I. L’approche agrégée du couplage

La première direction suivie par la littérature est l’estimation d’indicateurs agrégés de couplage pour estimer le rapport entre la demande de transport et l’activité économique. Dans le chapitre qui précède, l’estimation des élasticités de la demande de transport de marchandises par rapport au PIB a largement été évoquée. Ces travaux montrent qu’il existe une relation significative et positive entre la demande de transport de marchandises et l’activité économique ou industrielle. Des élasticités proches de l’unité sont en général estimées même si des différences peuvent apparaître selon les contextes géographiques ou les modes de transport.

La valeur de l’élasticité estimée permet d’interpréter une situation en termes de couplage ou découplage. Tapio (2005) établit par exemple une typologie originale du découplage à partir du concept d’élasticité de la demande de transport par rapport au PIB (Figure 6).

Figure 6. Typologie du découplage selon Tapio (2005)

La typologie de Tapio définit le couplage comme étant une situation dans laquelle l’élasticité-PIB de la demande de transport (notée E) est proche de l’unité en valeur absolue. La typologie de Tapio est originale car, selon cette typologie, une situation dans laquelle la croissance de la demande de transport de marchandises est significativement plus rapide que la croissance économique (i. e. élasticité-PIB de la demande de transport supérieure à l’unité) est qualifiée de découplage négatif expansif. De plus, Tapio illustre sa typologie du couplage d’exemples empiriques à partir de données européennes (Figure 7). Cette figure distingue des situations de couplage expansif (0,8<E<1,2), de découplage expansif négatif (E>1,2) et de découplage faible (0<E<0,8).

Figure 7. Illustration de la typologie du découplage de Tapio (2005)

La distinction entre les situations de couplage expansif et de découplage expansif négatif est la principale originalité de la typologie de Tapio. Cette distinction présente cependant l’inconvénient d’être relativement isolée dans la littérature. Ailleurs, le découplage est en effet entendu comme étant une situation dans laquelle la croissance économique ne provoque pas une croissance de la demande de transport. D’autre part, cette typologie distingue un grand nombre de situations dont certaines sont rares sinon improbables (e. g. toutes les situations présentant un taux de croissance du PIB négatif). Dans ce qui suit, la typologie de Tapio est donc simplifiée pour ne distinguer que quatre situations : les situations de découplage fort (E<O), de découplage faible (0<E<0,8), de couplage faible (0,8>E>1,2) et de couplage fort (E>1,2).

Une large littérature corrobore l’existence d’un couplage faible dans les pays occidentaux. En présentant les modèles de prévision de la demande de transport de marchandises à long terme dans le chapitre qui précède, le chapitre qui précède a montré que les valeurs des élasticités de la demande de transport par rapport au PIB étaient souvent proches de l’unité. Ces modèles, sur lesquels il n’est pas utile de revenir davantage, corroborent alors l’hypothèse d’un couplage faible.

Par ailleurs, un ensemble de travaux explicitement concernés par la problématique du couplage estime des indicateurs agrégés de couplage qui ne sont pas des élasticités. La principale proposition de cette littérature est d’estimer le couplage en utilisant l’intensité de transport de marchandises. Cet indicateur est égal au ratio entre le nombre d’unités de transport observées dans un pays (tonnes-kilomètres pour le transport de marchandises) et la valeur du PIB de ce pays.

L’intensité de transport de marchandises s’interprète comme le nombre d’unités de transport de marchandises nécessaires à la production d’un euro ou d’un dollar de production économique. Cet indicateur est utilisé en économie de l’énergie (e. g. Martin, 1988). Il a été appliqué pour la première fois à l’économie des transports par Stephen Peake 7 en 1994. L’évolution de l’intensité de transport de marchandises permet de distinguer une situation de couplage d’une situation de découplage. Un cas de découplage est caractérisé par une baisse de l’intensité de transport de marchandises. Inversement, toute augmentation ou stabilité de l’intensité de transport correspond à un cas de couplage.

L’intensité de transport est par exemple utilisée par Baum (2000) ou Baum et Kurte (2002). Ces articles montrent une baisse de l’intensité de transport de marchandises en Allemagne. En revanche, ils observent une augmentation de l’intensité de transports en prenant le transport routier et la production industrielle. De même, Åhman (2004, pp. 16-22) observe l’évolution de l’intensité de transport de marchandises en Suède depuis 1980. A l’instar des articles précédents, Åhman observe un découplage entre la demande de transport de marchandises et le PIB en Suède. En revanche, un tel découplage ne se produit pas pour la demande de transport routier. Ailleurs, Gilbert et Nadeau (2002) comparent l’évolution de l’intensité de transport aux Etats-Unis et dans l’Union Européenne. Ils observent que l’intensité de transport décline légèrement aux Etats-Unis et augmente dans l’Union européenne. Gilbert et Nadeau suggèrent que cette différence explique le caractère exclusivement européen de la recherche sur le découplage. Un rapport de l’OCDE (2003) s’intéresse également à l’évolution de l’intensité de transport de marchandises aux Etats-Unis, au Japon et en Europe entre 1970 et 2000. Ce rapport souligne la décroissance de l’intensité de transport aux Etats-Unis quelque soit le mode étudié. En revanche, il met en avant l’augmentation de l’intensité de transport routier de marchandises en Europe et sa stabilité au Japon.

Banister et Stead (2002) et Stead (2001) étudient l’intensité de transport et l’efficacité énergétique du transport en Europe pour le transport de voyageurs et le transport de marchandises. Ils considèrent différents indicateurs alternatifs en utilisant la demande de transport de marchandises (tonnes-kilomètres), la demande de transport de voyageurs (voyageurs-kilomètres) ou la demande totale de transport agrégeant transport de fret et de voyageurs. Une large variété de situation apparaît alors selon les variables utilisées ou les pays étudiés.

L’estimation de l’intensité de transport de marchandises montre donc qu’il existe des situations contrastées selon les pays ou les variables utilisées. L’utilisation de l’intensité de transport se heurte alors aux limites des indicateurs agrégés de la demande de transport. Prud’homme ironise ainsi :

‘L’addition des tonnes-kilomètres est tout aussi sujette à caution que l’addition de pommes et de poires. L’analyse de l’évolution des tonnes-kilomètres dans le temps, la comparaison des tonnes-kilomètres des différents modes ou la mise en rapport de la production des transports exprimée en ces termes avec le développement économique n’a donc aucun sens et ne peut, au mieux, qu’induire en erreur (Prud’homme, 2002, p.88).’

Les élasticités-PIB de la demande de transport ou l’intensité de transport de marchandises sont deux instruments permettant d’identifier une situation de couplage ou de découplage. Ces instruments utilisent la demande agrégée de transport de marchandises (tonne-kilomètre). Or certains, à l’image de Rémy Prud’homme, estiment que la tonne-kilomètre n’est pas une variable opérationnelle pour quantifier la demande de transport de marchandises. En suivant ces auteurs, il serait alors illusoire de prétendre distinguer des situations de couplage ou de découplage en utilisant ces indicateurs.

Il est également possible de formuler une seconde critique envers l’estimation d’indicateurs agrégés de couplage. En supposant opérationnelles les variables utilisées pour déterminer l’intensité de transport ou l’élasticité de la demande de transport par rapport à la production économique, cette approche demeure purement descriptive. Elle n’apporte aucun élément explicatif à la relation entre la demande de transport et l’activité économique. Cette approche descriptive n’a d’ailleurs de sens qu’en supposant constantes les autres variables. Or l’hypothèse ceteris paribus (toutes choses égales par ailleurs) est simplificatrice. Les élasticités-PIB de la demande de transport ou l’intensité de transport figurent alors parmi les chimères de la science économique, pour reprendre l’image de Bonnafous (1989).

L’hypothèse ceteris paribus a donc été levée par certains travaux. Ces recherches proposent de rompre l’approche agrégée du couplage en décomposant ces indicateurs en différents niveaux de couplage ou découplage. La sous-partie qui suit revient sur ces travaux.

Notes
7.

PEACKE, S., 1994. Transport in transition : Lessons from the history of energy. London : Royal Institute of International Affairs, cité par Stead (2001).