2.4.2 - Double déportation ou déportations inverses ?

Mais à l’exception de ces quelques compagnies franches ou renforts ponctuels, la plupart des troupes noires intégrées dans les armées expéditionnaires en ont été retirées dès le calme revenu pour être déportées, quand elles ne l’ont pas été directement. Déjà le projet de désarmer et déporter une partie des officiers et conseillers noirs (et même quelques blancs) de Toussaint était inscrit dans les instructions au capitaine général : « par des insinuations délicates le général … et le citoyen … sauront faire naître dans l’esprit de Toussaint des idées de réformation (…). C’est ainsi que le général pourra obtenir des déplacements utiles, des licenciements de noirs armés pour les rendre à la culture (…) » 932 . Le premier Consul est encore plus clair dans une lettre à son beau-frère Leclerc : « Suivez exactement vos instructions, et, dès l'instant que vous vous serez défait de Toussaint, Christophe, Dessalines et des principaux brigands, et que les masses de noirs seront désarmées, renvoyez sur le continent tous les noirs et hommes de couleur qui auraient joué un rôle dans les troubles civils » 933 . Mais à Saint-Domingue, Leclerc ne révèle pas immédiatement ces directives. Il se contente de renvoyer Rigaud et quelques-uns de ces partisans comme menace potentielle à la tranquillité dans l’île, mais la mesure a davantage pour but de satisfaire les officiers noirs. Leclerc agit ensuite par petites touches, se gardant bien de pratiquer des rafles trop voyantes, son but étant d’isoler Toussaint de ses soutiens sans l’effrayer : « par la conduite que j’aie tenu à l’égard des siens, il lui restera fort peu de partisans. Aussitôt que je me serais assuré de sa personne, je le ferais partir pour la Corse et je donnerai ordre qu’il soit enfermé dans un château de cette île. C’est là que j’enverrai une grande partie de ceux dont je voulais me défaire. J’en fais partir aujourd’hui une cinquantaine sur La Muiron. J’écris au citoyen Miot qu’il peut les employer aux travaux publics. Je n’envoie que les hommes qui peuvent être dangereux à la colonie ». La « Muiron », qu’il expédie en France avant la déportation de Toussaint lui-même « est chargée d’une cinquantaine de brigands chefs noirs. Je lui ai ordonné de les déposer en Corse et j’écris au cit. Miot de les employer aux travaux publics » 934 . Leclerc passe finalement à l’action le 7 juin 1802, arrêtant Toussaint et le déportant en France dans les jours qui suivent. Dès lors, les arrestations et déportations se multiplient. Le général Pierre Boyer y révèle sont vrai visage : lui qui a joué le jeu de l’apaisement veut désormais pas moins que déporter tous les officiers de couleur. « Tous les généraux nègres et mulâtres applaudirent à cette mesure [la déportation de Toussaint] (…) et tous revinrent au Cap après son départ pour féliciter le général en chef sur la prise importante de cet homme (…). Cette réunion de généraux nègres et de plus de cent vingt autres chefs subalternes commandant les quartiers et colonels commandant les régiments nègres tous bien organisés, m’inspira de conseiller au général en chef de faire main basse sur tous ces hommes. Ils étaient tous réunis à dîner chez le colonel Netherwood (…). Rien n’était plus facile que de les arrêter tous et de les embarquer. Mais le général en chef (…) hésita, et malgré mes instances, il refusa » 935 . Dans le même temps, Leclerc déporte également plusieurs blancs qui ont participé à l’élaboration de la Constitution de Toussaint de 1801, ou étaient du moins proche de ce dernier. Les plus impliqués auprès du régime de Toussaint sont envoyés en France : « j e vous envoie par Le Conquérant, Borgella et Collet, deux de ses constituants. Je vous ai envoyé par l’Union, Viard, autre constituant, ils resteront en prison à Brest à la disposition du gouvernement français; je me purge peu à peu » 936  ; les plus insignifiants n’ont pas cette chance : « Je vais faire partir incessamment pour Cayenne une vingtaine de coquins affidés de Toussaint » 937 .

Quant à la Guadeloupe, Decrès ne tarit pas d’éloge vis-à-vis de la politique musclée du général Richepance qui « a soumis la colonie par la force de ses armes. Il l’a subjuguée et purgée. Il a désarmé tous les noirs. Il déporte 1500 hommes, je ne sais où » 938 . A l’origine « 3000 soldats noirs, débris de l’ancienne armée de la Guadeloupe, furent embarqués sur des frégates et transportés aux Etats-Unis, qui refusèrent de les recevoir. Elles allèrent alors en déposer 2000 dans les possessions inhabitées de la côte Ferme, mais les gouverneurs espagnols s’étant récriés, l’autre millier fut conduit à Brest et enfermé au bagne » 939  : ce ne sont donc que la moitié des déportés de la Guadeloupe qui atteignent Brest, les autres ayant été abandonnés sur les côtes des colonies espagnoles des Antilles. En fait, Richepance a même essayé de les vendre comme esclaves, mais ni les Etats-Unis ni les colonies espagnoles ne veulent voir ces anciens rebelles « contaminer » leurs esclaves avec leurs récits d’émancipation. Les motifs de ces déportations sont très variés : « espion », « brigand », « homme dangereux », ou plus simplement « coquin décidé », « fin et rusé », « suspect », « insubordonné », « mauvais sujet », « scélérat » 940 , … En fait, c’est encore l’arbitraire qui prime : les vrais meneurs sont généralement exécutés après passage devant des commissions militaires sommaires, ceux qui sont déportés sont souvent les moins dangereux, voire même des ralliés de la première heure à Richepance, comme Pélage, et Leclerc, comme Delpech et Néret, dont le seul tort est leur épiderme …

Lorsque ces premiers déportés de Saint-Domingue et de Guadeloupe arrivent en métropole, l’arrêté y interdisant l’« importation » de noirs ou mulâtres est entré en vigueur, et seuls Toussaint, sa famille et les blancs sont débarqués sur le continent. Le sort des autres reste un temps indécis, d’autant qu’aucune pièce justificative ne vient donner le moindre indice sur les motifs de leur déportation. Le ministre de la Marine et des Colonies s’en plaint à Leclerc : « Si l’arrivée de ce grand coupable eût été accompagnée, comme il était désirable, de quelques-unes des pièces indispensables pour baser l’acte d’accusation, une commission militaire eût déjà fait justice de sa scélératesse. Il en est de même des brigands que porte La Muiron » 941 . Il lui donne d’ailleurs des détails sur les modalités à respecter pour les prochaines déportations : « C’est dans l’île de Corse que vous continuerez à envoyer tous ceux de ces hommes dont la scélératesse bien démontrée exige l’expulsion de Saint-Domingue, sans cependant vous laisser des preuves assez évidentes pour les faire fusiller » 942 . Leclerc accuse réception : « Je continuerai à envoyer en Corse ceux que je déporterai » 943 . Pourtant, à partir de cette date, les déportations depuis Saint-Domingue vont laisser peu à peu place aux noyades pures et simples. Le premier Consul lui-même étudie les différents cas : sur vingt-quatre déportés de la Guadeloupe détenus à la prison de la Grande Force, il estime que vingt et un « doivent plutôt être considérés comme des hommes faibles ou trompés, que comme auteur, instigateurs ou même complices du délit du 2 brumaire [l’arrestation et le renvoi de Lacrosse]. En conséquence, vous ordonnerez de les mettre en liberté » 944 . Toutefois, considérant « dangereux de leur permettre de retourner encore à la Guadeloupe » 945 , les prisonniers ne seront « libérés » que dans les dépôts coloniaux pour Saint-Domingue dans le cas des blancs, et en Corse pour les mulâtres et les noirs !

Les premiers déportés de Guadeloupe et de Saint-Domingue arrivent à Brest, les envois suivants faisant voile directement sur la Corse. Ceux de Brest entrent en partie dans la composition des « compagnies d’hommes noirs » qui forment le Bataillon des Chasseurs africains en janvier 1803. Le reste est dirigé sur la Corse pour, selon la gravité des crimes qui leur sont imputés, y être soit placés en résidence surveillée, soit emprisonnés au bagne créé spécialement pour ces déportés de couleur : « ce bagne devait utiliser les locaux de l’église et du couvent des Capucins ; mais ces bâtiments étaient en très mauvais état, nécessitaient des réparations, et l’on dut chercher d’autres implantations. On envisagea même des pontons flottants » 946 . Finalement, les déportés sont dispersés autour d’Ajaccio, le bâtiment des Capucins ne servant que de lieu de triage. Ils sont soumis au régime militaire, organisés en compagnies placées sous les ordres d’officiers vétérans blancs, et employés aux travaux de voirie, d’assèchement, de fortifications, voire parfois placés comme domestiques auprès de hauts fonctionnaires. Quelques-uns sont envoyés du bagne d’Ajaccio à celui de Porto-Ferrajo, sur l’île d’Elbe, où les conditions de détentions étaient encore plus dures : le commissaire général Briot écrivit d’ailleurs à Decrès en faveur du citoyen Annecy, ex-député noir au Conseil des Anciens, qui y est alors « au bagne, les fers aux pieds » 947 , de même que le chef d’escadrons Desruisseaux. Briot n’hésite pas à plaider en leur faveur, affirmant même au ministre que « tous les noirs détenus à Porto-Ferrajo faisaient preuve d’une douceur, d’une patience digne d’intérêt » 948 . D’autres sont émus par le sort de ces malheureux déportés, comme le préfet maritime de Brest qui reçoit les premiers déportés : « ces gens sont sans vêtements, sans ressources, et vraiment leur sort fait pitié » 949 . Cafarelli parvient même à émouvoir Decrès qui écrit aux Consuls « que la plupart des déportés étaient sans vêtements, sans ressources, qu’il était nécessaire de leur en donner vu l’approche de l’Hiver » 950 .

Ils sont plusieurs milliers à passer, si ce n’est par le bagne, par le centre de triage d’Ajaccio. Parmi eux, les Guadeloupéens sont au départ à peine moins nombreux que les Haïtiens, alors que la population de cette dernière île était à l’époque trois fois plus nombreuse. Mais très vite, les Guadeloupéens deviennent l’écrasante majorité 951  : Leclerc, puis Rochambeau, ne prennent même plus la peine de déporter les prisonniers, préférant les noyer en mer ! Il apparaît également que les mulâtres sont très minoritaires parmi les déportés, essentiellement des noirs. Le bagne est fermé début 1805, faute de déportés à garder : il reste alors moins de deux cents hommes. Bon nombre des détenus ont été incorporés comme sapeurs ou musiciens dans les 23e Léger, 3e Suisses ou dans les bataillons d’infanterie légère corse. Ceux qui restent à Ajaccio sont soit en résidence surveillée, soit formés en compagnies régulières de sapeurs, ayant des officiers pris parmi eux et la solde normale. Les plus démunis touchent même un secours de quarante francs par mois, comme Annecy.

Mais si leur sort s’améliore, quelques-uns jugés parmi les plus dangereux restent sous étroite surveillance, et ne bénéficient pas de ces adoucissements. C’est le cas de l’ex-commandant mulâtre Quayé Larivière, dont le parcours vaut d’être abordé plus en détail, tant il est représentatif des pérégrinations de ces soldats et officiers de couleur, ballottés par les vicissitudes de la politique raciale napoléonienne. Chef de bataillon à Saint-Domingue en 1799 dans la Légion de l’Ouest, noyau de l’armée mulâtre de Rigaud lors de la guerre entre ce dernier et Toussaint-Louverture, il est contraint de s’embarquer avec son chef à la défaite de celui-ci. En France, il est laissé sans emploi puis attaché, avec les autres officiers de couleur présent sur le sol métropolitain, à la Légion expéditionnaire dans son périple en direction de l’Egypte. Il n’est pas de ceux qui refusent d’embarquer à Brest, comme Rigaud et Pétion, car il se trouve porté sur la liste des officiers de couleur embarqués 952 . Par contre, il refuse de rembarquer à Toulon. Privé de solde, il est finalement rappelé pour participer à l’expédition de Leclerc : comme ses camarades, le gouvernement entend profiter de son expérience si d’aventure des combats étaient nécessaires pour contraindre Toussaint à l’obéissance, ou le déporter à Madagascar si ce dernier se soumet. Embarqué sur la « Vertu », Larivière ronge son frein avant d’être autorisé à débarquer au Cap, plusieurs jours après les troupes de l’expédition. Le 24 février 1802, à Saint-Marc, plusieurs bandes d’insurgés mulâtres, ayant appris le retour de Rigaud, viennent prêter serment à ses officiers et à l’adjudant-commandant Pamphile de Lacroix qui commande dans cette ville. Celui-ci les emploie immédiatement, les faisant encadrer par Pétion et les autres anciens de la Légion de l’Ouest, dont Larivière. Rapidement, le nombre de ces volontaires s’accroît, d’autant que la nouvelle du retour de Rigaud se répand et qu’un grand nombre de ses anciens soldats, réfugiés à Cuba, est rapatrié par la flotte française et placé sous ses ordres. Ceux-ci, organisés par Rigaud en personne, aident à la garnison de Saint-Marc et de la région. Mais la soumission de Toussaint, qui voit d’un mauvais œil le retour de ses anciens adversaires, pousse rapidement Leclerc à privilégier le chef des noirs, plus influent, contre celui des mulâtres : le 10 avril 1802, les vaisseaux « Jean-Bart » & « Rhinocéros » ramènent Rigaud et plusieurs de ses officiers, dont Quayé Larivière, en France. Débarqué à Brest, Rigaud est placé en résidence surveillée avant d’être incarcéré au fort de Joux, où il retrouvera son ancien ennemi Toussaint-Louverture. Ses lieutenants sont envoyés en Corse. Quayé Larivière est considéré avoir « des moyens, mais il est dangereux » 953  : il fait parti des déportés les plus surveillés. Il proteste pourtant de son innocence, de son attachement à la République, interpelle régulièrement le ministre de la Marine et des Colonies et le préfet du Liamone entre 1802 et 1804 954 . Le ministre de l’Intérieur, Chaptal, s’intéresse même particulièrement à son cas, mais influencé par Decrès, ne lui vient finalement pas en aide. Larivière n’est pas compris dans les transferts vers des unités de ligne, ni même dans l’organisation des compagnies régulières de sapeurs, et encore moins dans l’obtention des quarante francs de secours. Ses appels restant sans suite, il se décide finalement à s’évader début juin 1804 : le sous-commissaire aux relations commerciales de la république française en Sardaigne signale « qu’il est arrivé ici le 16 du courant douze hommes et une femme nègres provenant d’Ajaccio » 955 . Pris pour des Turcs par la population, ils sont capturés, mais vite remis en liberté : « alors huit se sont engagés dans les chasseurs sardes, les quatre autres parmi lesquels est un nommé Jean-Baptiste et Monsieur Larivière se sont présentés chez moi en me demandant conseil, secours et protection » 956 . Se considérant toujours citoyen français, Larivière cherche la protection de ce gouvernement ! Toutefois, il ne pousse pas la naïveté jusqu’à retourner sur le sol français : il s’embarque d’une manière ou d’une autre sur un navire américain, qui le ramène finalement à Haïti, où comme tant d’autres il a dû rejoindre les rangs des troupes de Pétion ...

Notes
932.

Instructions pour le général …, nommé commandant général de toute l’île de Saint-Domingue, octobre 1801, S.H.A.T B71. Les mentions laissées en blanc dans le titre et dans le texte sont dues au fait que ces instructions ont été rédigées avant la désignation officielle du général Leclerc et du préfet Daure pour Saint-Domingue.

933.

Napoléon à Leclerc, 16 mars 1802, Corr. de Napoléon n°5997

934.

Leclerc à Decrès, 11 juin 1802, Lettres du général Leclerc n°79

935.

Boyer, Op. Cit., p.63

936.

Leclerc à Decrès, 11 juin 1802, Lettres du général Leclerc n°79

937.

Ibid

938.

Decrès à Napoléon, 10 août 1802, cité in 1802 en Guadeloupe …, Op. Cit., p.79

939.

Poyen, Op. Cit., p.243

940.

Etat du 20 Pluviôse an XI, cité in Coppolani (Jean-Yves), « Des Antillais déportés en Corse à l’époque napoléonienne », in Mourir pour les Antilles, Op. Cit., p.193

941.

Decrès à Leclerc, 28 juillet 1802, Lettres du général Leclerc n°X, annexe II

942.

Ibid

943.

Leclerc à Decrès, 26 septembre 1802, Lettres du général Leclerc n°79

944.

Napoléon à Berthier, 27 mai 1802, Napoléon Bonaparte. Correspondance Générale n°6918

945.

Ibid

946.

Coppolani, Op. Cit., p.195

947.

Briot à Decrès, 20 juillet 1803, cité in Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.335

948.

Ibid

949.

Cafarelli à Decrès, s.d. (sans doute début octobre 1802), cité in Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.335

950.

Decrès aux Consuls, 15 octobre 1802, cité in Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.335

951.

Liste des membres de la 1e compagnie, 14 janvier 1805, cité in Coppolani, Op. Cit., p.194

Liste des membres de la 2e compagnie, 13 janvier 1805, cité in Coppolani, Op. Cit., p.194

952.

Situation de la Légion expéditionnaire, 12 mars 1801, S.H.A.T B71

953.

cité in Beaubrun-Ardouin, Op. Cit., p.334

954.

Coppolani, Op. Cit., p.198

955.

Ibid

956.

Ibid