4.3 - « Colbert à Rochambeau » (septembre 1803)

(Le capitaine général Rochambeau avait demandé au commissaire des guerres Colbert des explications sur l’état déplorable de l’approvisionnement de Port-au-Prince. Celui répond de manière cinglante. Mais la lettre, interceptée par Dessalines, fut publiée dans toute l’île et jeta le discrédit sur le Capitaine-général et son entourage).

« Quelle est facile à remplir la tâche que vous m’imposez !

Vous demandez des détails sur notre position : vous croyez qu’il est temps encore de remédier aux maux qui nous accablent, et vous ignorez que notre détresse augmente à mesure que ma plume avance, vous ignorez que le seul remède efficace pour alléger le poids de nos maux est dans le bouleversement de cette organisation même qui vous accorde le pouvoir suprême.

Le gouvernement seul, les fonctionnaires publics, et surtout les généraux chargés de la défense des places de la colonie doivent être considérés comme les premiers moteurs des évènements affligeants qui assure notre perte. L’intérêt que vous paraissez prendre à notre position et le désir que vous manifestez d’y apporter quelques adoucissements devrait ranimer mon espoir et me garantir le zèle que vous mettez à réparer vos fautes et celles de vos prédécesseurs qui ont commis des atrocités que je ne pourrais citer sans blesser la délicatesse que je me plais à vous supposer, et sans rappeler à votre mémoire des souvenirs affreux : mais une foule d’exemples aussi malheureux qu’incontestables, me fait craindre que le langage de la vérité et de l’humanité outragée, choquera votre oreille habituée à l’encens, que de vils courtisans vous prodiguent, et loin de me flatter d’une prochaine amélioration de notre sort, en vous donnant des détails sur notre position, je remplis un devoir que ma place d’administrateur me rend sacré : vous trouverez ci-joint l’état de situation des magasins de cette place qui sont aussi dépourvus de vivres que le sont de connaissances et de probité nécessaires les employés proposés. J’ai eu soin de distinguer la consommation autorisée par nos besoins, de celle usurpée par les généraux commandants [Sarrazin & Lavalette du Verdier], les chefs d’administration, et surtout le commandant en place [Panisse], qui se réunissent pour épuiser nos ressources en faveur de leur sensualité et prodigalité.

Vous jugerez facilement des provisions qui nous restent, de leur durée et de l’avenir qui nous attend, si vous ne faites pas les plus grands efforts pour nous secourir. Je pourrais remplir des pages et encore vous ne connaîtriez que la mineure partie des dilapidations et des vols manifestes et inouïs que commettent impunément les premiers représentants du gouvernement. Rappelez-vous les sommes, comestibles et denrées que vous avez injustement mis à votre disposition, en partant de cette ville, déduisez du restant les dépenses nécessaires et les vols infâmes, les consommations urgentes et les dilapidations énormes qui se sont faites jusqu’ici, et il vous sera facile de calculer notre existence.

L’envoi de farines et de comestibles pourrait il est vrai prolonger notre végétation et nous donner des forces pour soutenir plus longtemps, pas pour nous rendre heureux ! Oh le vain projet, il faudrait des réformes et des changements à proportion des abus qui ont existé jusqu’ici. Je ne parle pas de ceux qu’exigerait principalement votre vie, vos procédés et votre gestion, mais je vise sur vos représentants, les généraux Sarrazin & Lavalette qui commandent cette division ne possèdent pas les qualités requises pour mériter de la part des habitants et autres cette confiance que vous avez perdue depuis votre promotion : l’égoïsme le plus cruel, l’avarice la plus sordide, voilà les objets que seuls fixent leurs attention : des impositions aussi nombreuses qu’injustes, des réquisitions nombreuses … plusieurs habitants meurent d’inanition, tandis que des généraux prodiguent les mets les plus délicats.

L’union et la plus parfaite harmonie entre l’habitant et les soldats sont les seuls moyens pour braver les dangers qui nous menacent et pour vaincre des ennemis aussi redoutables que ceux qui nous divisent en dedans et nous combattent au dehors. Toutes les démarches des généraux ne tendent qu’à désunir les deux partis, opprimer l’habitant et à exciter le mécontentement du soldats dans un moment où la mortalité et la désertion diminuent considérablement nos forces … au lieu d’éloigner les femmes et les enfants, les hommes infirmes dépourvus des moyens d’existence, on accorde les prérogatives aux individus qui offrent les sommes proportionnées à leur fortune. Des sommes considérables sont destinées pour assurer le sort à venir des généraux … et les officiers et soldats, les officiers de santé et les employés de l’administration gémissent dans l’indigence et traînent leur existence dans la plus affreuse misère.

De tous les officiers publics, le commandant de la place Panisse est celui qui remplit avec le plus de zèle et d’intelligence les intérêts de ces dignes généraux et se distingue toujours par de nouveaux crimes et chaque jour est marqué par une nouvelle atrocité.

Le sous-préfet, chef d’administration (Parade) préside avec le général Lavalette, à une commission qu’on appelle de siège, mais au lieu de prescrire des mesures urgentes pour le bien de la sécurité publique ou de veiller sur l’exécution des lois, ils combinent et réfléchissent sur les moyens de s’enrichir, sans se compromettre, ils s’endorment dans les bras d’une jeune créole qui par des caresses libidineuses et lascives obtient les faveurs les plus éclatantes pour les sujets les plus insignifiants.

Voilà, citoyen général, les représentants de votre autorité, jugés par eux de notre position et s’il vous importe de faire oublier vos égarements, punissez avec sévérité les crimes de ces usurpateurs, tel est, je vous l’assure, le vœux de tous ceux qui professent les sentiments de probité et de dévouement pour la patrie proscrite par les généraux ».