 2e demi-brigade polonaise part avec environ 60% de ses fusils considérés comme impropres au service ! Ils partent également sans toucher leurs arriérés de paie, sans parler des trois mois d’avance promis aux troupes coloniales. Par contre, ils reçoivent leurs tenues tropicalisées. Aksamitowski qui sait n’avoir plus aucune autorité sur ses hommes, qui le méprisent et le considèrent comme un véritable Judas, se voit ordonner par Murat (après une entrevue entre les deux dont rien ne filtrera) de rester en Europe pour clôturer les comptes de la désormais défunte 2e demi-brigade polonaise. La commission spéciale formée pour l’occasion est composée de deux membres, Aksamitowski lui-même et le capitaine Darewski. Mais comme la 3e demi-brigade polonaise, dans la même situation, avait nommé trois membres, le chef de brigade s’empresse de nommer son cousin H. Falkowski pour compléter le trio qui restera derrière, en Italie, s’attirant par là de nouvelles critiques quant au sacrifice qu’il a fait de ses hommes tout en sauvant sa vie et celle de son cousin. Les tensions sont telles au sein de la demi-brigade polonaise que des rumeurs parviennent aux oreilles des généraux français, selon lesquelles un parti a émergé parmi les officiers, refusant purement et simplement d’embarquer tant qu’Aksamitowski n’est pas remplacé par Kosinski. Ce dernier clame par voie de presse n’être pour rien dans cette affaire, affirmant préférer la retraite plutôt que ce commandement : il est entendu et rapidement mis en retraite avec le grade de général de brigade. Néanmoins, un vif échange de lettres entre Aksamitowski et Kosinski amène les deux hommes à s’affronter en duel au pistolet : après trois tirs manqués de chaque côté, les deux hommes se séparent toujours brouillés. Kosinski rentre alors en Pologne, et Aksamitowski qui doit rester en Italie est remplacé à la tête de la 114e demi-brigade de ligne par le commandant Tomasz Zagorski.
C’est sous son commandement que la 114e demi-brigade embarque les 24 et 25 janvier 1803. « Esclave du devoir, ils partirent garder les prisons où l’Européen avare et dégénéré torture le malheureux Nègre » 887 . La demi-brigade compte alors deux mille quatre cent quatre-vingt sept hommes, mais six cents ne peuvent être embarqués et restent à terre en attendant un prochain envoi. C’est justement à cette période que se répand en Italie la nouvelle du retour de la dépouille de Leclerc, et avec elle les témoignages de première main de nombreux officiers de sa garde d’honneur. Il n’existe alors plus aucun doute sur les ravages qu’occasionnent les maladies à Saint-Domingue, le moral des troupes chargées de renforcer l’armée expéditionnaire est au plus bas. Le général Sarrazin, qui doit commander les troupes partant de Toulon, le constate : « Enfin j’arrivai à Toulon, le 6 janvier 1803, au même moment où le vaisseau qui portait le cadavre du général Leclerc entrait dans la rade. (…) Je m’embarquai sur-le-champ, et ma présence contribua à calmer le premier bataillon de la 7 e demi-brigade légère qui, après s’être abouché avec les arrivants de Saint-Domingue, avait témoigné son mécontentement d’avoir une telle destination » 888 . L’état d’esprit est le même à Gênes : « Je me passerais de sucre pour le restant de mes jours, et prendrait mon café avec du poivre si je pouvais éviter un tel voyage » 889 .
Mais le capitaine Fadzielski n’a pas cette chance : l’escadre du contre-amiral Bedout fait voile le 27 janvier 1803. Dispersée par une tempête, les transports arriveront à Saint-Domingue en ordre dispersé entre les 9 et 29 mars. Les six cents hommes restés en arrière et embarqués plus tard sur de plus petits bâtiments profitent de vents plus favorables et arrivent même à Saint-Domingue avant l’expédition principale ! Si pour ces derniers les conditions de voyage ne sont pas trop éprouvantes (rations complètes, quarante-deux jours de voyage seulement contre plus de soixante pour le reste de l’escadre, espace suffisant à bord), ce n’est pas le cas pour le gros des troupes. Arrivés à Saint-Domingue, la 2e demi-brigade polonaise est accueillie par les restes de la 3e : « Notre poignée de survivants les attendait sur la berge, afin de leur rendre les honneurs. Lorsqu’ils nous virent, ils se mirent à trembler ; et plus encore lorsqu’ils apprirent qu’ils voyaient là la moitié de la première Légion » 890 .
Comme leurs malheureux prédécesseurs de la 3e demi-brigade polonaise, les soldats de la 2e sont engagés sans attendre. Le capitaine général Rochambeau a ordonné une vaste contre-offensive dans le Sud, principalement autour des Cayes, sous le commandement du général Brunet. Cette fois encore, la demi-brigade polonaise est divisée en trois groupements opérationnels de la force d’un bataillon chacun, qui vont former le noyau d’autant de colonnes : le premier bataillon polonais (commandant Malachowski) et la garde nationale locale formeront la première colonne sous le fameux général d’Arbois de Jubainville ; le second bataillon polonais (commandant Jasinski), des détachements des garnisons de la côte Sud et de la garde nationale forment la seconde sous l’adjudant-commandant Lefebvre-Desvaux ; le troisième bataillon (capitaine Tyssot) et des gardes nationaux forment la troisième sous le général Spital, venu de Gênes à bord des mêmes transports que les Polonais et qui meurt trois jours à peine après son débarquement, remplacé pendant l’opération par l’adjudant-commandant Saqueleu ; enfin une quatrième colonne est constituée, forte seulement de cinq cents hommes sous les généraux Laplume et Sarrazin, autour des restes du 3,/14e demi-brigade légère et de la garnison des Cayes. Le plan du général Brunet prévoit un mouvement concentrique des quatre colonnes autour des Cayes pour écraser les rebelles. Celles-ci se mettent en marche à partir du 26 mars … et dès lors tout va mal tourner. Le général insurgé Ferrou, jouant sur les lignes intérieures, concentre ses forces sur les colonnes françaises l’une après l’autre, neutralisant pendant ce temps les autres à l’aide de petits détachements leur tendant des embuscades et menant une guerre de harcèlement. La colonne de Lefebvre-Desvaux est la plus malmenée : l’adjudant-commandant Bernard, envoyé par d’Arbois de Jubainville à son secours, est tué à la tête des Polonais qu’il ne parvient pas à lancer à l’assaut des positions ennemies, ceux-ci ne comprenant visiblement pas le français et se faisant tuer en formation serrée sans bouger … Laujon, qui reconnaît aux Polonais une grande valeur dans les guerres conventionnelles ou les sièges de forteresses, affirme qu’ils sont totalement inadaptés dans la guerre contre les noirs, s’acharnant à attaquer en colonnes d’assaut, drapeaux déployés et musique jouant à tout rompre, ce qui en fait des cibles faciles dans une guerre d’embuscade 891 : « Au premier coup de fusil des nègres, les Polonais déchargent leurs armes tous ensembles et veulent subitement prendre la fuite. Jacqueleu [Saqueleu] qui avait été envoyé des Cayes au secours de Lefebvre [Lefebvre-Desvaux] charge Bernard qui commandait la colonne de Darbois [d’Arbois de Jubainville] de contourner les insurgés. Mais les Polonais au lieu d’exécuter le mouvement en silence battait la charge, poussait des cris affreux (…). Deux goélettes qui suivaient la marche des troupes canonnèrent la gauche des rebelles, on croit le moment favorable pour faire donner les Polonais. Jacqueleu se précipite à leur tête mais ils préfèrent rester en place exposés au feu de l’ennemi sans faire un seul pas en avant pour attaquer les retranchements. Bernard qui avait tourné la droite des nègres fut tué, le désordre se met parmi ses gens. La colonne du centre lâche pied et se retire sur les Coteaux » 892 .
Par la suite, les Polonais s’accrochent aux villes côtières, comme les autres troupes de l’armée expéditionnaire. La plupart tombent aux mains des Anglais lors des diverses capitulations, voire dans celles des insurgés, comme à Jérémie où Ferrou se montrent magnanimes. Ces derniers ont plus de chance que leurs frères d’armes français, puisqu’ils sont bien traités avant d’être remis aux Anglais, et même autorisés à s’installer définitivement à Saint-Domingue pour ceux qui le désirent. Environ quatre cents de ces derniers, prisonniers ou déserteurs, choisirent cette dernière option, et il s’en trouvait encore des descendants pour informer le pape Jean-Paul II de l’existence de cette communauté d’origine polonaise lors de sa visite à Haïti en 1983.
Un petit nombre, anciens du 2,/3e demi-brigade polonaise, le seul bataillon de cette demi-brigade à avoir gardé une certaine structure malgré la maladie, parvint à s’échapper du Môle Saint-Nicolas lors de l’audacieuse sortie du général de Noailles. Par la suite, ils l’accompagnèrent dans son voyage jusqu’à Cuba, et c’est à la tête de grenadiers français et polonais que ce général s’empara de la « Hazard » dans la nuit du Jour de l’An 1803-1804 893 . Réunis ensuite sous le commandement du général Lavalette, soixante légionnaires des deux demi-brigades périssent avec lui lors de son naufrage dans les « Jardinas de la Reina ». Bien que les relations de contemporains donnent des chiffres aussi alarmistes que deux cents survivants seulement pour les deux demi-brigades, Pachonski et Wilson estiment qu’environ sept cents rentrèrent en France tout au long du Consulat et de l’Empire, via Saint-Domingue même, Santo Domingo pour ceux qui rejoignirent Ferrand, Cuba ou même les Etats-Unis où ils s’étaient réfugiés pour d’autres. Il faut mentionner le parcours du capitaine Blumer : passé à Cuba, il réunit à lui d’autres rescapés polonais pour former un équipage de corsaires de cette nation au service de la France, sans doute le premier et unique équipage de flibustiers polonais sévissant dans les Antilles ! Il passe ensuite en Floride, et y séjourne chez les tribus indiennes locales. Il rentre finalement en Europe en 1812, à temps pour participer à la campagne de Russie. Ces exploits furent même rapportés au Tsar Alexandre Ier. Installé en Pologne à la chute de l’Empire, il meurt à Varsovie pendant l’insurrection de 1831, dans un combat contre les cadets pro-russes des lanciers polonais.
Quant aux autres survivants, ils partagent le sort des autres unités de l’armée française : dépouillés par les Anglais, ils sont conduits à la Jamaïque pour y être détenus. Là, ils sont entassés à bord de pontons particuliers avec les autres prisonniers suisses et allemands, afin de les contraindre à prendre du service dans l’armée britannique. Cinq cents d’entre eux signent leur engagement dans le 60th Regiment of Foot, les « Royal Americans » 894 , dont ils formeront avec d’autres prisonniers étrangers de Saint-Domingue le cinquième bataillon. Un tiers de ceux-ci déserteront ce bataillon pendant la guerre d’Espagne pour repasser dans l’armée française et s’engager dans la Légion de la Vistule.
Un état de situation des troupes aux colonies, rédigé au début de 1803 indique que la force totale des deux demi-brigades polonaises aux colonies, soit six bataillons, est de cinq mille cent soixante-six hommes 895 . Les survivants mentionnés plus haut se montent à au moins mille six cents hommes, soit environ 30% des Polonais envoyés aux colonies, ce qui les placerait presque parmi les unités les moins meurtries par la campagne ! Paradoxalement, ces soldats d’Europe centrale semblent avoir résisté bien mieux que les Français au climat des Tropiques : alors que Suisses et Allemands périrent presque jusqu’au dernier, les Polonais ont subit d’énormes pertes au feu dès leur débarquement, et malgré cela un tiers d’entre eux a survécu aux maladies.
Sacrifiés sur l’autel de la normalisation des relations avec l’Autriche et la Russie, des réductions de budget militaire et surtout victimes de cet esprit républicain qu’ils avaient embrassé en même temps que la cause française, les Polonais payent chers leurs aspirations nationales. Ces hommes, quelles que soient leurs origines sociales, sont pour la plupart des patriotes ayant volontairement choisi l’exil dans le but de reconquérir un jour l’indépendance de la Pologne, et sont par conséquent très politisés et non de vulgaires mercenaires attirés par la solde, que d’ailleurs ils ne touchent pas souvent. La paix de Lunéville fait pour eux l’effet d’une douche froide, marquant la trahison par la France de leur cause : leur amertume se reporte alors sur le Consulat, et particulièrement le premier Consul, accusé de les abandonner.
Peu enthousiastes à aller servir aux colonies, ils finissent par accepter cette assignation d’autant plus facilement que tenus dans une misère terrible par l’absence de paie, cette campagne leur laisse espérer, comme d’autres avant eux, une fortune rapide, ou au moins une amélioration de leur sort. Faisant preuve dans les premières semaines de leur engagement d’une efficacité louée par leurs chefs, la nature inhumaine et immorale de cette guerre les rattrape bien vite, les plongeant dans des abysses de tourments moraux. Ils perdent dès lors leur ardeur et leur valeur, d’autant qu’ils ne s’adaptent pas à cette guerre d’embuscade, ni ne comprennent les ordres des officies français qui les commandent. « Ainsi finirent, après cinq ans entiers de luttes et de travaux, les légions polonaises d’Italie, si fidèles à leur cause adoptive et si mal récompensées de leur fidélité. Ces patriotes exilés servirent une république menacée dans son indépendance, et tandis qu’ils versaient leur sang pour faire triompher ses armes, ils ne purent obtenir d’elle un appui pour la conquête de leur patrie et de leur liberté » 896 .
Pourtant, malgré ces épreuves, les survivants qui rentrent en France, plus nombreux proportionnellement que les membres des demi-brigades françaises, reprennent immédiatement du service auprès de cette France que beaucoup considéraient pourtant les avoir trahis : « Sans encombre, je suis arrivé en France. On nous laissa prendre quartier à Châlons-sur-Marne, on nous paya une demi-solde. Mais une fois que l’homme est revenu à lui, la nature le poussait à nouveau dans les rangs … On annonça une nouvelle campagne. Avec quelques camarades, nous nous sommes engagés dans une unité française. Et à nouveau - en avant marche ! » 897 . Placés dans des régiments ou bataillons étrangers, puis versés selon l’époque de leur retour dans la 1e demi-brigade polonaise, la Légion polacco-italienne ou plus tard la prestigieuse Légion de la Vistule, ils continueront de se battre pour la France dans l’espoir de voir ressusciter en retour le royaume de Pologne, espoir qu’ils croiront un temps à leur portée avec l’éphémère Grand Duché de Varsovie.
Le terme de « Flamands » employés le plus souvent par les contemporains fait référence à la totalité de la Belgique, et non de la seule partie flamande actuelle de ce pays, puisque la majorité des soldats de la demi-brigade proviennent des départements de la Dyle (Bruxelles), la Lys (Bruges) et de l’Escaut (Gand).
Contrôle de la 71e demi-brigade partie de Brest le 1er Ventôse an X, 20 février 1802, S.H.A.T 43Yc132
Peyre-Ferry, Op. Cit., p.42
Beaudoin, Op. Cit., p.33
Peyre-Ferry, Op. Cit., p.50
Ibid, p.104
Ibid
Ibid
Capitaine Peyre-Ferry, lieutenant Bosse et sous-lieutenant Faitache.
Contrôle de la 71e demi-brigade partie de Brest le 1er Ventôse an X, 20 février 1802, S.H.A.T 43Yc132
Peyre-Ferry, Op. Cit., p.104
Hugo (Adèle), Op. Cit.,
Régiments de Savoie, de la Reine, de Piémont, de Montferrat, de Saluces, d’Aoste et de Lombardie. La 112e « piémontaise » n’aura qu’une existence éphémère : elle est dissoute le 6 avril 1803 et ses membres replacés dans la 111e de ligne et la 31e légère, alors qu’une nouvelle 112e sera bientôt recréée, composée entièrement de Belges.
Napoléon à Berthier, 27 juillet 1804, Corr. de Napoléon n°7875
Entre autre en organisant de temps à autre des distributions … de polenta !
Napoléon à Berthier, 25 juillet 1803, Corr. de Napoléon n°6939
Frésia à Berthier, 8 octobre 1803, cité in Berjaud (Frédéric), Des Légions piémontaises à la Légion du Midi 1803-1811, in La revue Napoléon n°13, février 2003, p.76
Frésia à Berthier, 21 juin 1804, cité in Berjaud, Op. Cit., p.77
Ibid, p.77-78
cité in Berjaud, Op. Cit., p.78
Dempsey, Op. Cit., p.148
Poyen, Op. Cit., p.278
Ferrand à Decrès, 10 avril 1805, Corr. de Napoléon avec le ministre de la Marine et des Colonies, Paris, Deloye & Lecou, 1837, p.320-380
Napoléon à Berthier, 6 avril 1805, cité in Dempsey, Op. Cit., p.148
cité in Berjaud, Op. Cit., p.79
Ibid
Ibid
Napoléon à Berthier, 30 octobre 1802, Napoléon Bonaparte. Correspondance générale n°7249
Trois sources principalement concernant les demi-brigades polonaises consulaires :
- Dempsey, Op. Cit., p.95-101
- Pachonski & Wilson, Op. Cit.
- Nafziger (Georges), Wesolowski (Mariusz T.) & Devoe (Tom), Poles and Saxons of the Napoleonic Wars, Chicago, The Emperor’s Press, 1991, p.72-74
Zeromski (Stefan), cité in Rutkiewicz (Jean), Les Polonais à l’expédition de Saint-Domingue, 1 e partie, in Tradition Magazine n°209, mars 2005, p.16
Ibid
Ibid
Ibid
Bolesta à Dombrowski, 21 juin 1802, Archives centrales de Varsovie, cité in Darne-Crouzille, Op. Cit., p.162
Rogalinski à sa famille, s.d. (le 14 ou 15 mai 1802, puisqu’il écrit à bord du navire qui doit le transporter), cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.82. Le lieutenant Jan Rogalinski, commandant le 2e compagnie du 1,/3e DB polonaise, sera tué au combat moins de deux semaines après son arrivée, lors d’un accrochage avec les rebelles.
Seume à Dombrowski, mai 1802, cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.74
Orchowski à Dombrowski, juin 1802, cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.74-75
Anonyme à Dombrowski, 4 juin 1802, cité in Darne-Crouzille, Op. Cit., p.161
Elle ne devient officiellement 113e demi-brigade de ligne que le 4 septembre 1802, soit deux jours après son arrivée à Saint-Domingue. Le temps que la nouvelle transite jusqu’à l’île, la demi-brigade avait déjà été virtuellement anéantie …
Zadora à un anonyme, 30 mars 1803, cité in Darne-Crouzille, Op. Cit., p.156. Jozef Zadora, malgré le ton tragique de cette lettre, survécu à la campagne et rentra en France (sans permission) fin 1803. Son frère Michael qui l’accompagnait s’est pour sa part rendu à Santo Domingo pour poursuivre la lutte …
Zeromski, Op. Cit., p.16
Kastus à Dombrowski, 14 juillet 1802, cité in Darne-Crouzille, Op. Cit., p.160-161
Zeromski, 2 e partie …, Op. Cit., p.6
Leclerc à Decrès, 13 septembre 1802, Lettres du général Leclerc n°127
« J’en ai placé un bataillon dans la division de gauche du Nord, un dans celle de Plaisance et le troisième pour le Sud & l’Ouest ». Leclerc à Napoléon, 16 septembre 1802, Lettres du général Leclerc n°129
Salkowski (A.), Polacy na San Domingo 1802-1803, Poznan, Gebether i Wolff, 1921, p.53, cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.81-82
Leclerc à Boudet, 11 septembre 1802, Lettres du général Leclerc n°126
Leclerc à Napoléon, 16 septembre 1802, Lettres du général Leclerc n°129
Ibid
Brunet à Leclerc, 18 septembre 1802, cité in Auguste, La participation étrangère …, Op. Cit., p.135
Zeromski, 2 e partie …, Op. Cit., p.8
Leclerc à Napoléon, 16 septembre 1802, Lettres du général Leclerc n°129
Thouvenot à Brunet, 10 mars 1803, S.H.A.T B79
Rochambeau à Berthier, mars 1803, cité in Darné-Crouzille, Op. Cit., p.154
Brunet à Rochambeau, 6 mai 1803
Dessalines à Quantin, 24 octobre 1802, cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.103
Celui-là même qui sauva Jérémie des visées incendiaires de Domage à l’arrivée de Leclerc. C’est lui-même qui informe Répussard de la volonté de ses hommes de passer à Dessalines : il n’en fut pas moins massacré avec eux …
2,/3e demi-brigade polonaise
Lux (Kazimierz) & Wierzbicki (Piotr Bazily), Historia Legionow Polskich, non publié, cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.102
Zeromski, 2 e partie …, Op. Cit., p.9
Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.314
cf. Infra, p.243
Madiou (Thomas), Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Département de l’instruction publique, 1923, t.2, p.344
Zeromski, 2 e partie …,Op. Cit., p.8-9
Leclerc à Decrès, 13 septembre 1802, Lettres du général Leclerc n°127
Situation par ordre numérique des troupes à Saint-Domingue à l’époque du 1er Vendémiaire an XI, 23 septembre 1802, S.H.A.T B77
Kobylanski à Dombrowski, 6 février 1803, cité in Darné-Crouzille, Op. Cit., p.161
Leclerc à Decrès, 13 septembre 1802, Lettres du général Leclerc n°127
Fadzielski à son père, 30 mars 1803, cité in Dempsey, Op. Cit., p.95
Salicetti à Talleyrand, 22 décembre 1802, cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.142
Kosinski à Godebski, s.d. (janvier 1803), cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.144
Gardanne à Berthier, 9 janvier 1803, cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.146
Kosinski à Godebski, s.d. (janvier 1803), cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.139
Sarrazin, Mémoires …, Op. Cit., p.149
Fadzielski à son père, 30 mars 1803, cité in Pachonski & Wilson, Op. Cit., p.154
Zeromski, 2 e partie …, Op. Cit., p.10
Laujon (A. P. M.), Précis historique de la dernière expédition de Saint-Domingue, Paris, Delafolie, s. d. (vers 1806), p.176-178
Rochambeau à un destinataire inconnu, s. d. (fin mars/début avril), cité in Auguste, La participation étrangère …, Op. Cit., p.140
cf. Infra., p.78
L’origine du 60th Regiment of Foot (Royal Americans) remonte à 1757, quand le régiment est formé en Pennsylvanie de colons d’origine allemande. Resté fidèle à la couronne pendant la guerre d’indépendance américaine, le régiment est peu à peu devenu la « légion étrangère » anglaise, formé principalement de colons loyalistes, de mercenaires suisses et allemands, de quelques émigrés français et de prisonniers polonais. Unité d’élite, le régiment a survécu jusqu’à nos jours en devenant un des bataillons des Royal Green Jackets.
Récapitulation des troupes aux colonies, s. d. (début 1803), S.H.A.T B79
Chodzko (Léonard), Histoire des Légions polonaises en Italie, 1831
Zeromski, 2 e partie …,Op. Cit., p.10