3- Méthode de travail

Le cadre épistémologique de notre recherche étant axé sur l'analyse des médias, devenus un objet légitime au regard des sciences de l'homme et de la société, il convient de rappeler les grandes perspectives qui gravitent autour de cette recherche. Nous en décelons trois:

La première perspective est d'ordre socio-économique et prend son origine dans les travaux les plus anciens de sociologues (Max Weber) et de philosophes du second quart du siècle dernier, notamment l'Ecole de Francfort, qui ont depuis 30 ou 40 ans profondément renouvelé le concept d'industrie(s) culturelle(s), en explorant notamment les modèles qui sous-tendent les médias éditoriaux et les médias de flux, dans leur construction comme dans leur évolution.

Cette perspective comporte aujourd'hui plusieurs directions majeures: L'une d'elles, d'inspiration plus socio-technique, est particulièrement éclairante pour l'histoire des innovations et de leur appropriation; une autre, illustrée, notamment par les travaux de Paul Beaud, n'a cessé d'approfondir, ici, la « société de connivence », ailleurs comme dans les travaux d’Armand Mattelart, la convergence, réelle ou supposée, des médias contemporains, ou encore l'édification planétaire d'une modernité conquise par le marché, une autre enfin s'attache à comprendre les mécanismes de la réception des médias.

La seconde perspective, d'inspiration socio-politique, a mis au jour les mécanismes de formation de l'opinion (Patrick Champagne) et de l'organisation du « champ journalistique »

(Pierre Bourdieu), de telle sorte que la profession et ses pratiques sont désormais beaucoup mieux connues. Cette perspective a naturellement été fortement stimulée par quelques événements contemporains, notamment la guerre du Golfe, propres à mettre au jour la formation sociale et politique des discours et des opinions.

La troisième perspective, à laquelle appartient notre recherche, est de nature sémio-linguistique; elle est centrée sur les mécanismes de construction du sens, et sur l'étude des formes considérées comme signifiantes, des supports d'information. Il s'agit d'analyser des formes, et des modes de significations de formes de discours qui tendent à montrer qu'au delà de la diversité des journaux ou de leurs divergences, il y a une communauté essentielle qui fait que le discours de l'information constitue un ensemble parfaitement identifiable, et si pleinement reconnaissable des lecteurs.

Aussi, toute étude des conditions sémiotiques de production discursive se donne t-elle pour objet, et c'est le cas notamment ici, d'analyser le discours d'information dans ses diverses formes (discours, images). En effet, ce discours d'information n'a d'existence que sous-tendu par les stratégies d'énonciation qui y tiennent donc une place primordiale: leur analyse relève d'outils sémiologiques car il s'agit bien de signes et de formes signifiantes. Les médias, par conséquent, d’une part, construisent l’espace de l’information (mise en page) et, d’autre part, énoncent la dimension langagière de l’information.

La question qui sous-tend ce travail est celle de la signification de l’information: informer, ce n'est pas seulement dire quelque chose au sujet du monde, c'est aussi d'abord dire qu'on informe et donc, informer reste le produit d'un discours mis en forme, mis en scène. Se fondant sur une organisation signifiante de matériaux divers (linguistique, graphique, iconique), les médias construisent une mise en scène qui est le quotidien de l'information. Les énoncés sont construits sur des choix qui conduisent à une forme discursive et visuelle qui fait sens et produit des représentations collectives qui élaborent notre compréhension du monde.

L'approche de l'analyse de discours des médias que nous avons choisie pour mettre en évidence les traits structuraux de l'information, relève d'outils sémiotiques et d'une logique symbolique, c'est-à-dire la production des significations où s'inscrit cette étude, logique qui accorde une importance aux « dispositifs » (Mouillaud et Tetu) et aux stratégies de production du sens.

La perspective ouverte par cette préoccupation sémiotique, au-delà de la représentation du conflit ivoirien dans les médias et la fiction, est donc celle de l'importance du concept de médiation dans la pensée politique sur la guerre et dans l'élaboration de ce qu'on peut appeler une sémiotique de la guerre. Toute sémiotique, est un sens politique, dès lors qu’elle a pour fonction d’interroger le sens, c’est-à-dire l’inscription d’une parole, d’un discours, d’un texte, d’un signe dans l’espace publique. Penser une grammaire des événements liés à la guerre dans les médias et la fiction, c’est leur donner une intelligibilité sémiotique, en construisant une compétence de leur médiation.

Cette sémiotique de la guerre est nécessairement une politique, car elle nous amène à interroger de façon critique le sens des médiations constitutives de notre appartenance et de notre sociabilité. Elle nous permet de comprendre la signification que revêt la guerre, c'est-à-dire la façon dont nous pouvons la reconnaître par rapport à d'autres événements ou à d'autres informations qui nous sont proposés dans le discours médiatique et dans la fiction.

Il s'agit donc de l'interprétation du fait politique et de la reconnaissance de sa signification. Cela est d'autant plus remarquable que la communication articule notre activité symbolique (l'interprétation du discours, ce qui consiste à en élaborer le sens) et notre activité politique; l'interprétation du fait politique a, ainsi, deux dimensions, ce qui spécifie la sémiotique politique: Il s'agit, à la fois d'une interprétation symbolique (elle élucide le rapport à la signification et à l'arbitraire du signe) et d'une interprétation politique (elle permet de comprendre le rapport à l'engagement et aux pratiques politiques que ce discours représente). Car c'est le rôle de la sémiotique politique d'élucider la signification de l'action politique par rapport à la situation réelle à laquelle elle se réfère et aux imaginaires dont elle se soutient. La sémiotique politique n'élucide pas seulement le discours et les représentations par rapport au langage des acteurs qui les énoncent et par rapport aux modes de sociabilité des espaces publics dans lesquels ces discours et ces représentations sont élaborés: elle consiste aussi à rendre intelligible l'articulation entre les discours politiques et les pratiques auxquelles ils sont associés.

La sémiotique du politique instaure, en fait, une double médiation: entre le singulier de l'énonciation du discours et le collectif de l'espace public dans lequel il est diffusé et dont il se soutient; entre la dimension symbolique des représentations, la dimension réelle des pratiques et des engagements, et la dimension imaginaire de l’idéologie. « Nous parlons d'imaginaire lorsque nous voulons parler de quelque chose d' « inventé » - qu'il s 'agisse d'une invention « absolue » (« une histoire imaginée de toutes pièces »), ou d'un glissement, d'un déplacement de sens, où des symboles déjà disponibles sont investis d'autres significations que leurs significations « normales » ou canoniques. Dans les deux cas, il est entendu que l'imaginaire se sépare du réel, qu'il prétende se mettre à sa place (un mensonge) ou qu'il ne le prétende pas (un roman). Les rapports profonds entre le symbolique et l'imaginaire, apparaissent aussitôt si l'on réfléchit à ce fait: l'imaginaire doit utiliser le symbolique, non seulement pour « s'exprimer » ce qui va de soi, mais pour « exister », pour passer du virtuel à quoi que ce soit de plus» 13 .

La sémiotique politique construit, ainsi, une forme particulière du concept de médiation sur la base de cette double articulation. Surtout, elle rend raison de l'institution symbolique des médiations dans l'espace politique, selon deux processus complémentaires.

Le premier est l’institution symbolique de la sociabilité: il s'agit du processus par lequel les pratiques de la sociabilité font l'objet d'une représentation par les institutions organisent leur mise en oeuvre dans l'espace social (première médiation politique entre le réel, le symbolique et l’imaginaire). Le second processus est l’appropriation de ces normes par des sujets singuliers de la sociabilité au cours de leurs pratiques et de leurs activités; il s'agit du processus de l'intériorisation de ces normes et leur mise en oeuvre dans les pratiques singulières. Ces deux médiations instituent ce qu'on peut appeler le sens du politique, c'est-à-dire la représentation qui exprime son appropriation par des sujets singuliers de la sociabilité.

Notes
13.

CASTORIADIS (Cornelius), (1975), L’institution imaginaire de la société, Paris, Editions du Seuil, p.190