2.4.1 - Epuration de la société et de l’armée

Les compagnies franches de soldats de couleur levées dans les ports de France dès le début des guerres révolutionnaires étaient tout spécialement désignées, aux yeux du gouvernement, pour servir aux colonies : l’acclimatation était toujours le dogme ! La première unité noire à se constituer est la « Légion franche des Américains et du Midi », formée en 1792 à Paris d’Africains et d’anciens soldats de couleur du corps expéditionnaire de Lafayette et Rochambeau aux Etats-Unis, et dans laquelle servirent Dumas père et le chevalier de Saint-Georges : dissoute en 1793, sa seule compagnie montée est dirigée sur Brest pour être envoyée à Saint-Domingue mais, heureusement pour elle, ne peut être embarquée et est désignée avec divers autres détachements isolés de cavalerie pour former le 13e régiment bis de Chasseurs à cheval, plus tard fondu dans le 13e Chasseurs à cheval. Une première « compagnie franche des Antilles » est envoyée en décembre 1792 à Saint-Domingue, « où elle disparut » 904 , alors qu’une seconde est formée en mars 1793. En octobre, c’est un « Bataillon des Antilles » qui est institué à Brest, formé « avec la compagnie franche et des hommes de couleur » 905 . Ce bataillon est embarqué le 23 janvier 1794 pour la Martinique, alors que son dépôt reste à Landernau. En mai, le bataillon à la Martinique a cessé d’exister, preuve que l’acclimatation tant vantée des soldats noirs aux théâtres d’opération tropicaux n’était pas si évidente.

Dès lors, ce sont essentiellement des bataillons de volontaires blancs qui sont affectés aux Antilles, alors que rentrent les débris des bataillons de l’ancienne armée royale envoyés entre 1789 et 1794. Parmi eux se trouvent donc de nombreuses recrues de couleur, ce qui incite le Directoire à ordonner, le 21 mai 1797, « de former à Rochefort quatre compagnies d’hommes noirs de cent hommes avec des nègres et des hommes de couleur débarqués des Antilles. Les officiers étaient tous des hommes de couleur » 906 . Le recrutement cesse dès lors d’être volontaire, et devient une mesure discriminatoire, du moins du point de vue des intéressés, visant à retirer de leurs demi-brigades les soldats de couleur y servant depuis parfois plusieurs années. Toutefois, elle ne touche encore que les militaires. Mais comme ces compagnies se recrutent mal, elles sont envoyées à Mantou et réduites à deux compagnies le 1er août, puis une seule le 20 mai 1798. Trois jours plus tard, ordre est donné d’organiser « à l’île d’Aix une nouvelle compagnie d’hommes noirs » 907 . Mais en juillet et août 1799, sans doute faute de recrues, les deux compagnies (celle de Mantoue et celle d’Aix) sont licenciées. Les soldats et sous-officiers sont versés dans le dépôt du bataillon des Antilles, les officiers sont temporairement inemployés …

Telle est la situation des soldats de couleur en métropole à l’avènement du Consulat. La plupart des officiers sans emploi sont des mulâtres, ayant été contraints de fuir Saint-Domingue avec Rigaud lors de la défaite de celui-ci. Pour le nouveau gouvernement, qui cherche initialement à s’attacher Toussaint en le faisant nommer commandant en chef de l’armée de Saint-Domingue, ces officiers sont gênants, peu propices à favoriser la paix avec le chef des Noirs, dont ils étaient les ennemis ou du moins les opposants. C’est ce qui ressort d’une note d’un fonctionnaire du ministère de la Guerre : « La division destinée pour Saint-Domingue ne doit être commandée que par des officiers blancs. Je sais qu’il y a dans celle-ci beaucoup d’officiers noirs ou mulâtres. Tout est perdu s’ils partent. Je sais qu’on veut s’en débarrasser, mais ce ne doit pas être en les envoyant à Saint-Domingue, sinon l’expédition est manquée ; il ne faut pas qu’il en parte un seul » 908 . En conséquence, ces officiers, du général de brigade au sous-lieutenant, sont attachés à la suite de la Légion expéditionnaire dans son infructueuse épopée égyptienne 909 , en leur affirmant que celle-ci est destinée à Saint-Domingue et donc les ramène chez eux. Mais une partie d’entre eux, sans doute informés de la destination réelle de l’escadre (Pétion semble avoir eu un ou des informateurs bien renseignés au ministère de la Guerre ou de la Marine), refusent de s’embarquer ou s’abstiennent de se présenter à l’embarquement. Au total, ils sont vingt-neuf à monter à bord des vaisseaux « La Bravoure », « La Créole » et « Le Desaix ». Parmi eux, L’Eveillé ou « Mars » Belley. Ils sont désagréablement surpris au départ de Brest d’apprendre que leur véritable destination est l’Egypte. Aussi, lorsque l’amiral Ganteaume trouve refuge à Toulon, ceux qui avaient manqué leur chance de rester à terre refusent-ils de réembarquer à destination de ce pays. L’adjudant-commandant Battencourt, qui devait également faire parti de l’expédition mais est parvenu à ne pas embarquer en prétextant de sa santé « délabrée », les dénonce au ministre de la Guerre : « Vous avez sans doute été informé (…) qu’aucun des officiers de couleur n’a embarqué. Cette mauvaise volonté paraît avoir été inspirée par plusieurs de ces officiers qui sont en activité dans la Légion, se sont joints à ceux à la suite de l’expédition, tous sont maintenant réunis dans cette place » 910 . En réponse, les Consuls ordonnent que ceux-ci soient privés de solde 911 , de même que ceux restés à Brest. Ce sont ces mêmes officiers qu’on retrouvera plus tard à bord de la « Vertu » 912 , lors de l’expédition de Saint-Domingue …

Début 1801, le dépôt du Bataillon des Antilles est amalgamé à la Légion de la Loire. En septembre, le dépôt de la Légion expéditionnaire a reçu un important apport, près de soixante-dix hommes, provenant intégralement de la 35e demi-brigade de ligne 913 . Tous les soldats mutés de cette manière sont originaires des colonies et la plupart n’ont souvent (eux-mêmes ou leurs parents) qu’un prénom sans nom de famille, voire sont nés de parents inconnus : pour la plupart des anciens esclaves noirs, voire des mulâtres. Il s’agit là d’une « régurgitation » par la 35e demi-brigade de ligne de débris du Bataillon des Antilles, qu’elle avait amalgamés en 1800. En juin 1801, une compagnie d’hommes de couleur, dite « Légion expéditionnaire du Sénégal » 914 , avait déjà été formée de pareille manière : trente-six (29,5%) des cent vingt-deux membres de la compagnie provenaient de cette même 35e demi-brigade de ligne, et là encore, tous étaient originaires des colonies.

Le phénomène observé ici avec la 35e demi-brigade de ligne et ses membres issus du Bataillon des Antilles, se retrouvera avec les demi-brigades ramenées d’Egypte. Le cas le plus marquant est celui de la 21e demi-brigade légère, dont le général Kléber avait complété l’effectif au moyen de recrues locales : « les caravanes d’Ethiopie amenaient beaucoup d’esclaves noirs en Egypte. Le général en chef en fit acheter une grande quantité, et compléta la 21 e demi-brigade d’infanterie légère par cette classe d’hommes, qui (…) contractèrent en peu de temps les habitudes du soldat français, et se battirent fort bien à Héliopolis » 915 . A leur arrivée en France, ces Ethiopiens sont à leur tour arrachés à leur demi-brigade et leurs frères d’armes d’Egypte pour être transférés vers les dépôts coloniaux ou des compagnies de couleur. Lorsque le 3,/37e demi-brigade de ligne s’apprête à embarquer pour la Martinique, le ministre de la Marine et des Colonies s’assure auprès de son homologue de la Guerre que celui-ci « a bien fait retirer tous les soldats noirs ou de couleur du détachement (…) qui doit s’embarquer à Brest » 916 .

Bien qu’aucun ne soit des déserteurs repris, le premier Consul Bonaparte se débarrasse là de tous les hommes de couleur engagés dans l’armée française : à l’exception de ses mamelouks, et du Bataillon des Chasseurs d’Orient qui regroupent tous les Egyptiens, Syriens, Coptes, Grecs, Turcs, … rentrés d’Egypte avec l’armée d’Orient, les Africains et assimilés (les esclaves noirs des Antilles, même nés dans ces îles, continuent d’être mentionnés comme des « Africains ») sont bannis des unités de l’armée française pour être regroupés dans les troupes coloniales, principalement les deux légions à Saint-Domingue (« expéditionnaire » et « de la Loire ») afin de leur faire quitter le plus vite possible le sol de la métropole. Le rétablissement de l’esclavage et les lois anti-noirs d’avril et mai 1802 se profilent à l’horizon …

Après avoir soigneusement vidé les rangs de l’armée de tous ses éléments noirs ou de mulâtres en les expédiant aux Antilles, le gouvernement dévoile peu à peu ses intentions vis-à-vis de l’esclavage : le 6 avril 1802, un arrêté des Consuls instaure une commission chargée de « discuter et rédiger un projet d'organisation judiciaire pour les colonies, et fixer l'état des noirs » 917 . Le 20, la commission ayant statué, une loi est promulguée qui interdit « le séjour de Paris et des villes côtières aux militaires noirs et mulâtres » 918 . Une semaine plus tard, le premier Consul écrit au second Consul pour lui demander de rédiger un projet d’arrêté pour, entre autres, « défendre l'arrivée des noirs sur le continent de la République, et remettre en vigueur les règlements qui existaient sur cet objet » 919 , arrêté qui se traduira par une loi en ce sens le 2 juillet. Le 17 mai 1802, Napoléon Bonaparte rétablit officiellement l’esclavage aux Antilles. Le 29 mai enfin, il exclut de l’armée tous les officiers de couleur. La mesure frappe même le très républicain général Dumas, qui est destitué le 23 juillet suivant, puis mis à la retraite le 13 septembre. Ainsi, lorsque le « Swiftsure » arrive en juillet 1802 de Saint-Domingue, ayant à son bord des officiers mulâtres de l’entourage de Rigaud, renvoyés par Leclerc, le ministre de la Guerre demande des instructions à leur sujet. Le premier Consul lui répond : « donner ordre que les mulâtres mauvais sujets soient renvoyés du service, et pour donner qu'on leur ôte l'épaulette, vu qu'ils ne sont point brevetés par le ministre et ne font partie d'aucun corps; leur défendre de porter l'habit militaire » 920 .

Le jour même où il exclut de l’armée les officiers de couleur, le premier Consul décrète la formation de trois « compagnies d’hommes noirs » aux îles d’Hyères, d’Aix et d’Oléron. Cette fois, le recrutement se fait par presse : tout individu mâle de couleur se trouvant sur le territoire, qu’il soit militaire ou civil, est dirigé sur ces dépôts qui, comme on l’a vu précédemment, sont également ceux d’unités disciplinaires. Le seul moyen d’échapper à ce sort est de disposer d’un passeport émis par le préfet du département, sésame évidemment distribué avec la plus grande parcimonie. Marcel et Claude Auguste affirment même que ces trois compagnies étaient constituées de soldats noirs qui avaient servi dans l’armée française en Egypte et qui étaient rentrés avec elle 921 . Si le fait est avéré, il y a fort à parier qu’il s’agit là des Ethiopiens de la 21e Légère ou de quelques autres anciens esclaves des Mamelouks dans le même cas … En janvier 1803, six nouvelles « compagnies d’hommes noirs » sont formées à Brest (les futurs et éphémères « Chasseurs africains »), avec des insurgés déportés de Saint-Domingue ou de la Guadeloupe.

Alors qu’il combat la rébellion d’Ignace et Delgrès, le général Richepance, à la Guadeloupe, décide d’employer une partie des troupes noires désarmées à son arrivée et enfermées à bord des vaisseaux : il renforce chacun des 2,3,/66e et 3,/15e demi-brigades de ligne par incorporation de deux cents noirs levés localement, et fait passer le Bataillon colonial de cinq à huit compagnies. Mais le 17 juillet 1802, une fois l’insurrection matée, Richepance rétablit officiellement l’esclavage à la Guadeloupe. En conséquence, il réorganise ses troupes : « les gens de couleur furent exclus des troupes françaises, à l’exception d’un petit nombre réservé pour les corvées des casernes et de cent cinquante ouvriers pour le corps des sapeurs » 922 , ces derniers étant désarmés … Peu après, pour lutter contre les dernières bandes d’insurgés, Richepance lève trois compagnies de « Chasseurs de la Guadeloupe » recrutés « parmi ceux qui étaient propriétaires ou dont la fidélité avait été bien éprouvée au cours de la lutte contre la rébellion » 923 . Enfin, le 6 juillet 1802, il prend un arrêté organisant dans chaque commune une « troupe de volontaires destinés à faire la chasse aux hommes des bois, assimilés à des bêtes sauvages » 924 . Ces hommes formèrent un ensemble de quatre cents hommes, baptisés « Chasseurs des bois », sous le commandement des ex-émigrés de Vermont et d'Estrelan. Ceux-ci sont très nombreux au sein de ces unités paramilitaires : ils forment l’encadrement en officiers et sous-officiers, mais les simples soldats sont tous de couleur. Ces unités reçoivent des primes du gouvernement pour chaque tête ou fusil ennemi rapporté : elles se feront connaître par leur cruauté et leurs exactions, les émigrés trouvant là l’occasion de se venger de leur exil en traquant dans les montagnes les esclaves en fuite et les lambeaux de troupes rebelles cachés dans les montagnes.

A Saint-Domingue, outre les bataillons ou demi-brigades coloniales de l’armée de Toussaint que Leclerc amalgame à ses troupes décimées, des soldats noirs mais surtout mulâtres entrent massivement dans les rangs de la gendarmerie, sous les ordres du chef de brigade noir Jean-Baptiste « Mars » Belley, comme la 7e demi-brigade coloniale qui « est passée presque toute entière dans la gendarmerie » 925 . Si Leclerc remplit les rangs de sa gendarmerie d’anciens soldats de Toussaint, c’est que celle-ci est détruite « par la maladie » 926 plus que toute autre unité, du fait de son déploiement dans les terres, et que les soldats des demi-brigades blanches éprouvent la plus vive répugnance à servir dans ce corps. Le commandant Baron, du 2,/31e de ligne, demande même s’il doit contraindre les hommes de son corps qui ont été désignés pour ce service et qui témoignent leur dégoût pour cette affectation 927  … A l’inverse, les soldats des demi-brigades coloniales se réjouissent de cette affectation, pour laquelle ils touchent une prime à chaque prise de déserteurs ou d’esclaves en fuite. Daure ira plus loin durant son intérim à la tête de la colonie, en créant à partir du 14 novembre 1802 des compagnies franches de gens de couleur 928 , composées de « mulâtres dignes de confiance embarqués sur les vaisseaux » 929 . Le 16 novembre, ils créent dans le département du Nord des « ‘compagnies franches du Nord’ (…) composées d’hommes noirs ou de couleur et organisées en infanterie légère (…), commandées par des officiers blancs (…), [formant] un nombre de compagnie indéterminé » 930 , le registre restant ouvert « tant que le zèle et le dévouement porteront des volontaires à s’y inscrire » 931 .

Notes
904.

Belhomme, Op. Cit., t.4, p.9

905.

Ibid, p.54

906.

Ibid, p.135

907.

Ibid, p.180

908.

Rapport anonyme au ministre de la Guerre, 23 mai 1800, S.H.A.T B71

909.

Situation de la Légion expéditionnaire, 12 mars 1801, S.H.A.T B71

910.

Battencourt à Berthier, 25 avril 1801, S.H.A.T B71

911.

Les Consuls à Meyer de Schauensee, 14 septembre 1801, S.H.A.T B71

912.

cf. Infra, p.60 & 155

913.

Inf. Légère. Dépôt de la Légion expéditionnaire, 9 septembre 1801, S.H.A.T 43Yc178

914.

Première compagnie franche, dite Légion expéditionnaire du Sénégal, 1er juin-19 juillet 1801, S.H.A.T 43Yc11

915.

Fieffé, Op. Cit., p.49

916.

Decrès à Berthier, 19 juin 1802, S.H.A.T B75

917.

Arrêté des Consuls, 6 avril 1802, Corr. de Napoléon n°6027

918.

Arrêté des Consuls, 20 avril 1802, cité in Benot (Yves), La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992, p.96

919.

Napoléon à Cambacérès, 27 avril 1802, Corr. de Napoléon n°6053

920.

Décision du premier Consul, 29 juillet 1802, S.H.A.T B75

921.

Auguste, Les déportés …, Op. Cit., p.77

922.

Poyen, Op. Cit., p.243

923.

Ibid

924.

Lacour, Op. Cit., p.349-350

925.

Etat de la force de la division du général Desfourneaux, marchant en trois colonnes, 17 février 1802, S.H.A.T B72

926.

Leclerc à Decrès, 2 août 1802, Lettres du général Leclerc n°107

927.

Baron à Thouvenot, 8 juillet 1802, S.H.A.T B75

928.

Daure à Boyer, 14 novembre 1802, S.H.A.T B78

929.

Daure à Latouche-Tréville, 15 novembre 1802, S.H.A.T B78

930.

Gazette officielle de Saint-Domingue, 16 novembre 1802, S.H.A.T B78

931.

Ibid