4.2 - « Leclerc à Napoléon » (7 octobre 1802)

(Un an plus tard jour pour jour, Leclerc réclame désespérément des renforts à son beau-frère. Quand l’aide de camp Bruguière, portant cette dépêche en France sur « La Diligente », arriva à Brest, Leclerc était mort depuis trois jours à Saint-Domingue, et l’insurrection y était générale. C’est sa dernière lettre).

« Le Général en Chef au Premier Consul,

Citoyen Consul,

Dans la circonstance présente, l’expédition que je vous réclame d’une nouvelle armée de 12.000 hommes qui doit être rendue à Saint-Domingue le plus tôt possible, ne peut admettre aucun délai. Je ne puis croire à la bonne volonté du ministre actuel de la Marine à mon égard, ni au zèle et à la bonne volonté du préfet maritime Caffarelli, dont j’ai beaucoup à me plaindre. Je pense que l’amiral Bruix est l’homme qui ferait le plus rapidement cet armement. Il a déjà fait ses preuves. Quant à la conduite, il faudrait la donner à un jeune contre-amiral, tel que Ganteaume et Dumanoir qui y mettraient du dévouement et de la bonne volonté. Vous devez connaître par expérience combien il y a d’hommes qui ne craignent pas de compromettre la prospérité de leur pays pour avoir le plaisir de voir écraser un homme qui leur déplaît.

Je compte [que vous] m’aiderez à me tirer de ce mauvais pas ; les évènements seuls m’ont entraîné, mais je n’ai pas un seul reproche à me faire. J’ai eu constamment à lutter contre les blancs qui ne parlaient que d’esclavage et contre les noirs toujours en méfiance. Durant ces moments difficiles le moral de mes troupes était anéanti ; mes officiers généraux même ne pensaient qu’à se guérir ou à se préserver de la maladie ; et je suis arrivé au point où j’en suis sans avoir pu l’empêcher.

Quant à moi, je vous ai toujours servi avec dévouement ; je continuerai, j’exécuterai à la lettre tous vos ordres. Je justifierai la bonne opinion que vous avez de moi, mais je ne puis me résoudre à rester encore ici l’été prochain. Depuis que je suis ici, je n’ai eu que le spectacle d’incendies, d’insurrections, d’assassinats, de morts et de mourants. Mon âme est flétrie, aucune idée riante ne peut me faire oublier ces tableaux hideux. Je lutte ici contre les noirs, contre les blancs, contre la misère et la pénurie d’argent, contre mon armée qui est découragée. Quand j’aurais passé encore six mois de cette manière, je pourrais réclamer du repos. Quant à Mme Leclerc, elle est malade et c’est un modèle de courage ; elle est bien digne d’être votre sœur.

Faits-moi savoir, je vous prie, de suite, quelles mesures vous aurez prises pour venir à mon secours ; mais ne m’envoyez pas mon armée par partie ; envoyez-moi de bon corps et non des débris comme la majeure partie des bataillons que j’ai reçus. Ne pensez pas à m’envoyer des troupes sur des vaisseaux hollandais. Comme les capitaines sont chargés de pourvoir à la subsistance des passagers et qu’ils font un bénéfice à raison du temps de passage ils allongent la traversée et ne sont jamais moins de trois mois en route ; témoin l’escadre hollandaise qui m’a portée la 7 e DB de ligne, et La Sybille-Antoinette qui, partie du Texel le 15 Prairial [4 juin] a touché en Angleterre, à Madère, aux Canaries, aux Iles du Cap Vert et enfin à la Guadeloupe à la fin Fructidor. Arrivé là, le capitaine-général Lacrosse qui perdra cette colonie s’il y reste longtemps, a fait débarquer les 400 hommes qui m’étaient destinés, il veut sans doute ne pas être le seul auquel on puisse reprocher d’avoir perdu une colonie.

Recevez, je vous prie, l’assurance de mon entier dévouement, Cit. Consul.

LECLERC

Je suis content du citoyen Brugère [Bruguière] qui aura l’honneur de vous remettre mes dépêches. Il vous donnera quelques renseignements sur notre position ».