3-4 L’héritage historico-politique du président Houphouët Boigny.

On ne peut comprendre la crise politique ivoirienne actuelle sans faire référence aux piliers de l’idéologie structurante des trente trois années de régulation politique de Félix Houphouët-Boigny, l’homme charismatique qui aura orienté, de façon déterminante, la praxis et la pensée politique dans ce pays.

Au bout d’un long règne, celui-ci a marqué la destinée de la Côte d’Ivoire en l’amenant à une indépendance négociée en 1960. Après l’indépendance, il est resté à la tête du pays jusqu’à sa mort en 1993. Félix Houphouët-Boigny a laissé un héritage politique, un style de leadership politique, mieux, une ingénierie politique appelée « houphouëtisme », diversement appréciée. Dans la classe politique ivoirienne, du vivant de celui qui incarnait cette philosophie, et après sa mort, beaucoup d’acteurs politiques, anciens collaborateurs ou non, se réclament de l’houphouétisme. Mais, cette philosophie politique se réduit, de l’avis de ceux qui la partagent, à ce qu’il est convenu d’appeler laconiquement « la culture du dialogue et de la paix » préconisée par le « Père de la nation ». Selon Francis Akindès, en tant qu’architecture politique, « l’houphouëtisme est une construction sociale et politique qui trouve les matériaux de son édification aussi bien dans une certaine ethnologie coloniale que dans le procès d’invention du politique en Côte d’Ivoire » 39 . Il s’agit d’une philosophie qui s’est matérialisée dans un « complexe politico-économique » au sein duquel, au fil des interactions politiques, s’est développée une culture partagée et articulée autour de paradigmes qui oscillent d’une part, entre une politique volontariste et centralisée d’ouverture sur l’extérieur et de l’autre, une gestion paternaliste de la diversité sociale.

En effet, après les indépendances, Félix Houphouët-Boigny hérite de la politique coloniale d’aménagement du territoire ivoirien et des mécanismes mis en place à cet effet. La vigoureuse politique de développement agricole conjuguée à la concentration des capitaux étrangers depuis l’époque coloniale finissent par faire de la Côte d’ivoire un pôle économique sous-régional qui attire d’autres facteurs de production, comme la main-d’œuvre sous-régionale. La mise en place d’une agriculture d’exportation basée dans les premiers temps sur l’huile de palme, le caoutchouc, le café et le cacao, entraîna des vagues successives d’immigrations économiques pour pallier le besoin croissant de ressources humaines dans les différents chantiers de la Basse Côte d’Ivoire.

Dans cette perspective, le président Félix Houphouët-Boigny va mettre en place une véritable stratégie afin d’attirer les travailleurs étrangers dans les plantations ivoiriennes, par le biais d’accords bilatéraux et multilatéraux 40 , mais surtout à travers sa politique personnelle d’hospitalité. Il va se faire l’apôtre de l’entente africaine, et proclame la fraternité des peuples de la sous région. L’ambition d’Houphouët-Boigny est que la Côte d’Ivoire réalise à elle seule le « panafricanisme » imaginé quelques années auparavant par d’illustres leaders africains 41 . Les orientations économiques de la Côte d’ivoire font ce « panafricanisme » voire cette fraternité, une réalité à travers laquelle, les travailleurs étrangers (burkinabé, maliens, guinéens, sénégalais etc.) sont insérés dans le circuit de la production.

« Accueillant à tous, comment ne serions-nous pas, d’abord à nos frères moins favorisés, qui chez nous donnent autant qu’ils reçoivent, la Côte d’Ivoire saura rester une terre de refuge, de dialogue et d’échange. » A l’image de ce discours qu’il prononce à l’occasion du Nouvel An 1968, l’objectif recherché par Houphouët-Boigny à travers ce dosage entre l’altruisme envers ses frères africains et son calcul politique est une véritable stratégie économique : asseoir le développement du pays sur l’intensification de l’agriculture de plantation pour laquelle une main-d’œuvre importante se révèle nécessaire. 42 Dans cette optique, l’Etat va mettre en place, à partir des années 1970, une mesure phare à travers laquelle, le président décrète que « la terre appartient à celui qui la cultive » 43 . Ainsi, pour atteindre les objectifs de croissance économique, l’Etat attribue à ces « nouveaux agriculteurs » des terres qui, jadis sont exploitées par les autochtones. Cette politique de développement économique s’appuie sur la cohésion nationale : les ressortissants ivoiriens sur l’ensemble du territoire doivent se sentir chez eux sur l’ensemble du territoire national, les étrangers doivent être intégrés à la nation. Parallèlement à cette volonté d’intégration des étrangers, cette politique va donc avoir pour conséquence, de multiplier les migrations au sein du pays et d’attirer les ressortissants des pays de la sous région. Elle a permis à la Côte d’Ivoire d’accélérer sa croissance économique, et d’accéder à ce qui a été qualifié de « miracle ivoirien ». Tout cet échafaudage sociopolitique prend appui sur une gestion particulière de la diversité sociale.

Toutefois, cette politique a engendré une nouvelle composition de la société ivoirienne. La Côte d’Ivoire regroupe une mosaïque de plus de soixante ethnies regroupées en quatre grandes familles linguistiques : les Mandé (Malinké, Dan, Kwéni), les Voltaïque plus communément appelés aujourd’hui Gur (Sénoufo, Koulango, Lobi), les Kru (wê, Bété, Dida, Bakwé, Néyo), les Kwa ou l’entité Akan (Agni, Baoulé, Abron, Alladian, Avikam et les ethnies lagunaires).

Au-delà de cette politique volontariste d’intégration, se dévoile une gestion paternaliste de la diversité sociale, prônée par Félix Houphouët-Boigny, à travers ce qu’il a appelé la « géopolitique nationale ». Issu lui-même du groupe Akan, Houphouët-Boigny a assis son pouvoir sur le mythe d’un sens supérieur de l’Etat qui serait propre à son groupe d’appartenance ethnique. Selon Memel Fotê, ce mythe repose sur le double socle de « l’idéologie ethnocentrique de l’Etat et de l’idéologie aristocratique de l’ethnie » 44 . Non seulement ce mythe tend à justifier les sources d’un pouvoir qui se veut charismatique, mais il fonde également la légitimité du président Houphouët-Boigny à diriger les autres. Il est devenu le fondement idéologique de la gestion houphouétiste de la diversité sociale.

De là naît le concentré de la double idéologie de la prééminence de l’ethnie baoulé et de sa propension naturelle à diriger les autres. Il y a par ailleurs, la « catégorisation anthropologique », spontanée fondée sur des préjugés raciaux, qui fonctionne sur le mode de la persuasion, comme tente de le démontrer Memel Fotê, en même temps qu’il fonde la croyance subjective en la supériorité baoulé ainsi que la vocation élitiste de cette ethnie, prédestinée à gouverner l’Etat.

La « catégorisation anthropologique », selon Memel Fotê, définit les qualités psychologiques et les vertus propres aux vrais et dignes gouvernants. Mais dans le temps, il délégitime les prétentions des autres à gouverner à travers les traits de caractère et les vices qui leurs sont attribués. Cette conception négative de l’altérité décrit principalement deux ethnies considérées comme représentatives des trois familles ethniques déjà « disqualifiées : c’est d’abord le Dioula, désignation professionnelle du commerçant, nom propre du parler mandingue de Kong, mais ici appellation populaire et péjorative appliquée à tous les ressortissants du Nord, mandé et gur, donc à tous les musulmans. C’est ensuite le Bété, ensemble ethnique, certes, mais surtout, malgré la diversité relative des sous-groupes régionaux, figure de la dénégation spéculaire.

Cette caractérisation négative, retraduite dans le langage populaire et parfois sous forme humoristique, se décline en ces termes plus clairs : « Dioula et Bété sont discriminés par une psychologie incertaine : ils sont « faux » disent les idéologues, c’est-à-dire imprévisible dans leurs réactions, peu ou pas sûrs et impropres à assurer le succès de la domination des Akan ». En deuxième lieu, sous le rapport ethnique, d’importants traits d’immoralité sont associés à cette psychologie. Selon l’un, les Dioula sont « sans foi ni loi » et les Bété « violents et coureurs de femmes » ; selon l’autre, les Dioula ont la malveillance des esclaves ; selon un troisième, « l’éducation de classe » qui caractérise « le civilisé akan » manque aux deux ethnies et à leurs pareilles.

En troisième lieu, sous le rapport politique, Dioula et Bété constituent par leurs prétentions un danger pour l’Etat et la nation : les Bétés pour leur incompatibilité culturelle avec la fonction présidentielle, les Dioula pour une raison stratégique, du fait qu’ils oeuvraient en définitive à propager et « asseoir » l’islam.

Ces éléments d’anthropologie négative définissent en creux des qualités considérées comme dignes d’une classe politique idéale. Par hypothèse, ces qualités sont attribuées aux seuls akan, en particuliers aux plus activistes d’entre eux, Baoulé et Anyi qui se font le plus entendre.

Cette construction positive d’une représentation de soi par opposition aux autres a contribué à la sédimentation d’une batterie d’histoires imaginaires et de marqueurs psychosociologiques des groupes sociaux. La force de ces préjugés ethniques conditionne jusqu’à présent l’imaginaire populaire et régit le rapport des imaginaires sociaux collectifs au politique. Cette stratification hiérarchique -d’essence politique- des ethnies a structuré le mental de la majorité des Akan, toutes catégories sociales confondues. Cette culture Akan a fini par ordonner selon ses propres normes la représentation du pouvoir, les symboles nationaux du pouvoir, ainsi que les mécanismes sociologiques de son exercice.

La gestion paternaliste de cette mosaïque socioculturelle (groupes ethniques et populations immigrées) a pendant longtemps reposé sur ce fond mythique et idéologique camouflé derrière des mécanismes géopolitiques de redistribution inégale des richesses.

Notes
39.

AKINDES (Francis), Les racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire. op. cit., p. 9

40.

Le conseil de l’Entente, la Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest (dont l’article premier stipule : « les citoyens de la communauté ont le droit d’entrer, de résider et de s’établir sur le territoire des autres Etats membres ».

41.

Il s’agit de leaders africains tels Nkrumah, Modibo Keïta, Patrice Lumumba, Kenyatta etc.… qui avaient pensé ce concept de « panafricanisme » dans le but de rassembler tous les Etats africains dans un ensemble institutionnel.

42.

Pour Michel Galy, Félix Houphouët-Boigny a été perçu à tort comme le défenseur des étrangers, leur assimilation relevait plus d’une stratégie. Galy Michel, « Fin de l’immobilisme en Côte d’Ivoire », in Le Monde diplomatique, janvier 1994, p.4

43.

Propos tenus par Houphouët-Boigny en 1976 à Abengourou, face aux plaintes des autochtones, au regard de l’occupation de leurs terres par des étrangers.

44.

FOTE (Memel), (2000), « Un politique des akan : le sens de l’Etat », in VALSECCHI, Monde akan. Identité et pouvoir en Afrique occidentale, Paris, L’Harmattan.