Conclusion

Les prévisions de la demande de transport à moyen ou long terme figurent parmi les éléments les plus régulièrement avancés pour justifier les choix d’investissement dans le secteur de transport. Dans le cas des traversées alpines, la prévision de la demande est peut-être un enjeu plus fort qu’ailleurs en raison de la rareté des passages à travers les massifs alpins. Cette contrainte nourrit en effet un ensemble de questions sur la capacité des traversées existantes ou sur la nécessité de nouvelles infrastructures de transport. Cela amène de nombreux travaux, parmi lesquelles figure le présent travail, à tenter de prévoir la demande de transport de marchandises.

Dans une première partie, le présent travail a tâché de justifier le projet d’une analyse spécifiquement économique tentant d’estimer les déterminants de long terme de la demande de transport de marchandises. Cette justification ne va pas de soi. Une interrogation, sous-jacente au présent travail, concerne le statut des travaux tâchant de prévoir la demande de transport de marchandises dans la sous-discipline économie des transports. Prévoir la demande de transport de marchandises est-il un sujet d’interrogation légitime en économie des transports ?

Cette question se pose d’abord en raison du rôle infime joué par les concepts de marché, de compétition ou de prix dans le présent travail. Elle est ensuite renforcée par le nombre restreint des recherches réalisées sur le sujet dans le milieu académique. Le contraste entre cette littérature (infime) et les recherches consacrées au choix modal (ou, plus généralement, l’économétrie des choix discrets) est, de ce point de vue, saisissant. Suivant cette observation, il serait alors possible d’opposer, d’un côté, une recherche essentiellement opérationnelle ayant vocation à estimer les volumes globaux de transport de marchandises et, de l’autre côté, un ensemble de travaux académiques économiques consacrés à déterminer l’influence des facteurs déterminant le choix modal (prix, qualité, temps) dans les différents sous-marchés de transport.

Ces arguments doivent toutefois être nuancés. Il doit en premier lieu être observé qu’une interrogation croissante sur les déterminants de long terme de la demande de transport de marchandises tend à légitimer une approche spécifiquement économique du sujet (Rietveld et Vickerman, 2004). La première partie de cette recherche et, plus particulièrement, le second chapitre ont d’ailleurs offert un certain nombre d’illustrations au développement d’une réflexion économique (et académique) sur le sujet. Le premier chapitre a également apporté une seconde justification à cette interrogation en montrant que l’application d’outils issues de récents développements de l’économétrie des séries temporelles offrait de nouvelles opportunités au chercheur, légitimant les recherches sur ce sujet.

Il est ensuite possible d’avancer que l’objet du présent travail – la demande de transport de marchandises – est par définition un sujet non dénué d’intérêt pour la science économique. Le concept de demande figure en effet bien au cœur de l’analyse économique. Et c’est en faisant intervenir le concept de demande dérivée que la demande de transport de marchandises peut être étudiée en omettant les concepts de prix ou de marché. En d’autres termes, le transport des marchandises n’est pas consommé en soi : la demande de transport est directement dérivée de l’activité industrielle ou économique, comme la matérialisation des échanges entre producteurs et consommateurs généralement localisés dans des espaces géographiquement distincts.

La seconde partie du présent travail a alors tâché d’analyser les déterminants de long terme de la demande de transport de marchandises à travers les Alpes ou la sensibilité des flux de transport transalpins à l’activité industrielle ou économique italienne. Deux spécifications économétriques sont utilisées. Dans le troisième chapitre, une spécification économétrique inspirée des modélisations quin-quin fret est utilisée pour estimer la relation entre la demande de transport de marchandises à travers les Alpes et l’activité économique italienne. Ce travail montre qu’il existe une relation de moyen terme entre la croissance des volumes de transport transalpins et la croissance économique ou industrielle italienne. Ce travail est prolongé par l’application de techniques économétriques issues de récents développements de l’économétrie des séries temporelles, présentée dans le quatrième chapitre.

Les résultats de ses deux estimations sont globalement cohérents. Ces estimations mettent en particulier en avant le caractère particulier des flux de transport de marchandises en transit au passage de Vintimille, c’est-à-dire le caractère particulier des flux de transport entre les péninsules italienne et ibérique, aisément compréhensible en raison des bouleversements économiques intervenus en Espagne et au Portugal ces deux dernières décennies. Econométriquement, la particularité de ces flux est l’instabilité de la relation de la demande de transport de marchandises par rapport à la conjoncture industrielle italienne. Plus précisément, divers tests économétriques corroborent l’idée d’une sensibilité décroissante de la demande de transport de marchandises par rapport à l’activité économique italienne. Au cours de cette partie, un détour par une donne désagrégée par catégories de produits met en exergue des sensibilités variées de la demande de transport par rapport à l’activité industrielle italienne selon les catégories de produits envisagées.

Un des principaux enseignements de cette partie est de montrer que la sensibilité de la demande de transport de marchandises estimée à partir des modèles en taux de croissance de moyen terme ou de la modélisation à correction d’erreur est significativement inférieure à l’élasticité estimée en utilisant les techniques économétriques standards (le modèle double-logarithmique). Cette conclusion prend tout son sens en observant que la plupart des modèles de prévisions réalisés précédemment pour prévoir la demande de transport de marchandises à travers les Alpes utilisaient précisément des modèles de ce type.

Ce constat amène alors ré-estimer la demande de transport de marchandises à travers les Alpes à horizon 2015 ou 2030. C’est l’objet d’une troisième partie. Le cinquième chapitre estime les volumes globaux de transport de marchandises à travers les Alpes en considérant différents scénarios de croissance économique italienne alternatifs. La principale originalité de ce chapitre est d’introduire une méthode de prévision peu utilisée pour prévoir la demande de transport, mais largement diffusée dans d’autres sous-disciplines de la science économique. Cette méthode consiste à combiner les prévisions issues de différents modèles de prévision individuels. Dans le présent cas d’étude, cette méthode permet de combiner les prévisions des modèles à correction d’erreur et en taux de croissance de moyen terme. En outre, cette méthode a l’avantage de réduire l’incertitude par rapport aux prévisions utilisant un modèle individuel. Le principal résultat de ce chapitre est d’estimer que les volumes globaux de transport prévus à travers les Alpes en 2015 ou en 2030 sont inférieurs de vingt à vingt-cinq pour-cent aux volumes de transport prévus par le récent exercice de LTF (2003).

Ce travail invite alors à reconsidérer les modèles usuellement utilisés pour prévoir la demande de transport de marchandises à travers les Alpes car il existe un écart significatif entre les présentes estimations et les estimations des précédents modèles. Cet écart s’explique par l’utilisation de spécifications économétriques différentes pour estimer la sensibilité de la demande de transport de marchandises à l’activité économique ou industrielle. Les précédents modèles utilisent en effet des spécifications économétriques standards en dépit du risque qu’elles présentent d’être des régressions fallacieuses (Granger et Newbold, 1974). L’utilisation de techniques économétriques plus avancées est alors nécessaire. Il est alors tout à fait intéressant d’observer que l’utilisation de techniques économétriques plus sophistiquées aboutit à des volumes de transport prévus plus faibles que les méthodes standards. Cette observation pourrait alors être avancée pour expliquer la surévaluation de la demande de transport de marchandises récemment observée par une série d’articles (Skarmis et Flyvjberg, 1997 ; Flyvbjerg, 2005 ; Flyvjberg et al., 2005 ; Anguera, 2006). D’autre part, ces prévisions conduisent à interroger l’évaluation financière de la nouvelle infrastructure de transport entre Lyon et Turin. Selon les dernières estimations de LTF, la rentabilité de la nouvelle liaison est très incertaine, présentant un taux de rendement interne inférieur à quatre pour-cent dans certains scénarios. Considérer une perte de vingt à vingt-cinq pour-cent de volume de transport de marchandises vient assombrir un peu plus les perspectives financières d’un tel ouvrage, rappelant les montants de subventions publiques nécessaires à sa réalisation.

Le sixième chapitre propose enfin de désagréger les volumes globaux de transport par modes et par passages en utilisant les hypothèses de répartition modale et d’affectation d’itinéraires du modèle LTF. Le passage des volumes agrégés aux volumes désagrégés permet d’étudier précisément la question de l’engorgement des infrastructures de transport existantes. Une des principales conclusions de ce chapitre est d’estimer qu’il n’est pas possible d’écarter l’hypothèse d’une congestion des infrastructures de transport routier de marchandises autour de l’année 2020 (la date variant selon les scénarios considérés). D’autre part, ce travail met en exergue des capacités inexploitées pour le transport ferroviaire amenant à considérer qu’un engorgement des passages routiers français à travers les Alpes pourrait être retardé de quelques années par le report d’une part significative de la demande de transport routier de marchandises vers le mode ferroviaire. Il alors est notable d’observer que cette conclusion réintroduit les concepts de marchés et de compétition intermodale. Elle montre en effet qu’en améliorant la compétitivité du transport ferroviaire, il serait possible de retarder un engorgement des passages routiers français. Au final, ces prévisions soutiennent que la réalisation d’une nouvelle infrastructure de transport à travers les Alpes françaises n’est pas nécessaire avant 2020.

Il existe toutefois un ensemble d’incertitudes qui rend délicat l’interprétation de ces prévisions. Les principales limites des hypothèses du modèle d’affectation ou de répartition modale de LTF ont été soulignées plus haut. Ces incertitudes concernent par exemple l’impact des deux gigantesques infrastructures de transport ferroviaire réalisées à travers la Suisse. Une autre incertitude concerne l’attraction des traversées françaises pour les flux de transit nord-européen qui s’en sont largement détournés au cours des dix dernières années. De même, l’évolution du partage modal peut également être un facteur d’incertitude tant la structure du marché du transport ferroviaire pourrait évoluer dans les prochaines années.

Mais il y a également une incertitude plus générale et, peut-être, plus lourde qui pèse sur ces estimations. Cette incertitude est constitutive à toute tentative de prévision économique. Elle consiste à souligner les risques qu’il y a à prévoir un phénomène à partir de l’observation des relations passées. Prévoir un phénomène à partir de relations estimées sur des séries historiques consiste en effet à faire l’hypothèse que les relations estimées vont se prolonger. Les prévisions ne sont que les prolongements des tendances historiques, incapables, par exemple, de prévoir d’éventuelles ruptures (Cairncross, 1969).

Dans notre cas d’étude, cette interrogation conduit à s’interroger sur ce que sera la relation entre la demande de transport de marchandises à travers les Alpes et l’activité industrielle italienne dans un dizaine ou vingtaine d’années. Le modèle de prévision développé dans le présent travail considère que cette relation se prolongera dans le futur. Au cours de ce travail, la stabilité de la relation transport/activité industrielle a été étudiée à de nombreuses reprises. En dépit de la significativité des relations estimées sur des séries temporelles historiques et de sa stabilité au cours des deux dernières décennies, l’utilisation de cette relation pour prévoir la demande de transport de marchandises à moyen ou long terme demeure une hypothèse forte qui ne repose sur d’autres fondements que le prolongement des tendances passées. Cette interrogation identifie alors une source majeure d’incertitude pour les prévisions, une source d’incertitude inhérente à tout exercice de ce type.