3-6 La démocratisation, révélatrice de la crise politique.

Le découpage ethnico-régional recoupe des lignes politiques toujours mouvantes. Par le jeu des alliances et des parentés, quatre grands groupes régionaux se partagent le territoire et se disputent le pouvoir. Au Centre et à l’Est, les Akan (quelque 42% de la population). Venus de l’actuel Ghana, dominés par les Baoulés et leur tradition matrilinéaire, rois de l’or, catholiques, ils ont gouverné le pays pendant 40 ans. Au Nord, les Mandingues, ou Dioulas en langage populaire, représentent un bon tiers de la population (34%). En leur sein, les plus nombreux sont les Sénoufos, implantés dès le XIVe siècle. Très attachés à leurs confréries d’initiés et de chasseurs, ils sont moins profondément musulmans que leurs cousins malinkés, branche du vieil islam ouest africain qui s’étend du Sénégal au Niger. Deux grands groupes rivaux se partagent enfin l’Ouest christianisé : les Krous (13% de la population, avec, de l’intérieur du pays à la frontière libérienne, les Bétés, les Kroumens) règnent au cœur de la « boucle du cacao », alors que les Yacoubas (10% de la population) sont des maîtres sorciers du Grand Ouest, autour des montagnes de Man. Si le Nord bénéficie d’une homogénéité ethnique et religieuse, on ne peut pas en dire autant du Sud, chrétien et animiste, mais scindé en clans rivaux.

Le fait principal est que les particularismes ethniques s’agrègent en affinités culturelles supposées aux différences géographiques naturelles et aux disparités des aménagements régionaux réalisés par l’Etat. La région « géographique » devient alors un espace marqué par la solidarité de tradition, de culture et de problèmes économiques. Une solidarité qui peut créer ce que l’on appelle la conscience régionale, laquelle, exacerbée, constitue un redoutable danger politique car elle ouvre la voie au régionalisme. Après la disparition du parti unique, chacune des quatre grandes régions s’est dotée à son tour d’un parti et d’un candidat pour postuler à la présidence. Henri Konan Bédié et le PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire) pour le centre, Alassane Ouattara et le RDR (Rassemblement des républicains) pour le Nord, Laurent Gbagbo et le FPI (Front populaire ivoirien) pour le Centre-Ouest, feu Robert Gueï et l’UDPCI (Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire) pour l’extrême Ouest.

Avec le retour du multipartisme 49 l’espace politique s’est ouvert. Des partis politiques tels que le FPI et le PIT (Parti ivoirien des travailleurs), pour ne citer que les principaux, se sont vus légaliser leur participation à la compétition politique. Un parti tel que le FPI (Front populaire ivoirien) a alors émergé et a été reconnu après des années de clandestinité.

En même temps qu’il capitalisait politiquement les voix des exclus de la redistribution des fruits de la croissance, les origines bété de son leader, Laurent Gbagbo, suivant la logique ethnique de la participation politique en Afrique, en faisait le principal foyer de rassemblement des Bété qui vivaient mal les effets politiques exclusifs du mythe de l’aristocratisme baoulé. Même en 90, ayant fait une percée chez les akyé et les akan lagunaires, les déclassés de l’aristocratie akan, ce parti fut perçu dans l’imaginaire populaire comme étant un parti bété en raison de l’identité de son leader.

Le processus de démocratisation amorcé en 1990 comme dans d’autres pays, après trente ans de parti unique, a révélé les fractures sociales d’une société aux composantes (groupes ethniques et populations immigrées) mal intégrées. Ce phénomène est d’autant plus perceptible que la conjoncture économique défavorable a considérablement sapé les bases du compromis houphouëtiste qui laissait l’impression d’une intégration par l’économique. L’économie politique qui supportait cette architecture a connu de nombreux chocs extérieurs (chute des prix des matières premières agricoles, renchérissement du cours du dollar et du pétrole, hausse des taux d’intérêt internationaux), une dégradation considérable du taux d’épargne intérieur et du taux d’investissement passant de 25% du PIB en 1980 à 4% du PIB en 1990 et à 8% en 1993, des déséquilibres de finances publiques, un endettement public excessif dans un environnement de surliquidité internationale, d’où l’explosion de la dette publique qui a atteint en 196% du PNB en 1990 et 243% en 1993. Fondée sur le cacao et le café aux cours très bas à l’époque, l’économie ivoirienne, étranglée aussi par une dette intérieure, supportait mal la multiplication des faillites et des licenciements.

La dévaluation du franc CFA intervenue en janvier 1994 a dopé l’économie ivoirienne. Mais ses dividendes ont été mal gérés. Il en a résulté que le principal pôle économique sous-régional, avec 40% du PIB, a sombré dans une morosité économique. Le durcissement de la pression des bailleurs de fonds face aux dérapages budgétaires, dans un contexte de libéralisation des filières mal assumée et de chute des cours de café et du cacao, principaux produits d’exportation, a accéléré le processus. La dénonciation de la classe politique pour corruption coïncidait avec les indices de la croissance de la paupérisation tels que le chômage des jeunes en milieu urbain, la multiplicité des conflits fonciers et les difficultés quotidiennes dans les ménages. Progressivement, la société ivoirienne se crispe.

Notes
49.

BAILLY (Diégou), La réinstauration du multipartisme en Côte d’Ivoire ou la double mort d’Houphouët-Boigny, Paris, L’Harmattan, 1995