1- Problématique

La presse, comme l'a souligné Patrick Charaudeau dans son ouvrage Le discours d'information médiatique 11 , s'inscrit dans une machine médiatique à finalité informative. Pour ce faire, la presse écrite s'est dotée d'un dispositif de lisibilité dont les caractéristiques sont les suivantes: D’une part, elle détermine et identifie par avance les statuts, les places et les rôles des différents partenaires: à savoir une instance d'énonciation, une instance de réception (le spectateur ou le lecteur), ces deux partenaires se situant dans un rapport particulier au monde représenté et mis en scène. D’autre part, l'instance médiatique s'articule autour d'une visée de crédibilité dans le processus de fabrication de l'information.

Ce dispositif inscrit ce média dans une tradition écrite qui se caractérise essentiellement par un rapport distancié entre celui qui écrit (le journaliste, l'envoyé spécial, le correspondant) et celui qui lit (le lecteur) du fait de l'absence physique de l'instance d'émission et de l'instance de réception, l'une vis-à-vis de l'autre, d'où une activité de conceptualisation de la part de deux instances pour se « représenter le monde », ce qui produit des logiques d'énonciation et de compréhension spécifiques.

La question principale au coeur de notre problématique est la suivante: L'information sur la guerre ivoirienne dans Le Monde et Libérationmet-elle en scène une représentation classique de la guerre? Quelle est alors l'interprétation qui se donne à lire et à voir dans la représentation de la guerre par les médias? « L’interprétation, écrit Lamizet, confère au fait politique, dont elle rend intelligible la signification, la dimension effective d’un événement : interpréter, dans le champ de la sémiotique politique, c’est reconnaître une dimension événementielle, c’est reconnaître à ceux qui s’expriment au cours de ce fait politique un statut d’acteurs en même temps qu’un statut d’énonciateurs. Interpréter, c’est articuler le symbolique au réel, en l’inscrivant dans l’espace et le temps des pratiques de la médiation politique. » 12 En effet, le travail médiatique ne peut se contenter de dire le monde; il lui faut encore l'interpréter, faute de quoi, l'expérience resterait incompréhensible et lointaine. Interpréter un événement tel que la guerre consiste alors à lui reconnaître une signification, c'est-à-dire, d'abord, à établir un rapport entre la guerre réelle, sa représentation symbolique et la guerre imaginaire. L'interprétation de la guerre, telle que la mettent en oeuvre les médias dans les formes et les stratégies de la communication et de la représentation, consiste à reconnaître une triple dimension à la guerre: elle est réelle, car elle relève de logiques de causalité et de stratégies d'acteurs; elle est symbolique, car elle relève de procédures d'interprétation ; elle est imaginaire car elle suscite des fantasmes, des peurs et de la peine, et met en œuvre des pulsions imaginaires et des émotions dont sont porteurs les acteurs de la guerre. C’est précisément l’étude de la guerre en tant que système de significations, en quelque sorte, symboliquement enfermée dans les pratiques de communication, de représentations mises en œuvre dans l’espace par les médias qui lui confère une place importante au sein des Sciences de l’Information et de la Communication.

Une étude autour de la représentation de la guerre s'impose d'autant plus que désormais aucun événement ne peut se penser sans réfléchir à l'implication du système médiatique dans la construction des représentations collectives. En effet, plus que jamais, il semble que ce n'est pas seulement l'événement qui fait sens, mais sa projection médiatique. La représentation de la guerre interroge, de manière radicale, le sens même de l’événement. Les interrogations sur le sens et les représentations du monde, du temps et de l’espace, les représentations identitaires et de stratégies d’acteurs et de leurs actions, les diverses facettes du politique, font de la guerre une sorte de méta-événement. Il nous semble d’ailleurs que c’est justement cette particularité de la guerre d’être un objet riche d’interrogation et d’interprétation qui fait qu’elle est récurrente dans les médias mais aussi et surtout que la guerre survient souvent dans le monde.

Mais cela dit, nous sommes aussi obligés, de chercher à comprendre comment la médiation de l'événement s'imprime en nous de manière particulière parce qu'il est saisi et construit par le filtre des médias.

De fait, cette recherche nous permettra, après avoir mis en corrélation les résultats de chacun des aspects de l'analyse de la médiation de la crise ivoirienne, de répondre à un certain nombre de questions dont voici les plus saillantes:

- La médiation en situation de guerre en Afrique de l'Ouest en général, en Côte d'Ivoire en particulier, met-elle en scène une représentation classique de la guerre et de ses différentes formes de médiation ou alors existe-t-il un discours africain sur la guerre? Le cas échéant, quelles sont les spécificités de ce discours africain de la guerre?

- Quelles sont les modalités et les implications de la médiation de cette guerre et de sa représentation par une presse française confrontée à la « loi de la proximité »? La manière dont la presse d’un pays traite d'un événement conflictuel dépend du degré d'implication de ce pays dans les événements du moment. Il existe donc un certain « nationalisme des informations »: aucun lecteur ne peut s'intéresser de manière identique à tous les événements du monde. Une information se révèle d'autant plus intéressante qu'elle concerne mon monde propre, ou mon rayon de proximité et d'action. Rapportant la réalité d'une façon qui vise à l'exactitude, les informations doivent être acceptées par les communautés sociales auxquelles elle sont destinées. Les comptes-rendus du média expriment un style de vie qui doit être proche de ceux de son public. Les cadres médiatiques doivent vérifier une condition de compatibilité avec les cadres sociaux primaires. On ne peut comprendre les nouvelles sans avoir l'usage des cadres courants du monde. Cette obligation explique pourquoi les médias donnent des versions des faits qui satisfont leur propre public, au risque de déplaire à des communautés plus éloignées.

Les médias sont, par correspondant interposé, sur les lieux de la guerre. Cette guerre ne s'est pas déroulée dans un lieu clos, mais le lieu acquiert la consistance d'un espace symbolique, doté, dès lors, de toutes les propriétés d'un lieu de sens. Partant de ce constat, la médiation et la représentation de la guerre s’expriment-elles sous la forme du repli identitaire, du nationalisme exacerbé, de la dimension culturelle et enfin de la dimension religieuse ?

La médiation en situation de guerre est analysée ici car la guerre constitue un événement dans sa plénitude. Par ailleurs, la guerre restitue sous les feux de la rampe médiatique, la rupture avec la normalité pacifiée et aseptisée des sociétés contemporaines, le conflit avec le pouvoir en place qui s'exerce dans le consensus démocratique, le refus de la violence et de la représentation de la mort.

Il y a ainsi un rapport de la guerre avec les journaux en particulier et les médias en général, avec lesquels la guerre entretient un rapport non pas linéaire de cause à effet, mais complexe, fait de représentations, que les médias façonnent à l'intention de l'espace public.

Enfin les réponses à ces questions nous permettront de mettre en évidence le sens de la représentation de la guerre dans Le Monde et Libération, aussi en fonction de leur ligne éditoriale donc de leur identité politique ainsi que de leur propre culture de la guerre.

Notes
11.

CHARAUDEAU (Patrick), (1997), Le discours d'information médiatique. La construction du miroir social, Parsis, Nathan, p.74

12.

LAMIZET (Bernard), (2006), «  La sémiotique instante : introduction à la sémiotique politique », In Sémiotica. La sémiotique politique, volume 159- ¼ (2006), Mouton de Gruyter, Berlin/New York, p.7