Chapitre 2 - Spécificités de la guerre en Afrique et culture africaine de la guerre

Dans les années 60, les principaux conflits qui ont frappé l’Afrique étaient directement liés aux prolongements de la colonisation, qu’il s’agisse de guerres d’indépendance stricto sensu ou de conflits territoriaux liés au tracé des frontières issues de la décolonisation. Celle-ci avait parfois divisé un même groupe ethnique ou attribué à un Etat une région que son voisin considérait comme lui revenant de droit.

Considérés comme des conséquences directes ou indirectes de la période coloniale, ces conflits appartenaient tous néanmoins à la catégorie des guerres interétatiques. Cependant, les nouveaux conflits africains portent la marque de changements profonds des sociétés africaines. Il y a un arc de la guerre : depuis 1989, à partir d’un foyer de désordre, foyer entropique en quelque sorte, à la frontière ivoiro-libérienne, s’est développé un conflit qui touche quelque six pays, concerne en fait toute l’Afrique de l’Ouest, implique les ex-puissances, entraîne l’intervention de la France.

De même, il convient ici de s’interroger sur le concept même « d'Afrique de l'Ouest », notamment sur ce qui permet de le penser et de lui donner une véritable consistance dans le champ de la géopolitique africaine. Quelles sont les limites de cette aire géographique? Qu'est-ce qui la structure? Quels en sont les traits communs, dans l'histoire et dans le présent? Le concept « d'Afrique de l'Ouest » renvoie à des constructions sociopolitiques assez précises matérialisées par leurs frontières étatiques et donc à un espace qui n'est réductible ni à l'ensemble des Etats qui le composent, ni à l'organisation sous-régionale (la communauté Economique des Etats d'Afrique de l'Ouest – CEDEAO).

L'expression « Afrique de l'Ouest » désigne ici l'ensemble des identités, des événements et des activités, à la fois interétatiques, intra-étatiques et transnationales qui érigent cet espace en région. Ce concept d'ordre régional peut être abordé conformément aux trois dimensions qui la composent.

Tout d'abord, la dimension institutionnelle qui désigne les régulations d'ordres interétatiques, allant de l'ordre classique de type westphalien 32 aux ordres régionaux fondés sur la coopération multilatérale, voire l'intégration, en passant par les ordres régionaux fondés sur la régulation hégémonique assurée par une puissance régionale. Ensuite, la dimension intra-étatique, qui apparaît majeure dans un contexte où l'ampleur des phénomènes transnationaux, tout comme la nature des interventions décidées pour résoudre les conflits, incitent à mettre l'accent sur le délitement de la traditionnelle distinction interne/externe. Enfin, est prise en considération la dimension non-étatique de l'ordre régional, qui renvoie à l'apparition de modes de gestion des conflits mettant en jeu non pas seulement des Etats mais aussi des acteurs non-étatiques (milices, factions).

De tradition politique ancienne -avec les royaumes et les empires précoloniaux, Mossi, Mali, Songhaï, Borgou, Ashanti, etc.-, l'Afrique de l'Ouest correspond à l'ancienne Afrique Occidentale française (AOF). Une telle limitation de l'aire géographique de notre recherche au cadre ouest africain est fondée sur un double constat.

Contrairement à l'image fréquemment répandue, qui tendait à la présenter comme la zone la plus stable du continent, la sous région ouest africaine a été au cours des années 1990, le théâtre de conflits d'une violence dont l'ampleur, pour être moindre que celle qui avait gagné la région des Grands Lacs, n'en a pas moins été des plus extrêmes ainsi qu'en témoignent les conflits libérien, sierra léonais, bissau-guinéen et depuis cinq ans la crise ivoirienne.

Il s'agit d'un espace où s'entrecroisent les organisations africaines comme l'Union Africaine (UA) et la Communauté Economique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). La Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) est l'organisation sous-régional la plus ancienne du continent: ses 15 membres, ex- « francophones » et « anglophones », cherchent à construire un espace de libre-échange. En raison des conflits (Sierra Leone, Libéria, Côte d'Ivoire), la CEDEAO fait figure de « gendarme régional »: son bras armé, Ecomog a précédé le déploiement des casques bleus de la Mission des Nations Unies au Libéria (Minul) et en Sierra Leone (Minusil), ou l'opération des Nations Unies en Côte d'Ivoire (Minuci).

L'Afrique de l'Ouest apparaît ainsi comme un site où l’on peut observer la façon dont se construit un « système de conflit » et par conséquent la façon dont la dimension nationale, transnationale et régionale des troubles de la sécurité intérieure justifie la mobilisation des forces publiques (relevant des Etats) mais aussi l'intervention de coalitions, mandatées ou non par une organisation régionale: l'espace ouest africain appelle ainsi à l'élaboration de stratégies susceptibles de contribuer à juguler les troubles d'origines sociétales (concurrence entre acteurs pour la promotion, l’appropriation et la défense de l’identité collective à l’intérieur des frontières étatiques des enjeux de sécurité sociétale, qui participent de la naissance d’un véritable régionalisme conflictuel transnational) aux implications transnationales et régionales, en recourant à des modalités de pacification faisant intervenir des instances supranationales.

Notes
32.

L’ordre wespthalien repose sur les notions de non-interférence, d’égalité de principe et de réciprocité entre les Etats. Or, en Afrique de l’Ouest, la seule exception à ces principes touche précisément au droit d’ingérence –d’ailleurs comme un devoir- reconnu à la France de s’immiscer dans les affaires intérieures des Etats africains francophones, au nom de laquelle elle est seule à pouvoir garantir l’effectivité du principe de souveraineté, qui lui paraît comme la meilleure garantie pour la préservation de son influence dans la sous-région.