Nommé au commandement de l’expédition en préparation pour reprendre possession des comptoirs des Indes, le général Decaen s’apprête à quitter Paris pour Brest au début de janvier 1803, lorsqu’il est convoqué par le premier Consul qui lui annonce que Richepance l’a « embarrassé de 1500 noirs qui sont arrivés à Brest, qu’il a extraits de la Guadeloupe (…), ces hommes ont été déposés au bagne en attendant qu’on leur donne une destination » 957 . Et de conclure : « Ne pourriez-vous pas nous en débarrasser d’une partie ? ». Decaen s’engage alors à remplacer l’un des bataillons de Cipayes qu’il devait lever à son arrivée par un bataillon de ces hommes, mais ne peut en prendre que six cents, sans quoi ils seraient plus nombreux que le reste de son expédition. Ce général est, on le sait, un autre proche de Moreau, républicain dans l’âme et opposé à l’esclavage, mais qui a su se rapprocher du premier Consul pour obtenir d’être employé. Il a lui-même réclamé de servir en Inde : Napoléon trop heureux d’écarter ce lieutenant de Moreau tout en le contentant, accéda immédiatement à son désir, non pas en le plaçant comme subordonné, mais en tant que capitaine général ! Néanmoins, malgré ses compromissions avec ses idéaux, Decaen désapprouve le sort infligé par son ancien compagnon d’armes Richepance à ces déportés : « les noirs dont il s’agit avaient servi à la Guadeloupe pour repousser les Anglais et conserver cette colonie à la République. Je crois que si le premier Consul avait été bien informé de ce qui s’était passé dans cette île, le général Richepance aurait reçu d’autres instructions que celles qui lui furent données. Mais on avait commis la même faute à Saint-Domingue, de vouloir y rétablir le même régime qu’avant la Révolution » 958 . Decaen est persuadé qu’en les traitant bien, c'est-à-dire comme des soldats français, il en tirera un bon parti. Il rédige un projet d’organisation de cette unité en six compagnies d’une centaine d’hommes, qui est approuvé par le premier Consul le 14 janvier 1803, entérinant la formation d’un « Bataillon de Chasseurs africains composé de 614 noirs qui faisaient autrefois partie de la force armée de la Guadeloupe » 959 . Decaen charge son lieutenant, le général Vandermaësen, secondé par le préfet maritime Caffarelli, de choisir les hommes parmi les déportés, et de s’occuper de l’organisation, l’habillement et l’équipement du bataillon. Peu avant le départ, il le passe en revue : « Ce bataillon était superbe. C’étaient tous hommes de taille de grenadiers. Ils étaient presque tous créoles de la Guadeloupe, et presque tous mulâtres de deuxième, troisième ou quatrième génération. (…) Ils étaient parfaitement exercés, ayant été enrégimentés aux colonies. (…) ce bataillon pouvait être mis en parallèle avec ceux d’ancienne formation, et tous ces hommes paraissaient satisfaits et reconnaissant du changement à leur précédente et malheureuse situation, et qu’on les eût si bien organisés. Les officiers attachés à ce bataillon de chasseurs les commandaient avec plaisir » 960 . Ces hommes n’étant pas originellement prévus dans les plans de l’expédition, puisque ce bataillon devait être formé de Cipayes levés en Inde, les Chasseurs Africains ne sont pas embarqués avec le reste de l’expédition, mais doivent suivre plus tard à bord de transports marchands. Mais très vite, leur santé décline dans un environnement aussi froid que les dépôts maritimes de Brest : de six cent quatorze hommes au 21 janvier 1803, ils ne sont plus que cinq cent neuf dix jours plus tard du fait de maladie …
Finalement, le bataillon ne sera pas embarqué. Deux de ces compagnies partent fin mars 1803 pour Mantoue. Le reste du bataillon, complété à l’aide d’hommes de couleur (domestiques, civils, …) se trouvant en métropole depuis la loi d’interdiction du territoire, suit à partir du 30 avril …
Les trois compagnies d’hommes de couleur créées par l’arrêté du 29 mai 1802 et formées dans les îles y étant de peu d’utilité, le premier Consul décide d’en faire un emploi plus actif. Le 21 mars 1803, il les dirige sur Mantoue, en Italie. A ces trois compagnies, le premier consul adjoint deux des compagnies des Chasseurs africains, stationnés à Brest. En chemin pour la péninsule, ces détachements sont logés, non pas chez l’habitant comme les autres unités de l’armée française, mais dans les prisons ! Le 2 mai 1803, de Mantoue, le chef d’escadrons (devenu chef de bataillon) « Hercule » Damingue rend compte qu’il a prit le commandement du « Bataillon de couleur », bien que cette unité n’existe pas encore administrativement. C’est chose faite par l’arrêté du 11 mai, qui prescrit que « les compagnies d’hommes noirs qui se trouvent à Mantoue et celles qui s’y rendent » 961 formeront un bataillon sous le nom de « Bataillon de pionniers », rapidement changé en « Bataillon de pionniers noirs » : il aura dix compagnies. Dans les faits, il n’en aura jamais plus de neuf : les trois compagnies des îles, les deux compagnies détachées dès mars 1803 des Chasseurs africains, et enfin les quatre compagnies restantes de ce dernier bataillon. Il ne semble pas que la dixième ait été formée.
Le ministre de la Guerre se démène pour trouver des recrues pour compléter le Bataillon. En janvier 1804, il envoie une circulaire à tous les préfets, leur demandant de « dresser l’état de tous les noirs ou hommes de couleur sans aveu [dans leur département qu’il espère pouvoir employer] utilement. [Le ministre] est informé que dans plusieurs villes de l’Empire, il se trouve une quantité d’hommes de couleur, sans aveu et sans profession, que l’oisiveté, le vagabondage, ou le défaut de moyens d’existence rendent dangereuses pour la tranquillité publique ; que l’intention du gouvernement [est] d’affermir la sûreté intérieure par toutes les voies possibles, et d’utiliser dans un service public cette classe d’individus. (…) que ses renseignements soient pris sans éclat, jusqu’à ce que le gouvernement ait adopté des mesures définitives » 962 . Mais à l’Automne 1805, seuls quatorze individus concernés ont été identifiés … Berthier ne baisse pas les bras, et interpelle le ministre de la Police concernant ce problème : « Comme (…) il est nécessaire d’entretenir ce Bataillon au complet, le ministre pense qu’on pourrait y faire passer les hommes de couleur que l’on jugerait convenable de ne pas laisser dans l’intérieur de la France. Le chef de bataillon annonce même qu’il en existe dans les différents ports de mer et qui étant désoeuvrés pourraient être envoyés au corps » 963 . Un dépôt est donc installé à Chambéry, des recruteurs sont envoyés dans les ports de l’Atlantique et de la Méditerranée pour l’alimenter … mais là encore sans grands résultats.
Les Pionniers noirs sont en grande majorité composés de soldats d’expérience, soit vétérans de la campagne d’Egypte, soit ayant participé à la défense des colonies pendant les guerres révolutionnaires. Bon nombre de ces derniers ont également combattu ensuite dans les insurrections contre Leclerc ou Richepance, ou même sous les ordres de ces derniers, contre leurs frères d’armes. Ils ont presque tous vu le feu et sont généralement des spécialistes de la guérilla.
Théoriquement, le bataillon devait être encadré exclusivement par des officiers blancs, ce qui ne fut pas le cas dans les faits, du moins dans les compagnies de déportés. Le corps des officiers des trois compagnies d’hommes noirs venant des îles d’Hyères, d’Aix et d’Oléron, est pour sa part presqu’entièrement blanc, et particulièrement pittoresque : on y trouve deux commandants réformés, Guérimand et Picquet, le premier faisant office de capitaine de la compagnie de l’île d’Aix, le second simple sous-lieutenant dans la même ; le capitaine De Beer de celle des îles d’Hyères « avait fait un an de prison pour s’être battu en duel avec un sergent » 964 . Tous sont relativement âgés … Les officiers des compagnies des Chasseurs africains sont d’une autre trempe : une partie d’entre eux est issue des bataillons de ligne de l’expédition de Decaen en Inde, et sont donc des officiers ou sous-officiers expérimentés. Contrairement à ce qui est spécifié dans l’arrêté d’organisation, le reste des officiers est tiré des rangs même des déportés, au titre d’« officiers provisoires », c'est-à-dire simples lieutenants. On retrouve là plusieurs membres de l’entourage de Rigaud, acquittés par les tribunaux militaires chargés de juger les déportés : Birot et Borno Déléard, anciens chefs de brigade ; Brunache et Papillon, anciens chefs de bataillon ; le chef de bataillon Ségrettier, indéfectible allié des Français à Saint-Domingue ; … Ces hommes devaient encadrer les compagnies en attendant la nomination d’officiers blancs, ce qui les replacerait alors comme simples soldats. Mais la plupart restèrent finalement officiers, ces postes étant dédoublés à tous les niveaux. Il faut dire que les officiers blancs ne semblent pas de la meilleure espèce : « le capitaine Deshorties, accusé d’insubordination par le capitaine Froment et acquitté par le conseil de guerre de Brest tandis que Froment lui-même après vérification, n’est plus considéré que comme lieutenant » 965 . De plus, pour renforcer l’encadrement, « le bataillon a reçu aussi trois officiers blancs détenus à la prison de la Grande Force » 966 .
C’est que le premier Consul n’entend pas les envoyer au feu, comme le précise l’article IV de l’arrêté du 11 mai : « le Bataillon sera armé de mousquets, mais il devra plus particulièrement être employé aux travaux de fortifications sous les ordres d’officiers du génie » 967 . Il s’agit donc essentiellement de main d’œuvre pour le génie, peu importe donc que les officiers soient aptes à se battre, puisque leur rôle se limitera à faire travailler leurs hommes …
Courant 1805, le Bataillon reçoit sa première affectation : fort alors de neuf compagnies, il est envoyé en Frioul et Vénétie pour pratiquer des travaux de fortifications rendus nécessaire par la guerre contre l’Autriche. Pourtant, il est rapidement employé de manière plus active, en décembre 1805, au siège de Fiume. Un assaut contre la forteresse le 19 de ce mois cause les premières pertes à l’unité, parmi lesquelles le chef de bataillon Damingue, dont la gravité de la blessure l’obligea à demander sa retraite. Dès lors, les Pionniers noirs deviennent une unité de ce que l’on qualifierait aujourd’hui de génie d’assaut : Napoléon met à la retraite tous les officiers jugés inaptes par leur âge ou leur manque de moralité
968
. En février 1806, les Pionniers noirs sont envoyés à l’armée de Naples, commandée par le prince Joseph Bonaparte. « Le bataillon comptait alors 680 hommes dont 58 officiers, soit 68% de son complet. Les neufs compagnies avaient chacune deux capitaines, un lieutenant et un sous-lieutenant ; l’état-major comptait dix personne dont quatre officiers ; il y avait quatre officiers à la suite dont deux Noirs et quatorze officiers réformés tous Noirs et lieutenants »
969
. Début mars, il est envoyé à Gaète pour participer au siège de cette ville. Celui-ci est particulièrement pénible, de mai à juillet 1806, les Napolitains livrant une impitoyable guerre de partisans sur les arrières des assiégeants : les Pionniers noirs sont employés aussi bien contre la forteresse que contre les partisans, sans doute du fait de leur grande expérience de la guérilla. Repérés par les assiégés et leurs alliés anglais, les Pionniers noirs deviennent la cible d’une active campagne de propagande et de débauchage de leur part, des libelles étant introduits dans leur camp : « Aux soldats du corps noir,
Avis fraternel et salutaire : Les Français vous ont toujours traités comme des chiens, et ils ne vous ont emmenés ici que pour vous faire massacrer. Sauvez-vous ; il en est temps encore ; laissez les Français vos tyrans, avant qu'ils ne vous en ôtent les moyens ; souvenez-vous du sort malheureux de vos compatriotes qu'ils ont égorgés dans les Indes occidentales. Rappelez à votre mémoire le brave Toussaint Louverture qu'ils ont conduit en France et fait mourir en prison, pour prix de les avoir bien servis pendant plusieurs années. Venez à Gaëte, vous y aurez en abondance de quoi boire et manger sans rien faire. A la paix, vous serez libres de retourner dans vos foyers, revoir vos frères, vos amis, et jouir dans le sein de vos familles des douceurs du gouvernement de votre grand empereur Dessalines, qui a su vaincre et tailler en pièces tous les Français à Haïti ; il est l'ami du roi de Naples et des Anglais et l'ennemi juré de Bonaparte »
970
. Néanmoins, cette tentative de subversion ne semble pas avoir porté ses fruits. Parmi les officiers tués ou blessés tout au long du siège, on relève la présence des « capitaines noirs Lapommeraye et Hypolite »
971
. Non seulement les officiers provisoires, simples lieutenants, n’ont pas été replacés comme soldats, mais certains d’entre eux ont atteint le grade de capitaine, et ce en violation complète de l’arrêté de création de l’unité, mais également de la loi du 29 mai 1802 qui interdit le métier d’officiers aux hommes de couleur.
Joseph Bonaparte, placé entre-temps sur le trône de Naples, a pu apprécier la valeur de cette unité pendant le siège de Gaète, et demande à son frère de la lui céder pour l’aider à former sa nouvelle armée napolitaine. C’est chose faite le 14 août 1806. Plusieurs détachements sont immédiatement envoyés combattre les partisans de « Fra Diavolo » (Le Diable) dans les Abruzzes, où là encore leur expérience de la guérilla leur attire des éloges du colonel Hugo. Ils seront d’ailleurs souvent employés dans ce rôle, de 1806 à 1808, se faisant ainsi connaître des Napolitains qui les appellent « I Mori » (Les Maures). Le 10 novembre 1806, le « Bataillon des pionniers noirs » devient le régiment napolitain « Reale-Africaine » (Royal-Africain) … alors qu’il est au moins à plus des deux tiers composé d’Antillais ! Malgré ce changement de titre, il reste à un seul bataillon, son recrutement particulier posant problème. Son effectif tombe à trois cents hommes (un tiers de son effectif initial) en octobre 1807 : sur les instances du colonel Guyard, commandant le « régiment », le ministre de la Guerre napolitain, le général Mathieu Dumas 972 , écrit à son homologue français pour lui suggérer « d’ordonner à tous les corps de l’armée française d’envoyer à Naples tous les noirs qui peuvent s’y trouver [ou] d’autoriser les recruteurs de ce corps à engager dans toutes les villes de France les noirs qui y sont » 973 . Concernant la première option, Clarke répond par la négative, puisque la quasi-totalité des soldats de couleur servant dans les rangs de l’armée en ont déjà été retirés pour être envoyés à Saint-Domingue ou, justement, aux Pionniers noirs, et qu’il ne reste « dans les différents corps, qu’un petit nombre de noirs qui sont engagés comme musiciens » 974 . Or cette indispensable touche d’exotisme que constituent les timbaliers et porteurs de chapeaux chinois ne saurait être sacrifiée ! Quant à la seconde option, elle avait déjà prouvé son inutilité … Comme Berthier deux ans plus tôt, Clarke se tourne vers le ministre de la Police pour lui fournir des recrues de couleur, lui demandant de « proposer à l’Empereur quelques mesures tendant à débarrasser la France de beaucoup de nègres domestiques ou sans fortune dont la présence ne peut que multiplier les individus de sang mêlé » 975 . En attendant de trouver une solution à plus long terme, Clarke se contente d’ordonner le transfert à Naples d’un millier de noirs assignés à résidence en Corse 976 . Il s’agit là des déportés de la Guadeloupe et des Antilles placés en résidence surveillée après la fermeture du bagne d’Ajaccio en 1805. L’un des fonctionnaires du ministère de la Guerre écrit à leur sujet « que le climat de Naples est plus analogue à leur tempérament, qu’en les employant on leur ôte les occasions de devenir vicieux, que leur mélange est essentiellement nuisible à la pureté de la population, que Sa Majesté le Roi de Naples a été satisfait des services du régiment et met beaucoup d’intérêt à son recrutement, que c’est une vengeance bien douce envers des individus qui ont, à Saint-Domingue, supprimé l’espèce blanche, que de l’exercer en les faisant participer à l’honneur de servir leur Prince » 977 . Mais la désertion et la maladie prélèvent un lourd tribut sur ce renfort, et en septembre 1808, ils ne sont que cent neuf sur les mille promis à s’être rendus au corps.
Dans le même temps, Clarke, en plus du ministre de la Police, a alerté le ministre de la Marine et des Colonies, Decrès, pour qu’il se penche sur le problème, l’application des lois interdisant aux personnes de couleur d’entrer sur le territoire national étant de son ressort. Or ce dernier a constaté depuis longtemps que ces décrets n’étaient pas appliqués, du moins pas avec la rigueur requise. En juillet 1807, il se lance dans un vaste recensement de la population de couleur vivant en métropole, adressant par l’entremise du ministre de la Police une circulaire en ce sens à tous les préfets de France : « Avant de prendre les ordres de S.M., je désire pouvoir mettre sous ses yeux un tableau numératif divisé par couleur, sexe, âge, profession, lieu de domicile et époque de l’arrivée en France des noirs, mulâtres ou autres gens de couleur des deux sexes qui s’y trouvent aujourd’hui » 978 . Fouché informe Clarke de ce recensement : « Ce n’est qu’après le résultat de cette opération que je pourrais contribuer au recrutement de Royal Africain » 979 . Les résultats de ce recensement sont connus six mois plus tard, en janvier 1808, mais ceux de la région parisienne ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Pour le reste de l’ancienne France, comprenant de manière marginale des portions des départements annexés, l’enquête de 1807 révèle la présence de « 821 individus noirs ou de couleur de sexe masculin, 461 de sexe féminin, et 13 dont le sexe n’est pas précisé (ces derniers sont tous des enfants), c'est-à-dire un total de 1295 » 980 . Ce chiffre n’inclut toutefois pas Paris, ni les personnes en résidence surveillée en Corse ou ceux employés dans les arsenaux de la Marine à Brest. D’après Michael Sibalis, auteur de l’étude sur ce recensement, le nombre de mille six cents ou mille sept cents pour tout l’Empire serait le plus proche de la réalité. Les plus grandes concentrations se trouvent en Charente Inférieure et Gironde, autour de Rochefort et Bordeaux, et de manière générale dans les ports. Un quart du total est composé d’hommes ayant entre vingt et trente-neuf ans, soit en âge de servir. Ils sont originaires de Saint-Domingue pour la moitié d’entre eux, puis de la Martinique, d’Egypte, de la Guadeloupe et enfin des plus petites îles des Antilles, ou des comptoirs des Indes ou du Sénégal. Beaucoup exercent la profession de domestique, mais également dans le secteur de l’habillement (tailleur, cordonnier, coiffeur, perruquier, …) ou du bâtiment (charpentier, maçon, menuisier, …).
A la lumière de ces résultats, Clarke écrit à Fouché : « Il ne doit pas s’y trouver [de personnes de couleur] plus de 2000 et dans ce nombre plus de 400 que leur âge rend susceptibles de servir, mais on doit considérer que dans ce dernier nombre il en est qui sont propriétaires, d’autres qui sont venus en France pour faire leur éducation et d’autres qui exercent des professions utiles, que le surplus se compose en grande partie d’hommes qui sont en état de domesticité ou qui exercent des métiers qui leur procurent des moyens d’existence et qu’on ne peut lorsqu’ils se conduisent bien, les forcer à entrer en service militaire » 981 . Ce moyen de recrutement du « Reale-Africaine » est donc abandonné : Clarke ne peut rien faire de plus que le transfert des prisonniers politiques pour renforcer ce régiment …
En août 1808, Murat devenu à son tour roi de Naples conserve le régiment en l’état, mais n’a pas plus de moyens que son prédécesseur pour débaucher des recrues dans les ports, il en appelle donc à l’administration corse pour obtenir le complément de renforts promis. Par contre, « il y avait du moins, toujours assidûment à la suite, un grand nombre d’officiers noirs qu’on n’arrivait sans doute pas à placer ailleurs » 982 . A partir de mai 1809, l’effectif de couleur du régiment ne cessera plus de diminuer, au point que Murat ordonne le 17 décembre 1810 de former un 7e régiment de ligne napolitain ayant le « Reale-Africaine » pour noyau, mais se recrutant pas conscription. C’est la fin du « régiment noir » !
Lors de la campagne de Russie en 1812, le 7e régiment de ligne napolitain est affecté à la 33e division d’infanterie, intégralement napolitaine, du général Destrée (XI. Corps du maréchal Augereau), chargée de tenir garnison en Prusse sur les arrières de la Grande Armée. Moins de quatre cents soldats de couleur issus du « Reale-Africaine » y figuraient encore 983 . En 1813, le 7e de ligne napolitain fait partie de la garnison de Dantzig. Celle-ci est intégralement faite prisonnière par les Coalisés, en totale violation de la convention signée entre eux et le général Rapp, le 27 novembre 1813. Ce qu’il advint ensuite des soldats noirs encore vivants n’est consigné nulle part …
Le destin de l’un d’entre eux, Bertrand Rousselle, est au moins partiellement connu, et particulièrement surprenant : « originaire de la Guadeloupe (…) il annonce avoir [servi] tant dans les troupes de cette colonie, que dans le bataillon africain en France » 984 . Il s’agit donc d’un déporté de la Guadeloupe, le bataillon « africain » ne pouvant être que celui des Chasseurs africains ou celui des Pionniers noirs. A-t-il servi par la suite dans le « Reale-Africaine » ? Ce n’est pas sûr, car il a « reçu en 1819 à Vienne en Autriche, son congé émané du Ministère de la guerre, au nom de Sa Majesté Louis XVIII » 985 . Si c’est le ministre français qui lui envoie son congé, c’est qu’il n’est jamais passé au service de Naples. Sans doute a-t-il déserté ou fait défection du côté autrichien en 1805 ou 1806, et n’a régularisé sa situation qu’à la Restauration. On le retrouve au moins à partir de 1827 et 1828 au service du roi de Bavière comme « Maure de l'Etat-major de l'Ecuyer Colonel » 986 . Cet état-major avait pour rôle l’entretien des écuries et des haras de ce monarque. Etant donné qu’il s’adresse directement à ce monarque en 1825 pour lui demander l’autorisation de se rendre en France, on peut supposer qu’il était alors déjà à son service. Sa supplique est d’ailleurs entendue, puisqu’il se rend dans le courant de 1825 à Paris, où il « voulait alors réclamer au ministère de la Guerre français la somme de 3000 francs lui revenant encore sur sa solde d'avant en tant que soldat dans un bataillon africain et obtenir personnellement son congé de l'armée » 987 . Son congé reçu en 1819 n’était-il pas valable ? Il rentre ensuite à Munich sans, semble-t-il, avoir obtenu gain de cause. Son acte de décès porte : « Bertrand Rousselle, Maure à la Chambre royale âgé de 48 ans s'est éteint le 1er janvier 1830 à l'hôpital général des suites d'une blessure abdominale profonde et compliquée et qui a été inhumé le 6 janvier » 988 . Il laisse une femme, Maria Jochem, originaire des Pays-Bas, qui déménage à Vienne après sa mort. Elle décède deux ans plus tard, sans enfant.
Le Consulat marque une terrible régression dans le statut et les droits des citoyens de couleur. Qu’il s’agisse de soldats embrigadés aux colonies ou en Egypte, de volontaires métropolitains enthousiasmés par les idéaux révolutionnaires, ou même de simples civils, tous ou presque sont déplacés, déportés ou emprisonnés, dans un sens ou dans l’autre, parfois dans les deux. Nous avons vu le cas de Quayé Larivière, déporté deux fois de Saint-Domingue, et à peine mieux traité en France. Napoléon Bonaparte ayant décidé de débarrasser la métropole de toutes les personnes de couleur, celles s’y trouvant déjà sous les drapeaux sont réunies dans des unités coloniales, les civils étant par la suite pressés dans des compagnies de couleur. Mais la reprise de l’insurrection à Saint-Domingue met à jour la dangerosité de cette pratique, qui livre sur un plateau des recrues aux rebelles. Il faut donc trouver une autre solution : Leclerc et Richepance, et dans une moindre mesure Villaret à la Martinique, renvoient ces indésirables en Europe, où ils sont pourtant interdits de séjour. La solution intermédiaire qui est trouvée est de les débarquer en Corse. Pourquoi cette île ? « Est-ce que c’est parce que l’on pensait que l’île de Corse présentait plus de facilités pour la garde des déportés ? Est-ce que l’on a considéré que le climat était le plus proche possible de celui des Antilles ? Est-ce que l’on a voulu utiliser ces Noirs pour la mise en valeur de la Corse ? … Autant de question sans réponse. Tous ces éléments ont dû avoir leur importance » 989 . Il est amusant de noter que l’Empereur corse, qui refusait l’entrée du territoire nationale aux Noirs, les envoyait dans son île natale … Cette île et à un moindre échelle celle d’Elbe vont accueillir les principaux suspects, à tort ou à raison, d’insurrection. Brest et Toulon, où arrivent de nombreux déportés, ne sont généralement qu’une étape pour ceux-ci. Plaçant ainsi les cas jugés les plus dangereux sous surveillance en Corse, le gouvernement se trouve avec plusieurs milliers d’hommes de couleur, innocents ou rendus inoffensifs par l’éloignement de leur chef, dont il ne sait que faire. Le premier Consul avait un temps envisagé de déplacer les indésirables d’une colonie vers une autre, où l’esclavage serait effectivement pratiqué, comme la Martinique ou la Réunion. Il s’en était d’ailleurs ouvert à Cambacérès pour lui faire rédiger un arrêté dans ce sens : « Les insubordonnés et vagabonds opiniâtres seront, dans les cas déterminés par ces règlements, rayés de la liste [des hommes libres] et privés des avantages qui en résultent. On pourrait substituer à cette disposition la déportation dans les colonies où les lois sur l'affranchissement n'ont point été publiées » 990 . Mais l’exemple de Saint-Domingue et le très grand nombre de déportés réunis à Brest, Toulon et Ajaccio dès l’Eté 1802 démontre le risque d’une telle mesure. Il faut donc les envoyer ailleurs … Ce sera l’Inde dans un premier temps, si le manque d’hygiène des casernements de Brest n’avait pas décimé le Bataillon des Chasseurs africains avant son embarquement. Une centaine est envoyée au Sénégal. Le reste est finalement regroupé en un Bataillon de pionniers et caserné en Italie. Et lorsque le fraîchement couronné roi de Naples réclame cette unité, son impérial frère est trop heureux de le satisfaire et de se débarrasser de ce bataillon qu’il cherche à éloigner de France depuis longtemps. Il n’en restera pas moins, tout au long de l’Empire et malgré son passage au service d’un monarque étranger, le récipiendaire de tous les hommes de couleur que le gouvernement français veut chasser du territoire, car jugés comme un danger pour la tranquillité, une menace pour la pureté raciale, et sur lesquels on rejette la faute de la perte de Saint-Domingue. Néanmoins, les décrets raciaux de 1802 ne sont pas complètement appliqués, puisque Decrès remarque en juillet 1807 qu’il y a de nombreuses violations à celui du 2 juillet 1802 interdisant l’entrée en France aux « noirs, mulâtres et autres gens de couleur », et que des soldats de couleur (surtout des mulâtres) continuent d’être créés officiers ou promus en 1805 ou 1806. Le chef de brigade Magloire Pélage, déporté de la Guadeloupe où il a constamment assisté Richepance dans ces opérations 991 , placé en résidence surveillée à Brest puis à Paris, est même promu adjudant-commandant et envoyé servir en Espagne. Il est toutefois le seul officier de couleur en activité sous l’Empire, à ma connaissance, à être promu au-delà du grade de capitaine. Il meurt de maladie dans la péninsule ibérique en 1812.
Pourtant, malgré les déportations, les emprisonnements, les procès et les dégradations, la majorité de ces hommes continue de se considérer comme français et n’attend qu’une occasion de prouver sa fidélité à la République. Lorsqu’il s’évade du bagne d’Ajaccio, c’est auprès du représentant de la république française en Sardaigne que Quayé Larivière va chercher aide et protection. De même, lorsque les Anglais les poussent à la désertion en leur faisant miroiter un retour dans leurs foyers, lors du siège de Gaète, bien peu d’hommes parmi les Pionniers noirs, semble-t-il, franchissent le pas. Bertrand Rousselle fut peut-être l’un de ceux-ci. Et lorsque les Pionniers noirs ne se voient attribuer après le couronnement de l’Empereur qu’un drapeau sans « coucou » 992 , « Hercule » Damingue prend personnellement la plume pour écrire à l’Empereur et lui réclamer, au nom de leur vieille amitié, une aigle pour son bataillon. Ce dernier accède à la requête. L’aigle modèle 1804 sera pieusement conservée par l’unité même longtemps après son passage au service du royaume de Naples, preuve de l’attachement de ces hommes à la France. En 1811, le colonel Macdonald, commandant le 7e de ligne napolitain, fait remarquer ce détail au ministre de la Guerre de Murat, lui demandant « si cet[te] aigle ne doit pas être remplacé[e] par le drapeau de Sa Majesté ? » 993 . Or des distributions d’aigles napolitaines avaient déjà eu lieu en 1808 et 1810, ce qui signifie que par deux fois le « Reale-Africaine » était parvenu à éviter le remplacement de son emblème français chéri …
Decaen, Op. Cit., p.280
Ibid
Decrès à Decaen, 20 janvier 1803, cité in Decaen, Op. Cit., p.282
Decaen, Op. Cit., p.314
Arrêté des Consuls, 11 mai 1803, cité in Carles (cdt Pierre), « Un régiment noir sous le premier Empire », in Carnet de la Sabretache n°434, 1967
Circulaire du ministère de la Guerre, janvier 1804, cité in Sibalis (Michael D.), « Les Noirs en France sous Napoléon : l’enquête de 1807 », in Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, ss. dir. Bénot (Yves) & Dorigny (Marcel), Paris, Maisonneuve & Larose, 2003, p.96
Ibid, p.96-97
Carles, Op. Cit.
Ibid
Ibid
Arrêté des Consuls, 11 mai 1803, cité in Carles, Op. Cit.
Parmi ces derniers, le capitaine De Beer, dont on se débarrassera en l’envoyant … à Santo Domingo. Il y sera employé dans son grade au détachement du 89e de ligne, et sera blessé le 22 février 1809, lors du siège espagnol.
Carles, Op. Cit.
cité in Mangin, La force noire, Paris, Hachette, 1910, p.163
Carles, Op. Cit.
Aucun lien avec le général mulâtre Alexandre Dumas (père).
Dumas à Clarke, octobre 1807, cité in Sibalis, Op. Cit., p.97
Clarke à Dumas, 9 novembre 1807, cité in Sibalis, Op. Cit., p.97
Clarke à Fouché, 29 octobre 1807, cité in Sibalis, Op. Cit., p.97
Carles, Op. Cit.
Texier au ministère de la Police Générale, s. d. (vers février 1808), cité in Sibalis, Op. Cit., p.97-98
Circulaire du ministère de la Police Générale, 20 juillet 1807, cité in Sibalis, Op. Cit., p.98
Fouché à Clarke, 12 novembre 1807, cité in Sibalis, Op. Cit., p.98
Sibalis, Op. Cit., p.99
Clarke à Fouché, 20 janvier 1808, cité in Sibalis, Op. Cit., p.103
Carles, Op. Cit.
Ibid
Secrétaire général du ministère de la Guerre au Secrétaire de la Légation de Bavière à Paris, 27 juillet 1825, cité in Alante-Lima (Willy), « Bertrand Rousselle, le Maure de Bavière », in Généalogie et Histoire de la Caraïbe n°100, janvier 1998, annexe
Rousselle au roi de Bavière, s.d. (1825), cité in Alante-Lima, Op. Cit., p.2130
Alante-Lima, Op. Cit., p.2128
Ibid, p.2129
Ibid
Coppolani, Op. Cit., p.194
Napoléon à Cambacérès, 27 avril 1802, Corr. de Napoléon n°6053
Cette attitude lui vaut d’ailleurs aujourd’hui d’être regardée comme le collaborateur, le complice, même indirect, des exactions commises par Richepance contre ses frères de couleur. Dans son zèle à témoigner son attachement à la France et à la République, Magloire Pélage a incontestablement apporté sa contribution à l’asservissement de ses compatriotes guadeloupéens, étant payé en retour de déportation et de plusieurs années de liberté surveillée …
Berthier à Damingue, 30 novembre 1804, cité in Dempsey, Op. Cit., p.224-225
Carles, Op. Cit.