Introduction générale : La guerre comme objet de représentations

La problématisation des guerres contemporaines et les crises politiques sur la scène internationale montrent aujourd'hui l'image d'un monde devenu « un théâtre cruel » traversé par une panoplie de forces contradictoires. On assiste partout dans le monde à des bouleversements de nature diverse affectant non seulement les rapports interétatiques, mais aussi se prolongeant jusqu'à l'intérieur des Etats.

Longtemps lieu et enjeu des grandes puissances pendant l'ère coloniale, l'Afrique des « Soleils des indépendances » 1 n'échappera pas à ces bouleversements au point d'en devenir avec l’Asie, les continents les plus affectés par la guerre.

Les crises africaines ne cessent d'étonner le monde et de dérouter de par leur complexité et leur fréquence, ceux qui tentent d'en comprendre les mécanismes parce qu’elles expriment une forte spécificité des cultures africaines. Tout naturellement, c'est dans leurs racines sociales, ethniques, politiques que les analystes ont cherché les clefs de ces conflits comme leurs solutions.

En effet, après quelques années d' « afro-optimisme », sur la lancée de la vague des démocratisations, de la « révolution congolaise » et de la « renaissance africaine », serait-ce le retour à une « Afrique-cauchemar »? Cette vague de démocratisation également lancée à partir du discours du Président François Mitterrand à la Baule, stimula le continent, de part en part, avec forces conférences nationales, constitutions pluripartites, élections démocratiques et semblait constituer autant de « signaux forts » ouvrant pour cette « autre Afrique », une ère de renaissance, avec le sentiment d'avoir enfin soldé, une génération après les indépendances des années 60, la plupart des comptes de la colonisation.

Mais les sommets de l'horreur et de la violence atteints durant les deux dernières décennies dans de nombreux pays africains- songeons à ce qui s'est passé dans les Grands Lacs, au Libéria, en Sierra Leone, au Rwanda, au Burundi et aujourd'hui au Darfour et en Côte d'Ivoire- amènent à se demander si le continent africain ne devient pas son propre bourreau, tant il est vrai que l'actualité du continent africain semble constituer un bréviaire macabre, faite de violence, de massacres, de tueries, de guerres, de violences intermittentes, interrompues par de multiples trêves, elles-mêmes entrecoupées de combats au cours desquels les belligérants se disputent le monopole de la cruauté.

Cette récurrence de la guerre et de toutes ses formes de violence, conduit à s’interroger sur l’existence d’une spécificité de la guerre en Afrique mais aussi et surtout sur l’existence de formes particulières de violences et d’affrontements propres aux cultures africaines.

Alors comme Stephen Smith, on peut chercher à comprendre cette logique suicidaire de l’autodestruction inhérente à l'Afrique, en ce sens que les conflits qui surviennent dans des pays que leur précarité économique empêche de supporter le coût humain, matériel et financier de conflits que d’autres pays, plus riches ou développés, pourraient affronter. C’est ainsi que les guerres qui surviennent dans les pays africains, comme au Darfour ou en Côte d’Ivoire constituent des risques d’autodestruction pour ces pays dont la situation économique très dégradée met en péril même l’existence : « Pourquoi l’Afrique se meurt...C'est désormais la seule question qui reste, l'unique qui importe, vitale pour les Africains, fondamentale pour les autres, du moins ceux qui cherchent toujours à comprendre ce continent, « Ubuland » sans frontière, terre de massacres et de famines, mouroir de tous les espoirs » 2 . La figure de l’autodestruction qui caractérise le continent africain est celle de conflits identitaires ou ethniques qui surviennent dans des pays dont le territoire a été constitué à l’issue de la décolonisation, après avoir été structuré par les puissances coloniales, sans considération des logiques identitaires propres à la culture des ces pays. Les Etats issus de la colonisation, puis de la colonisation, ont vu leurs limites et leurs configurations en quelque sorte imposées par les colonisateurs, sans qu’il y ait d’adhésion à ces identités géographiques de la part des populations concernées. Dans ces conditions, la guerre constitue l’expression d’un refus de ces identités imposées, et être, dans ces conditions, représentée, en particulier dans les anciens pays colonisateurs, comme de l’autodestruction.

On est parfois amené à se demander si l'Afrique n'est pas une « terre maudite » du fait de la forte capacité du continent à développer des conflits. Des conflits, qui en général, tournent autour du pouvoir, les revendications de territoires et de souveraineté des pays, des régions et qui peuvent avoir un lien avec le tribalisme ou l'ethnicité. Ces conflits qui sont circonscrits dans bon nombre de contextes, notamment des clans, des tribus, des régions, des formations politiques, entre plusieurs classes sociales, entre Etats ou à l'intérieur d'un même Etat, traduisent outre l'antagonisme sans médiation ni représentation possible, un processus d'implosion dramatique de ce qui pourrait être dénommé « une radicalisation des logiques conflictuelles ». 3

Ces guerres, produits de conjonctures régionales, nationales, relevant d'acteurs, de modalités et d'enjeux différents, s'articulent les unes aux autres et brouillent les frontières spatiales, sociales et politiques qui les distinguaient initialement en suscitant des représentations nouvelles.

Une telle intrication de violence fait ainsi système et rend complexes les logiques des acteurs, obscurcit le jeu des alliances qui peuvent paraître aussi sans logique. Dans son ouvrage, L'Afrique sans la France 4 , Jean-Paul Ngoupandé établit le sinistre tableau des guerres civiles et des massacres dans  plus de la moitié des quarante cinq Etats d'Afrique subsaharienne dont la logique d’autodestruction donne l'image d'un continent voué à la violence et à l'instabilité: « Ces conflits qui usent en permanence le continent à nouveau sens dessus dessous, qui semble prêt à s'embraser comme un morceau d'étoupe invite à regarder la carte politique de l'Afrique noire à la loupe pour trouver des pays où on peut parler de stabilité, de fonctionnement normal des institutions démocratiques et de paix civile » 5 . Ici, cette figure de l’autodestruction et la logique dont elle se soutient, expriment l’absence de lien entre l’histoire et le présent. Il s’agit de l’impossibilité pour les acteurs politiques ou pour ces pays d’assumer leurs propres histoires, de reconnaître et d’assumer le passé dont ils sont porteurs, c’est-à-dire de reconnaître le lien entre ce passé et le présent de leur existence. L’autodestruction consiste dans le rejet d’une continuité entre, d’une part, l’histoire et les logiques de formation des identités, et, d’autre part, le présent et les logiques politiques des antagonismes identitaires. La figure de l’autodestruction rend raison de l’absence de liaison et de continuité entre le temps long de l’histoire et le temps court du présent des acteurs politiques.

La guerre devient alors la seule alternative politique pour dénoncer la partialité de l'Etat, le dysfonctionnement du gouvernement ou l'inéquitable répartition des efforts de développement au profit de certains groupes ethniques ou de certaines régions privilégiées.

Dans cette logique où l'altérité devient adversité, « la guerre est une alternative à une économie de paix qui ne nourrit plus; la kalachnikov est le meilleur moyen de sa production » 6

Ainsi, qu'il s'agisse ou non des séquelles des guerres coloniales, qu’ils s’articulent ou non au contrôle du pouvoir étatique, qu'ils aient des relents identitaires, claniques ou ethniques, les conflits que connaissent les Etats africains mettent en question, d’abord les territoires, les frontières, la constitution des pays et des Etats: s'ils se propagent vers les Etats voisins, ils apparaissent au préalable dans le cadre d'un Etat, comme c'est le cas de la crise ivoirienne du 19 septembre 2002.

La représentation médiatée de la guerre montre l'importance du passage à l'acte, de la substitution de la violence aux médiations institutionnelles, et, donc nous a amenés à réfléchir à la médiation en situation de guerre en Afrique de l’Ouest et à la crise ivoirienne.

Le 19 septembre 2002, la Côte d'ivoire est entrée dans une nouvelle phase de son histoire, marquée par la radicalisation de la violence politique, la généralisation de la guerre et l'internationalisation d'un conflit qui menace l'Afrique de l'Ouest. Beaucoup d'ouvrages ont été écrits sur ce conflit notamment sur la tentative de putsch qui va entraîner plus tard la scission du territoire ivoirien en deux blocs et sur le raidissement militaire du régime du Président Laurent Gbagbo. En apparaissant ainsi comme une rupture de la normalité du fait politique, la crise ivoirienne impose un système nouveau d'intelligibilité et d’interprétation des événements qui la constituent. Le rôle des médias est, déjà, en ce sens, de formuler de nouvelles logiques de compréhension et d'interprétation des événements constitutifs de la guerre. Ainsi, s'instaure, dans les formes et les représentations de la guerre, ce qu'on peut appeler la médiation de la guerre, c'est-à-dire l'articulation entre les trois dimensions de l'événement: l'événement réel, l'événement symbolique, l'événement imaginaire. Lire les médias, les entendre ou les voir, c'est confronter à son expérience propre les formes et les logiques de la communication médiatée. Représenter la guerre dans les médias, c'est lui donner une intelligibilité sémiotique en articulant ses trois dimensions - la dimension réelle des actions sur le terrain, la dimension symbolique des représentations et la dimension imaginaire des fantasmes et des peurs qu’elle suscite et donc, en construisant une compétence des événements qui la caractérisent et la spécifient. Dans son ouvrage Sémiotique de l'événement, Lamizet souligne que : « les médias montrent à leurs lecteurs comment ancrer leur expérience (leur réel), leur culture (leur symbolique) et leur imaginaire dans une représentation publique collective des événements. » 7

La presse française a accordé une place importante à cette crise ivoirienne et aux événements politiques, militaires qui ont suivi la tentative de putsch du 19 septembre 2002. A l’origine, il s’agissait d’un coup d’Etat manqué, œuvre de militaires mécontents, encadrés par des déserteurs réfugiés dans les pays voisins tel que le Burkina Faso. A l'aube du 19 septembre 2002, les ivoiriens sont surpris par le bruit des premiers combats simultanément à Abidjan et à Bouaké, deuxième ville du pays et porte du Nord. Dans la capitale, ils se rendent au domicile du ministère de l'Intérieur (qui est tué) et à celui du ministre de la défense, les deux piliers du régime en l'absence de Gbagbo, en voyage en Italie. La gendarmerie et l'armée parent le coup dans la capitale Abidjan, mais, les auteurs de la tentative de putsch prennent Bouaké et y installent leur quartier, soutenus par l'importante communauté dioula, puis par toute la moitié septentrionale du pays. La Côte d'Ivoire est alors coupée en deux.

Dès le début de la crise et tout au long de son évolution, de nombreux articles et commentaires lui ont été consacrés, dans différents quotidiens français tels que Le Monde et Libération, qui constituent notre corpus d'analyse. De cette façon, le discours de ces médias sur cette crise ivoirienne donne des cadres d'intelligibilité et d'interprétation à l'information, et, en organisant ainsi sa représentation, instituent la guerre. La représentation qu'en donnent les médias constitue une médiation symbolique de la guerre.

Ainsi, nous essayons de proposer une réflexion sur la question suivante: Quelles sont les représentations médiatiques de la guerre?

Nous nous intéressons à la façon dont la représentation de la guerre s'opère à travers les médias, en nous fondant sur le concept de médiation proposé par Lamizet: « une instance qui assure dans la communication et la vie sociale, l'articulation entre la dimension individuelle du sujet et de sa singularité et la dimension collective de la sociabilité et du lien social » 8

Ailleurs, dans La médiation politique, il souligne que: «  la médiation est une dialectique entre les deux dimensions de notre propre expérience: la dimension singulière de notre propre expérience, et la dimension collective de l'existence que nous partageons avec ceux qui vivent dans la même communauté que nous » 9 .

Dans ce contexte, l’étude de la représentation de la guerre se propose de mettre en évidence les significations des faits qui peuvent être interprétés comme sa médiation symbolique, une sémiotique de l’événement 10 et des représentations de l’événement dans le discours des médias et des fictions littéraires.

Ainsi, nous pensons que la représentation de la guerre dans le discours médiatique et dans les fictions littéraires implique :

  1. Une mise en scène particulière de la guerre dans le discours des médias et des fictions par l’utilisation d’une narrativité spécifique guerrière c’est-à-dire sa structuration : c’est dans ces différents discours qu’elle acquiert la consistance d’un signe. En mettant en œuvre la représentation de la guerre, les médias et les fictions lui donnent une dimension sémiotique. Quand elle fait l’objet d’une représentation dans les médias et dans les fictions littéraires qui l’inscrivent dans des langages, la guerre change de statut : elle passe de la dimension réelle d’un fait survenu à la symbolique d’une représentation.
  2. Une nouvelle visibilité des faits et des acteurs de la guerre, ainsi qu’une nouvelle approche de la formation particulière des identités mais aussi de la recomposition des identités politiques. Il s’agit d’une sémiotique guerrière qui met en évidence la confusion entre appartenance et territorialité et donc une nouvelle logique de l’événement, fondée sur l’articulation entre, d’un côté, les espaces et les territorialités et, de l’autre, les appartenances et les sociabilités. Enfin, la représentation médiatée de l’activité diplomatique fait apparaître l’existence d’une dualité d’espaces de la guerre : d’une part, l’espace des opérations et de la violence, d’autre part, l’espace de la médiation et de la diplomatie.
  3. Une représentation particulière de la violence de la guerre et l’importance particulière accordée à ses cortèges de souffrances, de blessures et de mort. La représentation de la guerre met en scène une dissolution du lien social ou, à tout le moins une menace de dissolution et dans laquelle, la logique de la confrontation, apparaît comme une forme dénégative de spécularité.
  4. Les relations entre la guerre et la représentation de l’irreprésentable qui la caractérise dans les fictions, posent de façon particulière le problème de sa distanciation. La distanciation de la guerre représente ce qu’on pourrait appeler son intelligibilité pleine. C’est la condition, satisfaite par l’usage des médias et de la fiction mis en œuvre par le lecteur à la fois dans sa pratique singulière et dans sa pratique collective que la guerre peut avoir une véritable consistance symbolique.
  5. Deux types d’identités peuvent se fonder sur une culture de l’événement dans les médias et la fiction. Dans les médias, l’identification symbolique est une médiation d’appartenance. Notre lecture de la représentation de l’événement est, par définition, institutionnelle. Elle repose sur l’identification du sujet de la lecture à l’énonciateur de leur discours. Dans la fiction, l’identification symbolique est une médiation fictionnelle de l’identité. Notre lecture de la représentation de l’événement repose sur une identification symbolique au personnage de la narration.
Notes
1.

KOUROUMA (Ahmadou), (1972), Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil.

2.

SMITH (Stephen), (2003), Négrologie. Pourquoi l'Afrique se meurt?Paris, Calman-Lévy, p.13

3.

Institut PANOS, 1997, Actes du séminaire sur les médias et la construction de la paix en Afrique, organisé par Panos et le CECORE (Center for Conflict Resolution, Ouganda), Kampala 15-18 décembre

4.

NGOUPANDE (Jean-Paul), (2002), L'Afrique sans la France, Edition Albin Michel S.A.

5.

Ibid., p.134

6.

SMITH (Stephen), « L’Afrique aux africains sans armes », Libération 29 novembre 1998.

LAMIZET (Bernard) et SILEM (Ahmed), (1997), Dictionnaire encyclopédique des Sciences de l'information et

7.

LAMIZET (Bernard), (2006), Sémiotique de l'événement, Paris, Lavoisier, p.78

8.

LAMIZET (Bernard) et SILEM (Ahmed), (1997), Dictionnaire encyclopédique des Sciences de l'information et de la communication, Paris, Ellipses, p. 364

9.

LAMIZET (Bernard), (1998), La médiation politique, Paris, L'Harmattan, p. 113

10.

Voir dans ce sens LAMIZET (Bernard), (2006), Sémiotique de l’événement, Hermès/Lavoisier, Coll. Formes et sens, plus particulièrement le chapitre 12, « La guerre et la perte du sens », pp. 235-253.