Afin de mener à bien cette recherche et de réaliser les objectifs que nous nous sommes fixés, nous nous fondons sur un double corpus. Le premier corpus est constitué d'articles de presse des journaux Le Monde et Libération sur la guerre en Côte d’ivoire tandis que le deuxième traite des fictions littéraires africaines sur la guerre, notamment sur la Côte d’Ivoire.
A l'issue de l'analyse de la représentation de la guerre dans ces médias français, nous avons pensé qu'il serait intéressant d’étudier une autre forme de représentation de la guerre, celle des fictions de guerre. Dans cette perspective, nous avons pris le parti d'étudier des oeuvres littéraires africaines traitant de la guerre et dont les auteurs ne sont pas tous issus de la zone ouest africaine. Un tel choix varié permet d'avoir une approche plus ou moins globale de l'expression fictionnelle des conflits en Afrique. Il s'agit d'un corpus d’oeuvres de fiction qui traite de la crise ivoirienne, complété par quelques romans relatifs à certains conflits de la sous région ouest africaine.
Les conflits au Libéria, en Sierra Leone, en Côte d'Ivoire ont offert leur matière à Ahmadou Kourouma et Tanella Boni, respectivement dans Allah n'est pas obligé, Quand on refuse, on dit non! 14 pour le premier et Matins de couvre-feu 15 pour le second.
Ce double corpus de médias français sur la représentation de la guerre en Côte d'Ivoire et d'oeuvres de fictions africaines sur la guerre, permet au-delà de la comparaison entre le discours médiatique et la fiction littéraire sur la représentation de la guerre, de montrer les spécificités de la guerre en Afrique telles que Le Monde et Libération les font apparaître, et les spécificités de la culture africaine de la guerre au-delà des médias. Cette comparaison permettra, par ailleurs, de montrer l'antagonisme des identités politiques entre la représentation de la guerre dans les médias (identification fondée sur l'antagonisme des appartenances) et la représentation de la guerre dans la fiction (identification fictionnelle fondée sur la reconnaissance des personnages et des héros comme semblables à l'idéal de soi.) En définitive, la comparaison de ces deux corpus nous permet d’identifier les éléments de la mise en scène médiatique de la guerre et la manière dont ce système de représentation est mis en œuvre dans le domaine de la fiction littéraire.
Avant de définir et de justifier le choix des articles constitutifs de notre corpus de journaux français, il nous semble nécessaire de dresser une « notice bibliographique » propre à chacun des titres en question. Cette brève « carte d'identité » nous paraît importante dans la mesure où elle met en relief l'adéquation de chaque support dans sa production de l'information par rapport à une certaine ligne éditoriale plus ou moins « immuable ».
Le choix au sein de la presse française des quotidiens Le Monde et Libération pour étudier la médiation de la guerre ivoirienne, est déterminé par des éléments qui relèvent de stratégies énonciatives. Les quotidiens choisis nous semblent représentatifs de deux types distincts de mise en scène de l’information : un style « classique » pour Le Monde et un style « spectaculaire » pour Libération. La comparaison entre les deux types de mise en scène de l’information permettra de mettre en relief des éléments nouveaux dans l’analyse mais aussi et surtout la ligne éditoriale des journaux à propos de la guerre.
En effet, tel qu’il se présente au seuil du journal, l’événement n’est pas un fait quelconque qui se produit ou que l’on prépare, mais une première représentation de ce dernier, un palier dans la rhétorique de l’information. De par cette fonction permanente, le journal est en attente des événements et suscite leur attente par les lecteurs. Son attente est également conditionnée par les différentes caractéristiques de son environnement et par le « contrat de lecture » qu’il établit avec le lecteur. Un lecteur est plus ou moins fidèle à un journal donné parce qu’il sait d’avance quel type de discours il va y trouver. Ce discours est structuré au départ par une approche de l’événement propre à chaque journal.
En outre, l’événementiel (ici la crise ivoirienne) considéré comme point d’ancrage du journal en tant qu’entreprise de production du sens, fonde « un contrat de lecture » entre le destinateur (instance d’énonciation de l’information) et le destinataire (instance de réception) qui nous permettra de voir comment chaque quotidien applique l’événement à sa grille de lecture.
Si à sa naissance, en 1944, il répond indirectement à la volonté de De Gaulle que la France dispose d'un « organe de référence », et, s'il est vrai qu'il a été construit sur les restes du Temps, qui comme d'autres journaux, n'avait pu paraître en 1944, pour avoir continué à paraître pendant l'Occupation, Le Monde a très vite revendiqué son indépendance vis-à-vis du pouvoir, en particulier vis-à-vis de De Gaulle qu'il a longtemps critiqué pour son exercice personnel et anti-démocratique du pouvoir.
Il reste par son sérieux et sa liberté, un quotidien de référence dans la presse française. Cette place de référence au sein de la presse nationale française s'illustre à travers les propos de Patrick Eveno: « Le cercle vertueux du Monde peut être décrit ainsi: l'indépendance et la qualité de l'information au service du lecteur, qui génèrent la rentabilité de l'entreprise, qui est à son tour la seule garantie de l'indépendance de la rédaction. » 16
Signalons que ce journal se caractérise par une longue culture en matière de représentation de la guerre (Indochine, Algérie, Vietnam, Cambodge, Afrique…). Il a un public, lui-même porteur d’une culture politique qui le met en mesure de comprendre et de penser l’information qui lui est proposée.
Lancé en 1973 par des maoïstes et leurs sympathisants avec l’appui de Sartre, Libération se veut la voix du peuple où on trouve « la source de l'information et des pensées » 17 .
Libération se caractérise depuis les années 80 par son esthétique particulière. Il s'agit d'un tabloïd, ce qui confère un sens particulier à la mise en page (à la grande différence des journaux grand format, il n'y a en général qu'une grande information par page). Par ailleurs, le choix de la photo et d’angles de vue souvent originaux, permet une approche décalée de l’information. Enfin, la formulation des titres et une langue souvent chargée d'humour et de jeux de mots font du discours de Libération une langue particulière. Cela donne à Libération une place particulière par rapport au reste de la presse parisienne. Signalons que Libération du temps de la crise ivoirienne est encore celui de Serge July et n'a, par conséquent, pas les mêmes logiques que Libération 18 d'aujourd'hui.
Libération se définit comme quotidien d'information tout en conservant les caractéristiques spécifiques du discours qui a fait son succès et que Gloria Awad a appelé « l'hiératique de Libé ». Cette dénomination définit, « un modèle de traitement de l'information, caractérisé par un mode d'approche des événements ou plutôt de l'événement qui lui est propre et une sensibilité qui a délaissé le domaine strictement politique pour s'exprimer essentiellement dans l'esprit du temps incarné par les registres culturels et sociaux ». 19
Le critère principal de l'échantillonnage retenu est celui de l’intérêt accordé par chaque quotidien à la représentation de la guerre. Le corpus est constitué d'articles de presse publiés entre le 19 septembre 2002, (date de la tentative de putsch) et le 19 septembre 2003, une date arbitrairement choisie qui répond plus à une exigence d'ordre méthodologique (un an) qu'à une cohérence chronologique relative à l'évolution de la guerre, dans la mesure où, elle ne correspond pas à la fin de la guerre ivoirienne. En effet, pour des raisons d'efficacité et de clarté de l'analyse de la représentation du conflit, nous avons choisi de limiter notre corpus à une période d'un an.
A partir d'une telle constitution du corpus, l'analyse de la représentation de la guerre postule que le discours de la presse est appréhendé comme une entité inscrite dans le temps et soumis, en tant que tel, à des réajustements permanents. Par rapport aux événements à analyser, en l'occurrence les représentations de la guerre et de sa médiation, ce corpus nous paraît, par delà sa délimitation temporelle, assez représentatif pour fonder des analyses objectivables.
Ce corpus couvre les dates charnières de la guerre correspondant à la tentative de putsch du 19 septembre 2002 jusqu'à la scission du territoire ivoirien en plusieurs zones contrôlées par différents partis, en passant par l'implication militaire de la France dans le cadre de l'opération « Licorne » et enfin sa médiation diplomatique entérinée par les Accords de Linas Marcoussis de janvier 2003, comme une solution de sortie de crise.
Globalement, ce corpus est constitué pour l'ensemble des deux journaux de la presse française, d'un total de 624 numéros, soit 312 numéros par quotidien et pour un an.
Ainsi pour l'ensemble de la délimitation temporelle de notre corpus, Le Monde (312 numéros/12 mois) compte 13733 pages alors que Libération en compte 14876. Ces données quantitatives révèlent une différence de la place qu'occupe la médiation de la crise ivoirienne dans les deux journaux. En effet, par rapport à la surface globale des journaux et pour toute la période choisie pour analyser la représentation de la guerre en Côte d'Ivoire (19 septembre 2002/ 19 septembre 2003), le conflit occupe dans Le Monde 5,72% de la surface globale du journal alors qu'il occupe 10,77 % dans Libération (l'unité de mesure est le nombre de signes par colonne et par page) 20 .
KOUROUMA (Ahmadou), (2004), Quand on refuse, on dit non!, Paris, Editions du Seuil.
BONI (Tanella), (2005), Matins de couvre-feu, Paris, Editions du Rocher.
EVENO (Patrick), Février (2001), Le journal « Le Monde ». Une histoire d'indépendance, Editions Odile Jacob, p.18
SAMUELSON (François-Marie), Le manifeste de Libération. Il était une fois Libé, Paris, Seuil, 1979,
pp.140-145
Le journal Libération a connu un changement d'action et de propriétaire en 2006; il faut préciser ici que le corpus de Libération analysé ici est bien antérieur à ce changement, et qu’il correspond à la « deuxième époque » du journal.
AWAD (Gloria), (1995), Du sensationnel; Place de l'événementiel dans le journalisme de masse, Paris, L'Harmattan, p. 95
Le Monde: une colonne (blanc compris) contient 4000 signes et une page (blanc compris) contient 240000 signes. Libération: une colonne (blanc compris) contient 2300 signes et une page contient 138000 signes (blanc compris)